Retranscription de La fragilité navrante de nos sociétés, le 8 février 2020. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le samedi 8 février 2020 et je vais appeler ma vidéo : « La fragilité navrante de nos sociétés ».
Il y a un article que je viens de lire. En fait, c’est une dépêche de l’agence France Presse qui rapporte les propos d’un certain nombre de scientifiques qui nous disent qu’il ne faut pas oublier que les risques de l’environnement ne sont pas des risques qui sont indépendants les uns des autres et qu’ils pourraient se cumuler, que l’un pourrait entraîner l’autre. Et ce qui n’est pas mentionné dans cet article, ce sont les dangers, les risques sociétaux qui pourraient se combiner avec ce qui est mentionné là du point de vue de processus purement naturels. Vous connaissez sans doute maintenant le nom du Dr Lee Wen-Liam, cet ophtalmologue chinois qui avait lancé l’alerte sur l’épidémie des premiers cas de coronavirus récemment et qu’on avait commencé, bien entendu, par sanctionner parce qu’il diffusait bien entendu des nouvelles alarmantes qui ne sont pas bonnes pour la société, et qui est mort depuis.
La Chine est un pays où on étouffe dans l’œuf les mauvaises nouvelles. Du coup, le problème est que la Chine est en difficulté maintenant.
Il y a des gens qui protestent. Il y a des appels à la démocratie, à la libération de l’information sur l’Internet et en face de ça, nous avons un pays, les Etats-Unis, où on n’interdit pas les rumeurs et du coup, on a droit à un président qui est un apprenti dictateur.
Enfin, quand je dis « apprenti », maintenant, il est déjà bien rodé. Il vient de passer pas mal… Il vient de sauter pas mal d’obstacles, et en particulier, il a tiré parti d’une des fragilités majeures de nos sociétés, c’est-à-dire le dévoiement des parlementaires qui mettent leur réélection au premier rang des priorités et qui sacrifient tout le reste : le serment qu’ils ont pu prêter de défendre la Constitution, et ainsi de suite – l’intérêt général, n’en parlons même pas – au désir d’être réélu.
Aristote dit : « Il ne faut jamais juger à partir seulement d’un cas particulier : on peut faire ça dans la conversation quotidienne mais pas dans un véritable raisonnement ». J’ai eu, moi, personnellement, deux conversations candides avec des élus et c’est peu : un très petit échantillon. Mais le raisonnement qu’ils m’ont tenu sur pourquoi on fait passer sa réélection par-dessus toute autre préoccupation – un raisonnement produit indépendamment par deux personnes – était quand même extrêmement convaincant et je ne serais pas étonné qu’un échantillon plus large – valable d’un point de vue purement statistique, qui permettrait d’extrapoler cela comme une règle générale – ne vienne confirmer ce genre de raisonnement.
Ça a été un débat entre Vincent Burnand-Galpin et moi quand on a rédigé ce livre qui va paraître bientôt : « Comment sauver le genre humain », s’il fallait mentionner ça ou non. Vous allez voir, ça va se trouver quand même dans le livre.
C’est la fragilité de nos systèmes ! On veut – peut-être raisonnablement – empêcher les rumeurs de se répandre : il y a des abus bien entendu. Du coup, on fait taire les gens qui lancent de véritables alertes ou bien on laisse chacun crier de son côté et ça produit des effets d’emballement. Les informations les plus stupides, les plus dangereuses, les plus pernicieuses se répandent comme une traînée de poudre.
J’avais rappelé à Fleurance, quand on m’a demandé de parler de la vérité, que d’une certaine manière, Facebook avait provoqué une catastrophe en essayant de protéger la population américaine contre de fausses nouvelles, des fake news, contre la propagande diffusée à partir de la Russie et donc, on avait resserré les conversations : on empêchait que les conversations de petits groupes soient bombardées par de l’information extérieure et du coup, on avait favorisé l’information qui circulait à l’intérieur des groupes et on a involontairement provoqué une catastrophe puisque les rumeurs les plus invraisemblables, du coup, prennent leur envol. Des gens dont l’information est limitée du fait que le petit groupe de leurs camarades répète la même chose, ça grossit, ça grossit et, finalement, ça se répand dans le monde extérieur.
Donc la Chine, fragile en ce moment à cause de cette affaire. Non seulement l’épidémie elle-même dont on ne sait pas, on ne connaît pas encore, les limites et surtout, on le sait déjà, ça ne reste pas confiné à l’intérieur du territoire chinois.
