Il y a au moins deux sens à l’expression « après-Covid 19 » :

  • D’une part le sens le plus direct possible, qui est « ce qui arrive après Covid-19 ». Et dans ce sens, naturellement l’après-Covid 19 a déjà commencé, il a commencé dès l’apparition du virus, ou dans une acception légèrement différente il commence pour chaque pays à partir du moment où le virus s’y répand. En ce sens, l’après-Covid 19, nous y sommes déjà
  • D’autre part un sens un peu moins direct, mais qui est ce que beaucoup sans doute espèrent, c’est-à-dire « le moment où on pourra enfin oublier ce fichu virus ». Le moment où on pourra recommencer notre vie d’avant. Comme si ce virus n’avait été en fait qu’une « parenthèse » en somme. Un moment désagréable, même angoissant et dangereux, mais enfin il y aura bien un moment où notre bonne vie d’avant reprendra telle quelle. Non ?

Eh bien, dit comme ça… La réponse pourrait bien être : Non.

Certes l’histoire de la médecine et de la biologie du dernier siècle est celle d’une conquête extraordinaire, celle d’une victoire de l’humanité sur ses pathogènes. Victoire dont on pourrait sans doute discuter quelques détails, comme le SIDA dont après tout nous sommes obligés de continuer à nous garder car on ne sait pas le guérir même après plus de trente ans de recherche – on sait cependant  beaucoup mieux le soigner – ou comme Ebola ou le MERS qui sont toujours sans remède – on sait cependant les contenir si bien que les épidémies n’affectent que de tout petits groupes non des pays, encore moins le monde entier. Mais victoire majeure qui a quand même abouti à ce que pour la première fois de l’Histoire on puisse vivre sans craindre l’une ou l’autre épidémie effrayante, comme la peste et d’autres. Du moins dans les pays les plus développés, et ces pays sont toujours plus nombreux.

Les moyens scientifiques étant aujourd’hui plus puissants qu’ils ne l’ont jamais été, il est permis d’être optimiste pour une victoire à court terme – un à deux ans – sur le nouveau coronavirus.

Oui, mais l’optimisme n’est pas obligé. On peut rappeler que cet autre coronavirus qu’est le MERS n’a toujours pas de remède ni de vaccin huit ans après son apparition. Que le Sida ne peut toujours pas être guéri, même si les traitements améliorent beaucoup le sort des malades et allongent leur survie. S’agissant d’ailleurs d’imaginer que Covid-19 serait une simple « parenthèse » à refermer, remarquons qu’une autre « parenthèse » s’est ouverte dans les années 1980 lorsque a pris fin la possibilité ouverte vingt ans plus tôt par la contraception chimique que les hommes et les femmes puissent avoir des aventures multiples sans utiliser de préservatif. Cette parenthèse-là, ouverte par l’épidémie de Sida, s’est-elle depuis refermée ? Non. En un sens, nous ne sommes toujours pas dans l’ « après-Sida », après plus de trente ans de recherche sur ce virus.

On ne peut donc exclure que ce nouveau virus qu’est le Covid-19 ne soit encore avec nous dans dix ans. Voire dans trente. Ce qui signifierait alors la nécessité de changer ou d’adapter certains comportements, de même que l’obligation de « se protéger » lors de toute relation sexuelle – sauf pour un couple stable ayant déjà passé des tests – s’est imposée jusqu’à devenir une norme pratiquement universelle. Mais certes nous finirions par nous habituer à ces nouveaux comportements que le Covid-19 aurait forcés.

L’impact d’une crise exceptionnelle…

Cependant il y a encore une raison pour laquelle la vie pourrait bien ne plus jamais être « comme avant ». C’est que le coronavirus a bien d’autres conséquences encore que sanitaires, il déstabilise le monde sur les plans économique, financier, bientôt sans doute géopolitique. Et cela, plus fort que jamais depuis la Seconde Guerre Mondiale, voire depuis plus longtemps. Bien plus fort que lors de la crise de 2008-2009.

Voir par exemple ces quelques données concernant le début – et seulement le début ! – de l’impact économique de la crise Covid-19, ceci en série longue, afin de bien placer les choses dans le long terme.

1)

Part de la population employée aux Etats-Unis en pourcentage du total des plus de 16 ans

US_Employed_Population_2020-03.jpg

Source : US Bureau of Labor Statistics

Les données sont à jour au mois de mars 2020. De février à mars 2020, le taux d’emploi a chuté de 61,1% à 60%, trois fois plus vite que lors du pire mois de la crise 2008-2009.

Et cela, c’était à fin mars 2020. C’est-à-dire avant le plus gros du « mur du chômage » américain.

2)

Bilan de la Banque Fédérale Américaine

US_Federal_Bank_Assets_2020-04-20.jpg

Source : US Federal Reserve – L’unité en ordonnée est le millier de milliards de dollars

L’augmentation du bilan – c’est-à-dire le rythme de la planche à billets – dans les six semaines entre le 9 mars et le 20 avril 2020 est de 2 261 milliards de dollars, soit plus du double des 974 milliards d’augmentation du bilan dans les six semaines suivant le 15 septembre 2008 c’est-à-dire le jour de la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, point culminant de la crise financière.

3) Citons encore les prévisions sur l’impact économique à court terme de l’épidémie de coronavirus du rapport de la banque italienne Unicredit, sobrement intitulé « La mère de toutes les récessions est là » – soit une récession de -13% en 2020 dans les pays de l’Eurozone. Rappelons qu’une chute de l’activité économique plus grande que -10% est généralement appelée une dépression, et peut s’avérer nettement plus durable qu’un simple choc, même le plus brutal. Le rapport Unicredit prévoit un vif relèvement des économies à partir de 2021, mais cela dépendra avant tout de la découverte rapide d’un vaccin ou d’un traitement efficace qui permettrait justement de « redémarrer tout comme avant » – ce qui est tout sauf certain.

Ce ne sont là que trois exemples de cette réalité d’une crise économique mondiale qui ne fait que commencer, et qui est pourtant déjà plusieurs fois plus brutale que la crise de 2008-2009 et promet d’être incomparablement plus profonde.

… Sur un monde fragile

Or le monde « d’avant », disons le monde de la fin 2019, était tout sauf stable. A cela de multiples raisons, souvent évoquées sur ce blog et qu’il n’est pas question de développer à nouveau ici.

Disons seulement pour résumer qu’une humanité

… cette humanité formait déjà quand le coronavirus est apparu un monde tout sauf stable.

Une chiquenaude aurait-elle suffi à déstabiliser ce monde ? Nous ne le saurons jamais. Car le coronavirus est bien davantage qu’une chiquenaude, et l’instabilité est là – ou plutôt elle ne fait que commencer.

Voici juste quelques-unes des incertitudes et dangers qui se profilent, exprimées sous forme de questions :

  • La montagne de l’endettement public et privé mondial, dont le poids va croître encore démesurément du fait à la fois des programmes de relance et de la diminution de la taille de l’économie mondiale… tiendra-t-elle debout ? Ou y aura-t-il multiplication des faillites de banques et d’Etats ?
  • Les grandes monnaies, dont on imprimera à foison dans les mois et années qui viennent… tiendront-elles ? Ou est-il concevable que l’une ou l’autre connaisse pire qu’un peu d’inflation ?
  • Les chaînes logistiques industrielles, étendues et croisées par-dessus les continents, dépendantes de tant de pays différents… tiendront-elles vaille que vaille ? Ou de nombreux produits deviendront-ils indisponibles parce que parmi les multiples composants nécessaires à leur fabrication, tel ou tel était issu d’un pays dont l’économie n’a pu reprendre après avoir été suspendue ?
  • Les pays producteurs de matières premières et ceux qui dépendent du tourisme… tiendront-ils ? Ou leurs économies s’enfonceront-elles dans une dépression sans précédent vu le trop-plein d’offre par exemple de pétrole et l’interruption quasi complète du tourisme international ?
  • L’Union européenne et l’euro, soumis à des tensions bien plus grandes qu’entre 2010 et 2015 du fait des besoins différents voire divergents des économies des pays membre… tiendront-ils ? Ou l’échec à définir un plan de relance à la hauteur de la crise mènera-t-il à la fin de la monnaie, voire du marché unique ?
  • La production de pétrole de roche mère des Etats-Unis, dont les coûts de production peuvent être jusqu’à plusieurs fois supérieurs au cours actuel du pétrole… tiendra-t-elle ? Ou s’effondrera-t-elle non temporairement, mais pour ne plus se relever, marquant le dépassement du pic du pétrole donc le blocage de toute croissance économique mondiale significative ?
  • La rivalité entre Etats-Unis et Chine poursuivant et amplifiant leur lutte évidente pour la prééminence mondiale en temps de crise Covid-19… restera-t-elle contenue ? Ou la spirale des accusations réciproques tendant de plus en plus à l’hystérie mènera-t-elle à qui sait quelles extrémités ?

Même si nous avons beaucoup de chance, si les chercheurs font des miracles et vaccin et traitement contre Covid-19 sont au point dans un an, le « monde d’avant » ne reviendra pas. Le coronavirus n’est pas une parenthèse. De même par exemple que la « Belle Epoque » d’avant 1914 n’a jamais repris, même après la fin de la Première Guerre Mondiale. Le « monde d’avant » n’est jamais revenu, parce que les événements l’avaient trop profondément déséquilibré. Il n’était pas possible de le reconstruire.

Vase_brise.jpg

Recoller les morceaux, vraiment ?

Ce qui est et sera possible en revanche, c’est de reconstruire… mais un peu différemment peut-être. D’abord de faire ce qu’il faudra pour limiter les dégâts, ou du moins ce que l’on pourra – et cette phase n’est pas terminée certes, de même que les déséquilibres et les effondrements sont sans doute loin d’être achevés ! Ensuite, dans un monde qui aura perdu plusieurs de ses repères, où probablement certaines choses et certaines institutions se seront effondrées… eh bien reconstruire ce qu’il faudra. Et améliorer. Ce qui prendra du temps, et beaucoup d’efforts.

Mais cet objectif-là est réaliste, oui. Vouloir ramener l’ancien, vouloir « refermer la parenthèse » ? Quoi qu’on en pense, et même si on pense que le monde d’avant était idéal, ce ne sera tout simplement pas possible.

La question n’est pas de savoir s’il s’agit de refaire tout comme avant. Mais plutôt de constater que ce ne sera pas possible… et de partir de ce constat.