« Mes vacances à Morro Bay » : Repêchage été 2020

Vous avez gâché l'été 2019 en négligeant de lire Mes vacances à Morro Bay ? Ne commettez pas une seconde fois la même erreur !

Je suis un peu bloqué jusqu’à l’heure du déjeuner, ayant accepté de participer par téléphone à une discussion qui aura lieu à la banque à midi. J’ai décidé en conséquence de prendre mon repas auparavant, pour pouvoir me déplacer aussitôt l’entretien terminé. Et vers onze heures moins quart je décide de me rendre à nouveau à la crêperie.

La porte est ouverte. J’entre. La serveuse coréenne est là et, très maîtresse des lieux, elle est engagée dans une conversation animée avec un très beau et grand jeune homme. L’impression générale qui se dégage de la scène est qu’il est à la recherche d’embauche et qu’elle ne le décourage en aucune manière et que, s’il se conduit bien il pourrait même avoir droit, à brève échéance, à bien davantage encore.

Mel émerge de la cuisine, l’air défait, il m’aperçoit, pose son regard sur une tasse de café qui attend là sur une table, s’en empare et me la propose. Je ne refuse pas. Il s’assied. Il a l’air très penaud (un homme de soixante-quinze ans !). Il me dit dans un souffle : « J’ai renversé toute la soupe à l’oignon : il y en a au moins vingt litres sur le sol de la cuisine ». C’est donc cela le délicieux fumet qui embaume l’atmosphère. « Il faut que j’aille éponger ça ! », dit-il avant de disparaître dans les coulisses. Je demeure seul dans la salle, devant mon café. Des éclats de voix parviennent de la cuisine : « Pourquoi tu ne lui as pas dit qu’on était encore fermé ?… Et pourquoi tu lui as donné ton café ?… Quelle merde ! Regarde-moi ça ! C’est pas possible ! » Il lui répond peut-être. En tout cas d’ici on ne perçoit que sa voix à elle. C’est intriguant, ce curieux rapport qui semble exister dans une cuisine de restaurant californien entre une serveuse et une autorité mondiale sur Baudelaire.

J’apprendrai un peu plus tard ce qu’il en est vraiment et la cause profonde de tant d’anomalies. Voici : la patronne, dont il n’a pas encore été question, est Françoise, la fille de Sophie que l’on aperçoit sur les photos des années trente qui décorent les murs. En première noces, elle a eu un fils, absent en ce moment de Morro Bay, et mari de la Coréenne. En deuxièmes noces, elle a épousé Mel. La serveuse est donc la bru par alliance du serveur. Ce qui explique la familiarité de leur engueulade.

Un couple est entré, qui a parcouru du regard la salle, n’a découvert personne pour les accueillir, et a décidé après une vague hésitation d’aller tout de même se choisir une table et s’asseoir. Au bout d’un moment ils me jettent des regards appuyés avec une inquiétude grandissante, guettant dans mon attitude quelqu’élément qui révélerait que je comprends davantage à la situation qu’eux-mêmes. Je me sens alors obligé d’affirmer sur le mode du voeu pieux : « Quelqu’un ne va pas tarder à venir s’occuper de vous ! ». Quelques instants plus tard, une jeune femme seule entre à son tour. Rassurée par la présence préalable de plusieurs consommateurs, et celle d’un café, apparemment chaud, posé devant moi, elle aussi va s’asseoir en confiance.

Les minutes passent, il doit être maintenant onze heures dix. Je me dis, « Ils vont tous foutre le camp ! » Je me sens responsable du bon fonctionnement du commerce, solidaire de Mel, occupé à décrotter le carrelage. Je me lève, je saisis trois menus, que je distribue aux présents. Je dis : « Ne le répétez surtout pas, mais il y eu un accident aux cuisines : ils ont renversé la soupe à l’oignon. Mais ne vous inquiétez pas : ils seront là dans quelques instants ».

Sur ces entrefaites, deux femmes d’une soixantaine d’années sont entrées. Elles doivent connaître la maison puisqu’elles ont immédiatement pris leurs aises. Mel passe une tête par la porte battante de l’office, l’une des deux l’interpelle aussitôt : « Mel, qu’est-ce qui se passe ? La pancarte « Fermé » est encore dans la devanture. Mais comme nous avons vu du monde, nous sommes entrées tout de même ». Il dit : « J’ai renversé toute la soupe à l’oignon ! ». Je tourne la tête dans la direction des clients, d’un air entendu qui signifie « Ne vous avais-je pas dit que j’étais dans le secret ! ». 

Mel est déchiré : d’un côté, il aimerait résoudre le problème du signe « Fermé » dans la devanture, de l’autre, il sait qu’il n’a pas le droit de sortir des cuisines tant qu’il reste de la soupe répandue sur le sol. Je prends l’initiative : je me lève et je dis : « Mel, je m’en occupe : où est cette pancarte ? » La tête toujours passée par l’ouverture de la porte il dit : « Il faut passer la main par-dessous, et tirer vers le bas. Puis on la retourne pour montrer « Ouvert » ». J’opère comme il m’a dit et je vais me rasseoir.

Je me dis : « Je veille au grain dans une crêperie picarde sur la côte centrale de Californie. L’ex-professeur de l’Université de Cambridge donne un coup de main à un collègue de York University. Il faut s’entraider entre confrères. On avait besoin de moi à Morro Bay et j’étais à mille lieues de m’en douter ».

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3 réponses à “« Mes vacances à Morro Bay » : Repêchage été 2020

  1. Avatar de Mezigue
    Mezigue

    Lu l’an dernier, à voix haute pour une copine sur un bord de Marne. Une lecture réjouissante et un moment délicieux

  2. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Je l’ai lu dès sa parution et je l’ai ensuite prêté à une amie, mais faudrait voir à ce qu’elle ne me ‘l’anschlusse’ pas car j’ai envie de le relire… 🙂

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