Mettre en quarantaine tous les gens dont on suspecte qu’ils ont peut-être été en contact, etc., les gens qui sont testés positifs, retrouver tous les gens qu’ils ont rencontrés, tout ça, c’est très très difficile à organiser et tout ça dépend évidemment de la virulence du nouveau virus. Pourquoi nouveau ? Parce qu’il a sauté la frontière d’une espèce à l’autre, peut-être du pangolin nous dit-on cette fois-ci, comme ç’aurait été le cas d’ailleurs dans un cas précédent, celui du SRAS dont le nombre de morts est désormais dépassé par ce nouveau coronavirus.
Alors, les contrepouvoirs. Regardons aux Etats-Unis. Les contrepouvoirs à l’aventure dictatoriale de Trump, c’étaient les chambres. Et là, justement, cette implication des parlementaires à se faire réélire a fait capoter cela. Le contrepouvoir n’a pas joué. Trump est toujours là et comme on le connait, non seulement, il est triomphant mais il va chercher à se venger. Ce n’est pas un dictateur comme un autre. Enfin, si, plutôt c’est un dictateur comme un autre : il va d’abord chercher à se venger de ceux qui l’ont mis en accusation. Ceux qui étaient déjà des héros risquent de devenir de véritables martyrs. On va suivre ça de près.
Le contrepouvoir aussi, c’est évidemment qu’on élise quelqu’un d’autre contre Trump et là, vous avez peut-être vu la déconfiture absolue du côté Démocrate. D’abord parce que le candidat qui était en tête, Joe Biden, est celui qui a véritablement fait capoter la stratégie Démocrate et ça, je l’ai rappelé à quelqu’un sur le blog qui m’a dit : « Vous n’avez pas vu venir ça ! ». Et si ! Et en fait, je l’ai même vu avant tout le monde, ce qui l’a empêché probablement de le voir : dès qu’il a été question d’utiliser comme article pour l’impeachment cette affaire d’Ukraine, j’ai dit : Les Démocrates sont là avec un boulet qui est en fait l’implication de Biden, d’abord de lui-même à l’égard de l’Ukraine, dans une enquête probablement justifiée contre la corruption là-bas mais quand on fait ça, quand on lutte contre la corruption dans un pays au nom de valeurs supérieures et qu’on laisse son fils, qui n’a aucun talent particulier, recevoir des jetons de présence de 50 000 $ tous les mois dans ce pays, il faut vraiment être stupide.
Et ça, les électeurs Démocrates, lors de la primaire dans l’Etat d’Iowa, ils l’ont compris : M. Joe Biden est loin derrière [ainsi que dans le New Hampshire quelques jours plus tard]. Il est perdu comme candidat. Il caracolait en tête parce qu’il avait été Vice-président d’Obama où il avait laissé un souvenir, je dirais, mitigé mais pas catastrophique et là, en plus, quand on avait dit : « Il faudra faire venir des témoins », il avait dit : « Pas question que moi je vienne ni mon fils ! etc. », donc il avait participé à la déconfiture du Parti démocrate.
Et alors là, dans ce truc d’Iowa, qu’est-ce que c’est que ce truc d’Iowa avec des « caucus » et des délégués, des machins comme ça ? C’est ce vieux machin américain – mais qui existe aussi ailleurs – de favoriser les campagnes vis-à-vis des villes.
Pourquoi ? C’est un vieux truc classique des pouvoirs conservateurs : les campagnes sont plus conservatrices que les villes donc on va les favoriser sous des prétextes divers.
Aux Etats-Unis, c’est parce qu’il faut représenter tous les Etats et donc, il y en a où pratiquement il n’y a personne comme l’Alaska ou le Dakota du Nord ou le Dakota du Sud. Donc on les représente quand même. Il y a là des gens avec des opinions extrêmement conservatrices, dont le poids va jouer.
