Quinzaines – « C’est la Nature, qui rend les coups », le 1er février 2020

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« C’est la Nature, qui rend les coups »

Squier : Je ne sais absolument rien. Voyez-vous – le problème avec moi c’est que j’appartiens à une race en voie d’extinction. Je suis l’un de ces intellectuels.

Gaby : Ça veut dire que vous avez des méninges. Je le vois bien.

Squier : Oui des méninges, mais nulle part où aller. Du bruit, mais sans un son. De la forme mais sans substance. Avez-vous jamais lu The Hollow Men ?

Gaby secoue la tête négativement.

Squier : C’est mieux ainsi. C’est décourageant, parce que c’est vrai. Cela parle des intellectuels, qui imaginaient avoir conquis la Nature. Ils l’ont bétonnée, et ont utilisé son eau pour irriguer les déserts. Ils ont construit des monstruosités canalisées pour venir à bout de sa résistance. Ils l’ont enveloppée de cellophane et l’ont vendue dans les supérettes. Ils étaient si sûrs de l’avoir domptée. Et maintenant – avez-vous compris ce qui cause le chaos du monde ?

Gaby : Non.

Squier : Eh bien, je suis probablement le seul humain en vie aujourd’hui qui puisse vous le dire… C’est la Nature, qui rend les coups. Pas avec le vieil arsenal – les inondations, les pestes, les fléaux. Eux nous pouvons les maîtriser. Elle se venge avec d’étranges instruments appelés névroses. Elle afflige délibérément l’humanité de la pétoche. La Nature nous prouve qu’elle ne peut être vaincue – pas par ceux de notre genre en tout cas. Elle reprend le monde aux intellectuels, et elle le rend aux singes.

Ce qui précède est un extrait de The Petrified Forest, une pièce de l’Américain Robert Emmet Sherwood, publiée et jouée pour la première fois en 1935.

Ce dialogue est bien entendu encore d’actualité, à ceci près que nous devrions impérativement mentionner deux des armes appartenant à ce que Sherwood qualifiait de « vieil arsenal » de la Nature : la chaleur en hausse et la montée des eaux.

L’action se déroule au centre de la Forêt pétrifiée de l’Arizona, un désert constellé en effet de troncs d’arbre fossilisés. Et la scène se passe dans une combinaison de station-service et de café-restaurant dans leur figure la plus élémentaire. Comme l’avoue Gaby, qui y est la barmaid, la spécialité du jour c’est le hamburger, tous les jours. Squier est un routard suicidaire et, à part un gangster prenant un mauvais coup de fusil, il sera d’ailleurs le seul dans la pièce à y laisser la peau. Gaby, rêve de revoir un jour sa ville natale : Bourges où sa mère s’en est retournée. Repoussant les avances du pompiste, un beau gosse baraqué, elle se console du mal du pays en lisant François Villon. C’est Squier qui, en lui endossant en douce son assurance-vie alors qu’elle est en cuisines, lui offrira à titre posthume le moyen de réaliser son rêve : voir Paris.

Dans le film qui fut tourné en 1936 à partir de la pièce, l’écran de fin apparaît alors que Gaby achève la récitation de la Ballade pour Robert d’Estouteville de Villon :

Si ne perds pas la graine que je sume
En votre champ quand le fruit me ressemble.
Dieu m’ordonne que le fouïsse et fume ;
Et c’est la fin pour quoi sommes ensemble,

dans une traduction bien entendu, celle qu’en offrit Swinburne en 1904, moins opaque à nos oreilles contemporaines :

Thus in your field my seed of harvestry
Thrives, for the fruit is like me that I set;
God bids me tend it with good husbandry;
This is the end for which we twain are met.

Dans ce film d’Archie Mayo, Squier est interprété par Leslie Howard, qu’Autant en emporte le vent rendra fameux trois ans plus tard, Gaby, c’est Bette Davis, la star hollywoodienne incontestée de ce milieu des années trente, et le chef des gangsters, c’est Humphrey Bogart, dont ce sera le premier grand rôle, à l’insistance d’ailleurs de Howard : ils étaient partenaires dans la pièce au théâtre l’année précédente.

