Je disposais d’une semaine creuse avant les deux que durerait mon séjour linguistique à Cantorbéry et comme je ne connaissais pas les Highlands écossais, je me suis dit qu’il y avait là une excellente occasion de les découvrir.
J’arrivai à Perth, à la frontière des Lowlands et des Highlands, un dimanche après-midi. Quand j’ai pénétré dans l’hôtel qu’un commerçant m’avait indiqué, je me se suis retrouvé dans une immense salle d’un autre âge où un bal battait son plein : une après-midi dansante endiablée avec orchestre à flonflons. L’année était 1974 mais la scène aurait pu tout aussi bien se dérouler un demi-siècle plus tôt.
Le lendemain, sur la route qui me menait de Perth à Ullapool, j’ai pris en stop une jeune Américaine. La route était longue et elle insistait pour qu’on s’arrête toutes les heures, non pas pour se dégourdir les jambes ou satisfaire un besoin naturel, mais pour dégotter un téléphone qui lui permettrait d’appeler son agent de change aux États-Unis et s’enquérir de l’état instantané de son portefeuille boursier. La scène se passerait aujourd’hui, elle aurait tapoté sans s’interrompre sur son iPhone, ignorant les paysages grandioses des Highlands que nous traversions. Lesquels devaient malheureusement être essentiellement admirés par la fenêtre hermétiquement close de la voiture parce que l’air était infesté de midges, des mouchettes féroces à la piqûre fort déplaisante (Culicoides impunctatus, le « moustique des Highlands »).
Entre deux méchantes averses le ciel tourmenté mimait les compositions monumentales de Turner. Sur une route étroite de montagne et tandis que la pluie s’était remise à tomber, je n’arrivais pas à interpréter les grands appels de phares que me faisaient les automobilistes arrêtés en bord de route. Au bout d’un moment, cela me frappa que s’il y avait un nombre impressionnant d’automobiles arrêtées sur le bas-côté, il n’y avait que la mienne sur l’asphalte. Quelques instants plus tard je compris pourquoi : ma vieille Volvo avait cessé d’avancer dans la montée où j’étais engagé. En fait, elle dérivait en crabe sur la surface inondée : la route s’était transformée en un torrent et la lame d’eau qui se déversait était à ce point épaisse que le véhicule avait cessé d’adhérer au sol. Les autres automobilistes étaient au courant, j’avais dû passer moi par la découverte empirique.
J’ai longé le Loch Ness et j’ai fini par atteindre le point le plus Nord de l’Écosse, dont les paysages me rappelaient la Bretagne que j’aimais : ayant couvert douze cents kilomètres, j’avais retrouvé dans ces petits ports écossais, la pêche côtière artisanale qui m’était familière depuis Houat, que je n’avais encore quitté que trois mois plus tôt *.
J’avais déjeuné à Ullapool, je cherchais à me loger pour la nuit à Lochinver. Les deux personnes que j’avais interrogées m’avaient tenu le même discours : la seule option était la roulotte qu’un gars louait au fond de son jardin. Je suis allé le voir. Je l’ai bien dévisagé pendant qu’il me parlait : ses intentions étaient claires ; les deux qui m’avaient donc obligeamment renseigné devaient être des rabatteurs. Et ils étaient donc au moins trois. Avec une affabilité exemplaire je lui ai versé les arrhes pour la nuit, décidé à mettre entre lui et moi le plus grand nombre possible de kilomètres. J’ai toujours le sentiment que je ne serais pas sorti vivant de sa roulotte, ou alors, dans quel état ?
J’ai ensuite redescendu la carte, jusqu’à l’extrémité Sud-Est de l’Angleterre : Cantorbéry où m’attendait mon séjour linguistique. Pas loin sans doute de la plus longue distance qu’on puisse parcourir entre deux localités au Royaume-Uni.
* Pierre Nora, qui a annoté mon manuscrit a écrit en marge « ce sera le cas aussi [pour vous] à Mendocino [dans le nord de la Californie] ». C’est vrai, j’y reviendrai.
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