Un extrait de l’entretien que j’ai eu avec Luc Dardenne le 14 mai sur PJ TV.
Paul Jorion : Ces jours-ci, à propos justement du confinement, de tout ce qu’on a pu voir, du dévouement du personnel hospitalier, des médecins, etc., il y a eu des discussions parfois assez énervées parce que certains parlaient de « héros », d’« héroïnes », certains affirmant : « Il ne faut pas employer ces mots-là ! ». Dans vos films, on voit non seulement des héros et des héroïnes absolument inattendus et, et c’est ça la réussite de certains de vos films, on les voit, au moment le plus inattendu, se transformer en saints et en saintes.
Luc Dardenne : Oui. Laïques.
Paul Jorion : Oui.
Luc Dardenne : Oui, c’est vrai. C’est-à-dire que nous essayons effectivement que nos personnages, à un moment donné, nous surprennent et surprennent le spectateur. Et ce moment de surprise, c’est quelque chose qui correspond à ce qui a été filmé jusque-là mais encore invisible, souterrain. Quand, dans La promesse, Igor va enchaîner son père pour sauver Assita, la femme africaine, et s’en aller avec elle, il a fallu qu’on ne prépare pas, qu’on ne filme pas ce garçon en train de réfléchir : « Je vais le faire, je ne vais pas le faire, est-ce que… ». Non, soudain, il le fait. Et soudain, dans Le gamin au vélo, Cécile De France, Samantha, aide le garçon et soudain Rosetta décide de ne pas laisser mourir Riquet dans l’étang et soudain… Donc, on essaye de construire une surprise mais il faut que le spectateur, non seulement ne puisse pas la prévoir mais ne puisse pas être dans la conscience du personnage qui ne sait pas ce qui va se passer lui-même. Quelque chose se passe à son insu, « à son insu de son plein gré » aurait dit le coureur cycliste.
« A l’insu de son plein gré », il y a quelque chose et c’est pour ça que notre caméra aussi, parfois, on se dit : « Attention, si on met la caméra dans le regard de notre acteur, le spectateur va essayer d’y lire quelque chose qui se prépare : un refus, un désir ». Donc, on va exprès la mettre plutôt dans le profil, même dans le profil un peu arrière du personnage, passer sur son regard à un moment donné mais ne pas insister pour que, justement, il y ait une opacité et que le spectateur soit face à cette opacité, lui, commence à projeter des choses : « Mais va-t-il ceci ou va-t-il cela ? Où va-t-il… ? » Et au bon moment – ça, c’est la question du rythme qui est très importante – il faut trouver le moment où le personnage, l’acteur, va faire l’inattendu, mais quand même attendu, sans être espéré.
Et c’est ça qu’on cherche dans L’enfant, c’est la même chose quand il décide de retourner au commissariat et de dire que c’est lui qui a monté tout le coup. Il faut que ça reste inattendu. On se dit : « Qu’est-ce qu’il va faire au commissariat ? ». Donc, il fallait qu’il ait la clé de la moto, du gamin qui avait la moto… Enfin, le frère du gamin avait prêté la moto donc il voulait lui rendre la clé. Notre ami Bruno, Jérémie [Renier], il va au commissariat peut-être pour ça et puis peut-être pas… Et puis, tout d’un coup, il dit : « C’est moi. C’est moi qui ai l’argent. C’est moi qui ai monté le coup ! ».
Paul Jorion : Quand j’ai dit « Des saints et des saintes », vous avez répondu tout de suite : « Oui, mais ‘laïques’ ». Mais j’ai cet ouvrage-là, j’ai cet ouvrage [P.J. montre un exemplaire de Sur l’affaire humaine par Luc Dardenne (Le Seuil : 2012)] et, vous le savez parce qu’il était dans votre main avant qu’il ne soit dans la mienne et là, je lis quand même : « Cette affaire humaine s’est révélée être aussi une affaire de Dieu ».
Luc Dardenne : Oui, parce que Dieu, c’est quelqu’un ou quelqu’une ou quelque chose, je ne sais pas, c’est une abstraction et une abstraction concrète qui correspond à notre besoin de consolation, je crois. Et quand nous l’avons inventé, nous avons eu besoin de lui parce que la vie était très dure, très très dure. Aujourd’hui qu’on est dans des sociétés où la vie est moins dure, où la souffrance et la douleur et la peur surtout, sont moins grandes, on s’en passe. Et je pense qu’au fur et à mesure de l’évolution de l’humanité, on a commencé à pouvoir compter les uns sur les autres on a inventé l’Etat, on a inventé la mutualisation des risques, l’entraide. On l’a inscrite dans des institutions. Donc tout ça a évolué mais le besoin de consolation – et on le voit je trouve, aujourd’hui, dans cette crise – la peur et le besoin de consolation reviennent. Et je pense qu’on a réagi de manière non-religieuse à cette crise du Covid et ça, c’est formidable. Je crois que… ce n’est pas moi qui le dit, c’est un ami épidémiologiste qui m’a dit : « C’est la première fois que, dans l’histoire de l’humanité, on décide de lutter avec les armes scientifiques contre une pandémie ».
Bien sûr, on a déjà pris des mesures dans l’histoire. La mesure du confinement est une ancienne mesure mais ici, on l’a prise, la mesure du confinement, pour sauver des vies dans la mesure où, pas nos vies de nous qui nous enfermions mais la vie de ceux qui, ayant la maladie, allaient, si jamais on ne se confinait pas, être en surnombre dans les hôpitaux. Donc, c’est une démarche vraiment réfléchie, rationnelle, difficile pour certains parce que j’ai été surpris de voir certains philosophes qui disaient que le confinement était une mesure moyenâgeuse, que « Pourquoi se confiner ? Laissons la pandémie se répandre. On va s’auto-immuniser. Bien sûr, on perdra des vies… » comme si la vie des individus était devenue secondaire. J’ai été surpris quand même de cela, qu’ils témoignent plus d’une position, je dirais, religieuse, d’une espèce de croyance : « La nature va s’occuper des choses ! ».
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