Résultat : c’est que M. Buttigieg – dont personne n’avait jamais entendu parler lors des débats précédents – se retrouve en tête des délégués bien qu’il n’ait pas eu le vote majoritaire dans l’Etat d’Iowa qui est revenu à M. Bernie Sanders mais parce qu’il y a un problème de délégation à l’intérieur, tout ça…
Vous savez, c’est ça qui avait fait aussi que Mme Hillary Clinton n’avait pas été nommée. Elle avait plus de voix. Tout le monde le sait, il n’y a que M. Trump qui continue à prétendre le contraire. Elle a eu plus de voix mais par le système de délégation des différents Etats, etc., pour représenter davantage les populations rurales que les populations urbaines…
Ça a toujours été comme ça : les gens des villes sont considérés comme dangereux. Aux Pays-Bas, pourquoi est-ce qu’on a déplacé la capitale d’Amsterdam à La Haye ? Parce que La Haye, c’était une ville de gros bourgeois et qu’Amsterdam, c’était une ville de contestation permanente avec tout le temps des barricades, des machins comme ça, et des anarchistes d’un côté et les socialistes de l’autre, et les communistes par-dessus le tas !
On préfère les endroits où les gens vont voter de manière conservatrice.
Donc, la Chine pas en très bon état ce matin. Les Etats-Unis, c’est catastrophique : les contrepouvoirs n’ont absolument pas joué. On est en situation extrêmement difficile avec un président qui ne va plus se sentir et qui nomme à l’Ordre du mérite, M. Rush Limbaugh !
M. Rush Limbaugh, c’est un fou furieux : un propagandiste d’extrême-droite qui a tout le temps le juron à la bouche dans ses programmes de radio complotistes.
M. Trump vient de le nommer à l’Ordre du mérite, où il sera aux côtés de Rosa Parks, qui avait participé de manière extrêmement courageuse à la désagrégation des Etats-Unis : les grands héros de la démocratie aux Etats-Unis se voient rejoints par les pires ennemis de la démocratie grâce au président qu’ils ont élu, même si ce n’est pas avec une majorité, et qui risque évidemment de se représenter et, vu l’état de déliquescence de l’électorat et du système électoral, qui risque de repasser une seconde fois. Alors, là, on est bien !
Il y a des gens qui sourient à ce propos-là. Non, le risque de conflagration généralisée, de guerre thermonucléaire est multiplié par 5, ou 10 ou 100 par la présence de M. Trump. Les gens qui s’occupent de la Doomsday Clock, les gens qui font ce calcul du danger que l’espèce humaine court et qui avaient déjà avancé l’horloge de manière tout à fait significative lors de l’élection de M. Trump ont encore avancé les secondes vu sa présence persistante et la manière dont il se conduit. C’est une évaluation tout à fait raisonnable.
Alors, qu’est-ce qu’on a encore ? Vous l’avez peut-être vu : je me suis trouvé à France Info TV l’autre jour et on me demande : « Que pensez-vous du raisonnement suivant de M. Emmanuel Macron ? ». Et j’ai dit, dans mon souvenir : « Ce raisonnement est faux ». Et en y réfléchissant, j’ai encore été très aimable puisqu’il ne s’agissait absolument pas d’un raisonnement : il s’agissait simplement d’un extrait de la propagande des milieux d’affaires. Le nom de « raisonnement » est, je dirais, tout à fait usurpé. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai soupiré et j’ai dit : « Ça fait quand même un moment de M. Piketty explique comment ce genre de choses fonctionne ». Si vous n’avez pas vu ça, la vidéo est en ligne quelque part.
Le risque, il est celui d’une multiplication des risques individuels localisés. Tout ça, ce qui se passe en Chine, peut faire s’effondrer entièrement le système des échanges de la Chine avec le monde extérieur. Les bourses, qui n’attendent qu’une occasion de dégringoler pour se retrouver à des niveaux qui soient des niveaux raisonnables par rapport à la valeur effective des entreprises, peuvent suivre.
Un risque lié à l’environnement comme un risque climatique peut conduire à des pertes que les assureurs et les réassureurs n’auraient pas tenu en compte parce que les méthodes n’existent plus. Je vais revenir là-dessus dans plusieurs articles qui vont être publiés. Déjà, regardez, en 2008, on savait comment calculer le risque par rapport à ce qui s’était passé.
Le risque qui s’est matérialisé, ça a été essentiellement… pourquoi est-ce que les montants ont été beaucoup plus élevés ? Parce qu’ils se sont combinés entre eux. C’est la même histoire que Fukushima où les ingénieurs calculent le risque associé à un tsunami et le risque associé à un tremblement de terre sans tenir compte du fait qu’en général, les tsunamis sont provoqués par les tremblements de terre et qu’il faudrait donc regarder le problème comme un problème global.
