J’ai fait allusion dans un commentaire récent à un petit rapport que j’ai transmis à des confrères spécialistes de l’Intelligence Artificielle et qui a provoqué chez eux de la consternation, voire même de la sidération (faute de retour de leur part, impossible de trancher).
Ce n’est pas là pour moi une nouveauté. J’ai déjà raconté que quand j’étais allé apprendre à mon maître Sir Edmund Leach à Cambridge que j’étais viré, espérant un peu de réconfort de sa part, il avait rigolé en disant : « En matière d’iconoclastes, ils avaient déjà moi. Alors espérer qu’il y aurait place pour un second … ». J’ai fini par y voir le compliment qu’il y mettait, même si au moment même…
À une époque, j’ai voulu faire la révolution en anthropologie. On m’avait demandé de contribuer (j’étais une autorité dans le domaine, n’est-ce pas) à un numéro spécial de LA revue d’anthropologie, L’Homme, intitulé L’anthropologie : état des lieux et je n’y étais pas allé avec le dos de la cuiller : j’avais intitulé mon texte « Reprendre à zéro ». Difficile sans doute d’être plus clair.
J’y faisais le bilan des échecs de l’anthropologie, de son incapacité crasse à résoudre les questions qui étaient les siennes, soulignant que les bonnes réponses étaient venues de l’extérieur, de gens qui n’étaient précisément pas anthropologues. J’offrais une sorte de manifeste de ce qu’il fallait faire pour sortir du bourbier.
Au fil des années, ce que j’avais dit qu’il fallait faire, je l’ai fait. De mon côté. Des livres comme Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009) et Le prix (2010), ont été la mise en oeuvre de ce programme.
Cela dit, au moment même, je ne me faisais guère d’illusions quant au succès de mon projet révolutionnaire : « Reprendre à zéro » parut en 1986, je publiais la même année dans la revue L’Âne « Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud ». Fort prudemment, je ne mettais pas tous mes oeufs dans le même panier.
Si je vous raconte tout ça, c’est que pour la première fois depuis 34 ans, je viens de relire cet article, comme source d’inspiration éventuelle pour la rédaction de mon cours à venir « Grands courants en anthropologie ». Et j’y ai découvert une chose. Au fil des années, j’ai attribué à mon maître Leach et à un autre anthropologue britannique qui m’aimait beaucoup, Rodney Needham, mais que je fréquentais moins parce qu’il était à Oxford et non comme Leach et moi à Cambridge, cette idée que la structure (le collectif) et le sentiment (l’individu), sont en réalité les deux faces d’une même pièce, deux éclairages distincts projetés sur une réalité unique :
Le sentiment, c’est la structure localisée dans l’individu, comme contrainte incontournable, comme passion. La structure, c’est la passion envisagée comme phénomène collectif, sous sa forme statistique. (p. 306).
Or dans ce petit texte, je n’attribue pas à Leach et à Needham la paternité de cette thèse, je la présente comme une découverte à moi.
Ai-je humblement reconnu au fil du temps que l’idée n’était pas de moi, ou bien est-ce une reconstruction de ma part, d’avoir attribué à mes maîtres ce qui était bien une invention personnelle ?
La réponse me semble être celle-ci : les deux sont vrais car ce que nous pouvons apporter de neuf se situe à cet endroit précis où notre petite flamme à nous se combine à la piété que nous portons légitimement à nos maîtres, qui nous ont presque tout appris, mais pas tout à fait tout, nous laissant gentiment une petite place où nous mettre.
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