The Hollow Men auquel Squier fait allusion est un poème de T. S. Eliot : les hommes creux, au sens où un arbre est creux. Son vers le plus fameux est le dernier : « C’est ainsi que prend fin le monde : pas sur un boum mais sur un geignement ».

Robert E. Sherwood, le dramaturge, est un curieux personnage, né dans la très haute bourgeoisie à New Rochelle dans l’état de New York, un insolent qui abandonnera ses études à Harvard. Auparavant la prépa prestigieuse où il étudiait lui avait refusé son diplôme, ce qui n’avait pas empêché ses camarades de faire de lui leur chef de promotion et de lui confier le soin de prononcer le discours de fin d’année. Un géant, dont l’armée US ne voulut pas à la conscription de 1917, ce qui le conduisit à s’engager dans l’armée canadienne. L’expérience du front en Europe, où il fut blessé, fit de lui un antimilitariste et un pacifiste convaincus. Il opéra un revirement en 1940 et publia alors ce qui est considéré comme son chef-d’œuvre : There Shall Be No Night, il n’y aura pas de nuit, des mots empruntés à l’Apocalypse de Jean. L’action s’en déroule en Finlande, de 1938 à 1939, au moment de l’invasion russe. La famille d’un jovial Prix Nobel de médecine, dont nous partageons l’intimité au premier acte, sera ensuite décimée.

Sherwood fut la plume de Franklin Roosevelt durant sa présidence ; il obtiendra le prix Pulitzer pour l’ouvrage où il relate cette expérience. Sa notoriété aux yeux du grand public lui vint en 1946 grâce à un film de William Wyler dont il serait le scénariste : The Best Years of Our Lives, nos plus belles années. L’histoire, inspirée très librement d’une nouvelle en vers blancs du correspondant de guerre MacKinlay Kantor, est celle de trois combattants dans les jours qui suivent leur retour du champ d’honneur.

Il y a Al (Fredric March), le banquier qui réintègre sans grande difficulté sa famille, à ceci près qu’il ne reconnaît pas dans les adolescents qu’il retrouve, ses enfants d’autrefois, à quoi sa femme (Myrna Loy) répond, amusée, qu’elle a pourtant tenté de les lui conserver dans l’état où il les lui avait laissés ; il causera la révolution dans sa banque en s’insurgeant contre l’exigence de collatéral opposée aux anciens combattants pour le prêt qu’ils cherchent à obtenir pour un nouveau départ.

Il y a Fred, capitaine dans l’US Air Force, un brave gars qui retrouve son épouse (Virginia Mayo), alors que celle-ci a désormais des ambitions plus hautes que celles auxquelles son mari peut raisonnablement aspirer ; Fred bouleversera néanmoins le cœur de la fille adolescente d’Al.

Il y a enfin Homer, le marin qui n’a plus à la place des mains que deux crochets et qui ne se résout pas du coup à renouer avec sa fiancée qui, à nos yeux émerveillés, se métamorphosera en sainte ; Homer fera involontairement perdre son boulot à Fred quand il semoncera un malappris tonnant que les anciens combattants sont des pigeons qui se sont vainement fait étriper en combattant Allemands et Japonais alors que le véritable ennemi, « c’est les Cocos », et que Fred s’interposera.

Ce qui nous est dit et montré, c’est que si nous éprouvons bien, nous humains, « une excitation d’ordre sexuel au spectacle d’un pouvoir dévastateur » (There Shall Be no Night), nous savons aussi comment rebâtir, la recette nous étant connue : la puissance de l’amour dans ses multiples expressions.

The Best Years of Our Lives de William Wyler, qui nous donnera aussi par la suite Vacances romaines (1953), Ben-Hur (1959) et Funny Girl (1968), récoltera sept Oscars, dont un pour Sherwood en personne. Jeté à la face d’une nation qui s’était fait une raison de l’absence de ses troupes et ne savait qu’en faire à leur retour, ce film à la fois brutal dans son message et chaleureux dans la personne de chacun de ses protagonistes, servira de thérapie collective à l’Amérique, où il fera d’ailleurs un tabac, pulvérisant le record des entrées. Au Royaume-Uni, il demeure encore aujourd’hui le 6e film le plus vu.