Ça, on ne fait pas souvent parce que ça relève de disciplines différentes et qu’on a beau vous parler de… Vous avez déjà participé à une réunion où, dans la meilleure intention du monde, on a dit : « On va faire un truc multidisciplinaire : on va prendre un géographe, on va prendre un historien, on va prendre un philosophe et comme ça, on va pouvoir vous expliquer comment ça marche véritablement » ?
Pourquoi ? Parce que les géographes vont apporter une information que les historiens ne connaissent pas et inversement, même chose pour les philosophes. Ils vont penser à quelque chose, etc.
Sauf que les physiciens vous expliquent le monde entièrement selon eux :.selon les principes de la physique, que les chimistes peuvent expliquer le monde entièrement sans se préoccuper de ce que disent les physiciens, que les géologues vont vous expliquer ceci ou cela…
C’est Oreskes et Conway dans « Les marchands de doute » qui nous montrent que dans le problème du trou dans la couche d’ozone, les gens qui réfléchissaient sur les nuages à basse altitude et ceux qui pensaient à la stratosphère, ils ne se connaissaient même pas et qu’ils raisonnaient de manière tout à fait indépendante.
Ça ne marche pas le pluridisciplinaire ou le multidisciplinaire. Chacun a une conception complètement impérialiste du monde et va vous expliquer entièrement le monde sans avoir besoin de ces crétins d’historiens, de géographes, etc. : « Nous, on sait comment ça marche ! »
Il n’y a peut-être que dans les sciences humaines qu’on a une certaine modestie et que, quand on veut parler d’histoire des sciences, on est obligé de regarder l’histoire de chacune séparément pour en parler au reste du monde.
Alors, qu’est-ce que ça nous donne ? Ça nous donne un monde où les risques naturels peuvent faire s’écrouler la bourse. On verra ça, comme avant : les gens à qui on demande des appels de marge, c’est-à-dire de réalimenter leur compte, comme ils n’ont pas l’argent, ils vont devoir vendre quelque chose. Comme ils n’ont pas le temps d’attendre, ils vont le revendre à la casse. Ça va déprimer le prix de ce machin sur ce marché où les gens vont vendre des trucs à la casse pour pouvoir payer les marges dans un autre marché.
Or, tous ces titres qui vont perdre de la valeur, ils étaient déposés quelque part comme étant le collatéral d’un emprunt qui avait été fait.
Tout ce bazar est d’une fragilité extraordinaire : tout ça s’effondre d’un seul coup. Tout ce qui est garanti par quelque chose, dont on vous disait que ça valait énormément et qu’on l’a mis en gage, ceux qui ont ça comme gage et qui vont voir que ça ne vaut plus rien vont dire : « Ecoutez, ça ne vaut plus rien ! ». C’est Michel Aglietta, qui a attiré l’attention l’autre jour sur ce fait-là.
Tout ça est lié. Tout ça est d’une fragilité consternante et le problème, il est effectivement qu’on ne va pas avoir affaire à un grand risque qui va se manifester quelque part : on va avoir affaire à plusieurs risques. Et qu’est-ce qui va provoquer un effondrement généralisé ? C’est la combinaison de tout ça parce que chaque partie va entraîner le reste avec soi.
Ce n’est pas une bonne nouvelle mais c’était connu : plus un système est complexe, plus sa fragilité augmente parce que plus il y a d’éléments qui sont susceptibles d’entraîner une catastrophe non seulement localement mais que cette catastrophe se diffuse et provoque, déclenche, une catastrophe à un autre endroit.
L’image qui m’était venue en 2008, c’était un champ de mines. J’avais appelé comme ça un de mes billets : Un champ de mines à l’infini, parce qu’effectivement, il y a plein d’endroits où ça peut exploser et, par diffusion, en fait, si ça explose à un endroit, ça va déclencher des explosions à d’autres endroits.
Donc, comme je le dis depuis un certain temps : l’effondrement, ce n’est pas un truc abstrait, ce n’est pas un truc d’ordre théorique ou qui se passerait comme au cinéma, comme dans un dessin animé. C’est quelque chose qui apparaît à différents endroits, les points se relient et l’ensemble se fragilise de plus en plus. Et là, aujourd’hui, samedi matin, on a un système mondial extrêmement fragile. Extrêmement fragile et dont les fragilités apparaissent en surface. Voilà.
Allez, à bientôt !

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