1986 : Fomenter la révolution en anthropologie !

J’ai fait allusion dans un commentaire récent à un petit rapport que j’ai transmis à des confrères spécialistes de l’Intelligence Artificielle et qui a provoqué chez eux de la consternation, voire même de la sidération (faute de retour de leur part, impossible de trancher).

Ce n’est pas là pour moi une nouveauté. J’ai déjà raconté que quand j’étais allé apprendre à mon maître Sir Edmund Leach à Cambridge que j’étais viré, espérant un peu de réconfort de sa part, il avait rigolé en disant : « En matière d’iconoclastes, ils avaient déjà moi. Alors espérer qu’il y aurait place pour un second … ».  J’ai fini par y voir le compliment qu’il y mettait, même si au moment même…

À une époque, j’ai voulu faire la révolution en anthropologie. On m’avait demandé de contribuer (j’étais une autorité dans le domaine, n’est-ce pas) à un numéro spécial de LA revue d’anthropologie, L’Homme, intitulé L’anthropologie : état des lieux et je n’y étais pas allé avec le dos de la cuiller : j’avais intitulé mon texte « Reprendre à zéro ». Difficile sans doute d’être plus clair.

J’y faisais le bilan des échecs de l’anthropologie, de son incapacité crasse à résoudre les questions qui étaient les siennes, soulignant que les bonnes réponses étaient venues de l’extérieur, de gens qui n’étaient précisément pas anthropologues. J’offrais une sorte de manifeste de ce qu’il fallait faire pour sortir du bourbier.

Au fil des années, ce que j’avais dit qu’il fallait faire, je l’ai fait. De mon côté. Des livres comme Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009) et Le prix (2010), ont été la mise en oeuvre de ce programme.

Cela dit, au moment même, je ne me faisais guère d’illusions quant au succès de mon projet révolutionnaire : « Reprendre à zéro » parut en 1986,  je publiais la même année dans la revue L’Âne « Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud ». Fort prudemment, je ne mettais pas tous mes oeufs dans le même panier.

Si je vous raconte tout ça, c’est que pour la première fois depuis 34 ans, je viens de relire cet article, comme source d’inspiration éventuelle pour la rédaction de mon cours à venir « Grands courants en anthropologie ». Et j’y ai découvert une chose. Au fil des années, j’ai attribué à mon maître Leach et à un autre anthropologue britannique qui m’aimait beaucoup, Rodney Needham, mais que je fréquentais moins parce qu’il était à Oxford et non comme Leach et moi à Cambridge, cette idée que la structure (le collectif) et le sentiment (l’individu), sont en réalité les deux faces d’une même pièce, deux éclairages distincts projetés sur une réalité unique :

Le sentiment, c’est la structure localisée dans l’individu, comme contrainte incontournable, comme passion. La structure, c’est la  passion envisagée comme phénomène collectif, sous sa forme statistique. (p. 306).

Or dans ce petit texte, je n’attribue pas à Leach et à Needham la paternité de cette thèse, je la présente comme une découverte à moi.

Ai-je humblement reconnu au fil du temps que l’idée n’était pas de moi, ou bien est-ce une reconstruction de ma part, d’avoir attribué à mes maîtres ce qui était bien une invention personnelle ?

La réponse me semble être celle-ci : les deux sont vrais car ce que nous pouvons apporter de neuf se situe à cet endroit précis où notre petite flamme à nous se combine à la piété que nous portons légitimement à nos maîtres, qui nous ont presque tout appris, mais pas tout à fait tout, nous laissant gentiment une petite place où nous mettre.

Partager :

6 réponses à “1986 : Fomenter la révolution en anthropologie !

  1. Avatar de Lucas
    Lucas

    Puisqu’il est de bonne alouette de donner ses sentiments moi j’aime quand monsieur Jorion y fomente.

  2. Avatar de timiota
    timiota

    Mais la même invention ne bégaie t elle pas une fois du côté de la structure et une autre du côté (farceur) du sentiment ?

  3. Avatar de Maddalena Gilles
    Maddalena Gilles

    J’ai toujours pensé que personne n’invente rien… « Ça » vient bien de quelque part !
    De ce qu’on a vu, su, appris, ou même simplement supposé…

    Mais, en même temps, il faut que « je » (ou qui que ce soit) soit là pour faire apparaître « La » chose, la liaison entre deux propositions (pensées, et cætera…).