Dans la préface de There Shall Be No Night, Sherwood écrivait en son propre nom d’autres mots aussi puissants que ceux qu’il avait mis dans la bouche de son routard poète et philosophe cinq ans auparavant :

« Je suis convaincu que l’homme dans sa nouvelle prise de conscience peut trouver les moyens de sa rédemption. Nous sommes conscients de nos échecs passés. nous sommes conscients des périls présents. Nous devons être conscients du caractère illimité de nos futures opportunités. Comparés aux générations venues avant nous dans l’histoire du monde nous sommes armés d’expériences plus amères, d’un savoir plus profond. Si nous sommes incapables de tirer parti de cette expérience et de ce savoir, alors l’histoire humaine prendra véritablement fin et nous pourrons revenir en arrière et retrouver l’oubli et la paix dans la boue d’où nous nous étions élevés ».

Le texte de cette préface est daté : « New York, le 13 septembre 1940 ». Face à d’immenses périls, nous nous inquiétons immanquablement de savoir si nous sommes à la hauteur de la tâche. Heureusement, la réponse apportée par les circonstances a jusqu’ici toujours été oui. Mais à chaque nouvelle catastrophe, au moment où les eaux se retirent enfin, c’est avec consternation que nous constatons que leur niveau a une fois de plus inexorablement monté.

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5 réponses à “Quinzaines – « C’est la Nature, qui rend les coups », le 1er février 2020”

  1. Avatar de PASQUET Régis
    PASQUET Régis

    Récemment, un ami m’a offert un livre de Daniel Quinn , publié en 1992 :  » Ishmaël ( L’homme une fois disparu, y aura-t-il un espoir pour le gorille ? ) Je l’ai lu une première fois et sitôt achevé, l’ai relu une seconde. C’est dire.
    Ce roman ( Conte ? ) repose sur un dialogue proprement époustouflant entre un gorille et un écrivain. Véritable révélation pour moi, il explique pourquoi l’humanité se tient désormais au bord du gouffre et surtout, peut-être, il assène cette vérité terrible :  » Il ne pouvait pas en être autrement  ».
    Il rejoint l’une de mes intuitions : Actuellement sur terre des gens vivent comme vivaient nos ancêtres et comme nos enfants et petits-enfants vivront prochainement.

    Daniel Quinn distingue dans l’humanité  » Ceux-qui-prennent  » et  » Ceux-qui-laissent  ».
    Voici ce qu’il écrit de Ceux-qui-laissent:

     » L’histoire à laquelle Ceux-qui-laissent ont participé pendant trois millions d’années n’est pas une histoire de conquête et de domination. Y participer ne leur a conféré aucun pouvoir, mais au contraire leur a procuré une vie qui les a satisfaits et qui a un sens. C’est ce que vous découvrirez si vous allez parmi eux. Ils ne sont pas remplis de colère ou de révolte, ne se disputent pas tout le temps pour savoir ce qui autorisé ou interdit, ne s’accusent pas mutuellement de suivre ou non le bon chemin, ne vivent pas une terreur réciproque, ils ne deviennent pas fous à cause de leurs existences vides et sans but, n’ont pas à s’abrutir de drogues pour tuer le temps ; ils ne s’inventent pas toutes les semaines une nouvelle religion pour tenir le coup et ne recherchent pas sans cesse quelque chose à faire ou en quoi croire afin que leurs vies méritent d’être vécues. Et je le répète, ce n’est pas ce n’est pas parce qu’ils vivent près de la nature ou qu’ils n’ont pas de gouvernement établi ni parce que leur noblesse est innée. C’est tout simplement parce qu’ils jouent dans une histoire qui leur réussit ; une histoire qui a fonctionné correctement pendant trois millions d’années et qui fonctionne toujours là où ceux-qui-prennent ne sont pas encore parvenus à l’étouffer.  »

    Parmi vous, quelqu’un a-t-il lu ce livre ?

    1. Avatar de timiota
      timiota

      Non, mais mes connaissances transdisciplinaires sont en train de faire une relecture « thermodynamique » du Roman de Renart, fort grivois par ailleurs. Renart est celui qui change la règle du jeu et voit partout des stocks là où les autres cultivent encore les flux et « prennent et laissent » suivant l’aléa que ces flux imposent.
      Sous le mot « stock » il y a l’idée qu’il est impossible d’avoir un bon « signal » du stock, la métaphore appropriée étant la canette de Coca bien opaque avec la paille qui dépasse : Tant qu’on aspire , on ne sait pas grand chose du stock, c’est seulement quand ça bulle au fond qu’on se rend compte de la fin du stock. Renart peut se payer « toutes les pailles », mais on ne sait pas quand ça s’arrête, ni même si ça peut s’arrêter bien. Notre seule échappatoire a été la « fractalité » des stocks, la roche fracturée (aka gaz de schiste, pétrole non conventionnel) nous faisant croire que « quand y’en a plus y’en a encore ».

      L’anthropologie comparative (à la Christophe Darmangeat par exemple) a aussi vu les différents cas et comment depuis le potlatch jusqu’à d’autres modalités, l’accumulation est incessamment rabotée. Il y a quelque par une conscience chez les « ceux qui laissent » qu’un stock est si souvent un « stock sans bon signal » et n’attend qu’une chiquenaude pour gripper la machine. Mis à part son jargon, le vocabulaire de Stiegler (rétention/protention au niveau de la mémoire et l’affect) décrit les modalités de gestion de ce qui se transmet vraiment (vu par moi, des « savoirs » par l’adoption des techniques, mais des savoirs-vivre et savoir-faire, pas des savoirs « de livres en ..;stock »).

      Exemple d’actualité : si on broie les poussins mâles dans les élevages de poules pondeuses, c’est qu’on ne sait plus faire de coq en stock.

    1. Avatar de timiota
      timiota

      Mais l’avertissement final « Cela sera ressenti comme une catastrophe sans pareille » est faux, et on a maintenant assez de recul pour savoir pourquoi.
      On a des à-coups dans toutes les activités extractrices, avec substitutions/modifications des techniques (le fracking, les OGM, …), qui font de l’épuisement des ressources une toile de fond accidentée mais pas une « catastrophe simple », ce qui apparaitra d’ailleurs dans un second âge de la collapsologie avant qu’une décennie ne se soit écoulée.
      Nous sommes construit pour croire que notre monde — qui évolue– est néanmoins muni d’un certains nombre de repères stables (pour se rassurer, on peut par exemple voter à droite en espérant que ce soit « comme avant », ou à gauche en espérant que ce soit « comme on l’a toujours souhaité mais c’est pas encore arrivé »).
      L’emboîtement des grands cycles historiques (à la Kondratiev, même si c’est dépassé, c’est pour dire l’idée) et des « modes » / « boom/burst » (la tulipe, les crashs de toute sorte, le 737 MAX pour Boeing) laisse pas mal de place à un évolution « semi-collapsologique », par morceaux, type fin d’empire romain (qui n’a pas fini en réalité,

      … je me disais, en pensant à voix haute qu’il a étrangement donné deux gouvernances, l’une à base de clergé et de réseaux monachiques et ascétiques en Occident, l’autre à base de choses plus urbaines en Orient, Byzance étant une métropole véritable quasi sans discontinuer (quand Rome devient juste provinciale), avec ce que cela implique de tolérance relative (Todd y parle d’un quasi PACS comme modèle familial vers l’an 600 de l’EC), et de mode de gouvernement assez différent de notre occident;
      césure occident/orient qui n’a été revue qu’à la chute de l’empire ottoman, conduisant aux fracas modernes du moyen-orient, liés aux variantes du moment de nos hubris coloniaux appliqués à cette région du monde qui jusque là ne s’y était pas pliée de cette façon, malgré les conflictualités qui n’avaient pas manqué (Berbères, Mamelouks, séquelles du schisme chiite, ne résumons pas 14 siècles en 2 lignes).

  2. Avatar de Decoret Lucas
    Decoret Lucas

    Les intellectuels se sont élevés grâce au pétrole, il est juste que la guigne prenne le pas.

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