Un extrait de l’entretien que j’ai eu avec Luc Dardenne le 14 mai sur PJ TV.
Paul Jorion : Dans un entretien, je crois que c’est à propos du Gamin au vélo, vous faites allusion au fait que vous lisiez le livre de Bourdieu La misère du monde. Il y a une question qui m’est venue aussitôt quand j’ai vu ça parce que, dans les notes que j’avais prises en vue de notre entretien, j’avais écrit « Bourdieu » pour un autre livre, La distinction. Vous avez lu La distinction de Bourdieu ? [Luc Dardenne dit : « Oui ! »] Je m’en doutais un peu parce que les vêtements de vos personnages, je suis sûr qu’il y a une recherche extraordinaire qui est mise dans les vêtements parce qu’on comprend déjà la personne en regardant la manière dont vous l’avez habillée. Je regardais la manière dont la mère de Rosetta est habillée dans votre film et je me disais : « Ils ont dû quand même chercher énormément pour trouver des vêtements comme ceux-là ». Au point que je me posais la question : « Est-ce qu’ils ont été fait exprès pour le film ou bien est-ce des objets qui ont vraiment été achetés ? ».
Luc Dardenne : Ce sont des choses qu’on achète dans les magasins de seconde main souvent. Et là, il faut reconnaître qu’il y a le travail de la cheffe costumière aussi, dans ces recherches. Et nous, on aime bien prendre beaucoup de temps pour trouver les costumes, les vêtements je dirais des personnages. Ça prend du temps. C’est le temps de toutes nos répétitions. Dès que les acteurs sont là pour répéter… Donc, ça dure un mois – un mois et demi, tous les soirs, avec les principaux et puis, avec les autres, on les habille si vous voulez et on les filme comme ça. Et puis, on voit : le t-shirt ceci, la jupe cela, le pantalon, les chaussures, la coiffure. On se dit, bon, le sac, on dit : « On va essayer autre chose ! » Et le lendemain, on tourne avec des autres vêtements et on regarde ce qu’on a filmé tous les soirs, Jean-Pierre et moi, et c’est là qu’on se dit : « Bon, ça, c’est plutôt juste, ça, c’est juste ».
Sans être caricatural parce que c’est toujours ça : il ne faut pas… C’est toujours une chose à laquelle on fait fort attention, c’est de ne pas typer, de ne pas styliser – c’est dans ce sens-là que j’employais le mot « stylisé » – de ne pas être dans une caricature, de faire de notre personnage un cas, que ce soit par son costume, par sa coiffure, son visage, le choix déjà au casting. On fait Le jeune Ahmed, un jeune garçon qui va devenir un fanatique terroriste islamiste. On ne choisit pas le gars auquel on s’attend : qui a la gueule déjà fermée, prêt à frapper. Non, pas du tout, au contraire, quelqu’un de très lumineux…
Non, c’est difficile. C’est un vrai travail, les costumes. C’est vrai, c’est très difficile et parfois, d’ailleurs, quand on est prêt à tourner, on hésite encore, on change encore des choses. Ça nous arrive. Et même pendant le tournage, si c’est possible, on change encore, tellement c’est un truc… comme vous dites : il y a la distinction sociale – même si nos choix ne viennent pas du livre de Bourdieu, évidemment – mais, je veux dire que c’est un peu les gens qu’on connait aussi : on filme quand même là où on a vécu aussi pas mal d’années et des gens qu’on connaît. Parce qu’on va montrer nos films encore dans ces quartiers. Il y a ça aussi. Et c’est pour ça, je pense, que c’est la vie commune, même si nous ne sommes pas Rosetta évidemment dans notre vie, mais nous connaissons Rosetta aussi. Et nous allons montrer nos films où il y a Rosetta. Donc, on a le contact avec ces personnes : on se voit, on se salue dans la rue, quand on y va. Donc, il y a ça aussi. Il y a une expérience de vie, quand même, commune si je puis dire, sans qu’elle ne soit égalitaire mais commune.
Paul Jorion : Il y a un souvenir qui me revient. J’ai longtemps habité à Los Angeles, plus d’une dizaine d’années, entre autres, à Santa Monica. Et Santa Monica, bon, il y a des gens, je dirais, de la classe moyenne. Il y a des gens très riches aussi. Et là, je vois dans la rue, je vois une dame qui vient vers moi et je la regarde et je me dis : « Oui, c’est vrai qu’il y a aussi, même ici, même ici à Los Angeles, dans ce quartier, il y a des gens qui appartiennent à ce qu’on appelle le « white trash » de manière extrêmement insultante aux États-Unis, ou bien les « trailer people », les « gens des roulottes » comme dans Rosetta. Et je vois cette dame, et je la vois passer et je la regarde d’un peu plus loin. Et elle arrive près de sa voiture, c’est une Porsche Cayenne. Elle entre dans sa Porsche Cayenne et je me dis : « Voilà, je suis content pour elle, qu’au moins, sur le plan financier, elle s’en sorte », parce qu’on voit qui elle était – exactement pour les raisons que vous venez de dire – de la manière dont elle était habillée… Et ça, je comprends quand vous dites que c’est un travail considérable, je le comprends. Et ça, c’est une réussite. C’est certainement une réussite dans vos films.
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