    Leach ? Needham ? Jorion ?
    « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! »
    Bonne soirée à tous !

  4. Avatar de PASQUET Régis
    PASQUET Régis

    Comme nous  » accrochons  » chacune de nos connaissances nouvelles à une connaissance déjà installée dans notre mémoire, nous favorisons, sur l’humus des idées décomposées des autres, l’éclosion de pensées neuves dont notre incommensurable orgueil nous pousse à rêver qu’elles ne furent pas déjà imaginées par un semblable. C’est la vie qui palpite partout en nous et dans tous les êtres. La vie et la mort aussi.

  5. Avatar de Hervey

    Le mouvement n’a pas de copyright.

  6. Avatar de JeNeSauraisVoir
    JeNeSauraisVoir

    A moi qui ne suis pas anthropologue et qui n’a de surcroît jamais été étudiant en sciences sociales, il est arrivé de penser que « Comment la vérité… » était la « Critique de la raison pure » de Paul Jorion et « Le prix » sa « Critique de la raison pratique ». Ne me demandez pas de développer la comparaison, je n’ai pas été plus loin que d’y penser et si vous voulez tout savoir je dois encore relire ou terminer de lire certains de ces ouvrages…

    J’ai malgré tout, au sujet de l’individuel et du collectif, nonobstant mon absence de parcours en sciences sociales, une autre conception dont j’ignore si je l’ai lue ailleurs ou si elle résulte d’une certaine sédimentation de mes intuitions. Je n’ai produit aucune thèse sur ces considérations même si j’ai plus d’une fois été tenté d’explorer la possibilité d’approfondir le sujet d’une manière ou d’une autre.

    Je me souviens que tout est parti d’une discussion avec un ami au sujet de na notion de « contrat social » qui peut laisser penser que les humains vivaient dans un état de liberté (individuelle) avant de parvenir, dans un deuxième temps, à une de cohabitation résultant de concessions et contre-concessions. Or il me semble que dès l’enfance, les petits d’homme sont conscients de la protection qu’ils reçoivent de leurs géniteurs et d’éventuels autres individus de la horde. La conscience d’avoir été protégé sans contrepartie expliquerait un sentiment inextinguible de reconnaissance, point d’ancrage de la socialisation.

    Aussi, les humains comme d’autres animaux d’ailleurs n’ont pas été socialisé à l’encontre d’un état précédent de liberté individuelle contrariée. De tout temps ils se sont comportés et se comportent toujours selon un « continuum individu-collectivité ». Je veux dire qu’il n’y a pas d’un côté le sentiment (individuel) et de l’autre la passion (collective) et que contrairement aux considérations habituelles (je ne dis pas que ce sont là les considérations de Paul Jorion) nous ne sommes pas tiraillés entre l’égoïsme (individuel) et l’altruisme (collectif). Ces deux états potentiels (sentiment et passion donc) se trouvent intriqués en nous tout le temps.

    Pour rendre compte de la différence entre tiraillement et intrication, il est possible de se référer aux lois de la physique avant la théorie de la relativité non newtonienne. Tant que nous avions maintenu une ligne de partage entre l’espace et le temps nos lois parvenaient à décrire la nature mais plutôt sommairement. De la même façon la conception consistant à opposer l’intérêt de l’individu à celui de la collectivité a engendré une ‘science‘ économique qui ne parvient pas à saisir la réalité de nos sociétés humaines.

    Avec le « continuum individu-collectivité » ou pour emprunter la thèse de Paul Jorion, avec le sentiment comme prolongement et ressort des passions (et inversement) une ‘vraie’ science économique semble possible (moyennant infiniment plus de travail, cela va de soi). A l’individualisme méthodologique embourbé dans son concept d’homo œconomicus au point de demander au réel de se plier aux simplifications des économistes, nous pouvons substituer une « théorie de la relativité économique » (je crois que ça s’appelle économie politique) faisant place aux personnes réelles qui se comportent selon un continuum individu-collectivité.

    Bon d’accord j’ai réagi au stimulus de ‘révolution’. N’allez donc pas croire que je veuille m’immiscer dans une discussion entre Leach, Needham et Jorion. M’enfin, j’ai moi aussi des intuitions qui ne demandent qu’à s’aérer, surtout en période de vacances !

Répondre à timiota Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx LLM pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés Singularité spéculation Thomas Piketty Ukraine Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta