La vérité en anthropologie a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 26, 1986 : 22.
Une question traitée sur le mode de l’axiomatique, faute de l’être sur celui de la démonstration.
La question de la vérité n’a jamais été traitée par l’anthropologie. Ce disant, je n’essaie pas d’avancer dans un esprit polémique que l’anthropologie n’a jamais traité cette question avec le sérieux qu’elle mérite. Non, j’affirme simplement qu’elle ne l’a jamais traitée du tout. Or, et en toute logique, que l’on veuille, soit faire de notre propre culture la mesure de tout autre, soit, au contraire, considérer que chaque culture est la mesure de soi-même, il convient, en tout état de cause d’avoir d’entrée de jeu une idée précise de ce qu’est, en anthropologie, la vérité.
Si l’anthropologie n’a jamais dit ce qu’était la vérité, ce n’est ni par stupidité, ni par volonté délibérée d’abandonner la question a des spécialistes (tels les moralistes ou les épistémologues), ni surtout par indifférence. C’est bien, plutôt que le statut de la vérité en anthropologie a été a ce point essentiel à son fondement que les anthropologues n’ont jamais pu parcourir autour de son soleil trop brillant que des orbites plus ou moins éloignées. Autrement dit, l’anthropologie ne s’est jamais bien remise du sensationnalisme qui fut à son point de départ.
De l’origine à son alternative
Le lecteur de récits de voyage est aussi — souvenons-nous en — l’amateur des cabinets de curiosités, et il se régale plus volontiers de sirènes et de sauvages à queues (probablement pré-Adamites) que de sauvages moins exotiques. Son intérêt n’est pas distinct de celui du lecteur contemporain du magazine Détective : à la lecture de festins cannibalistiques ou de mariages à nos yeux incestueux, il s’interroge comme notre voisin à la lecture des exploits d’un voyou qui prostitue la sœur jumelle de sa femme le jour de ses noces : est- il Dieu possible de vivre ainsi?
L’autre retint d’abord notre attention comme pervers vivant dans l’impunité. La tâche du voyageur couchant par écrit son récit était donc double : il lui fallait d’abord prouver la réalité du comportement pervers, il lui fallait ensuite faire la preuve de l’impunité des contrevenants au sein de leur société laxiste. Il n’avait pour ce faire que les moyens qui sont, au sein de la langue, encore les nôtres : jurer ses grands dieux qu’il disait vrai, et accumuler les détails véridiques qui emporteraient la conviction du lecteur. Prendre les dieux à témoin que l’on dit vrai, ce n’est jamais que pousser à son degré ultime l’identification de celui qui parle à la teneur de ce qu’il dit ; accumuler les détails, ce n’est jamais que soutenir la vraisemblance par la complexité de l’improbable.
Or, sur ces sujets du vraisemblable et de l’effet de réel comme procédés de la fiction romanesque, Julia Kristeva et Roland Barthes écrivirent de belles pages. Le voyageur n’avait donc comme recours pour asseoir la vérité de son récit que sa bonne foi… et les ressorts rhétoriques de la fiction.
Il existait cependant une alternative que le XIXe siècle découvrit : la vraisemblance attachée au sérieux du protocole en sciences naturelles. On passa ainsi du récit de voyage à l’ethnographie. Et cette fois-ci encore, la vérité ne put être évoquée : le discours du vrai était mimé dans sa forme, aborder plus franchement la question aurait éveillé les soupçons.
L’impunité du pervers
La question de l’impunité du pervers de brousse n’en restait pas moins préoccupante. Les Sauvages ont-ils tort de laisser impunis ce qui serait chez nous des crimes ? Ou bien y a-t-il vraiment des choses qui sont vraies de ce côté-ci des montagnes et fausses de l’autre côté ? L’anthropologie ne s’est jamais prononcée, malgré la gravité des implications : affirmer le caractère unique de la vérité (nécessairement la nôtre) cela conduit à justifier a posteriori toute l’entreprise coloniale ; affirmer sa multiplicité c’est au contraire justifier l’ensemble des coutumes barbares, du sacrifice humain à l’excision, y compris au passage celles qui appartinrent historiquement à notre culture, et dont nous n’avons pu nous défaire qu’au prix de ce qu’il faut bien appeler un douloureux effort « de civilisation ».
Les trois formes d’un postulat
Alors que faire ? Puisque la question de la vérité en anthropologie ne fut pas traitée sur le mode de la démonstration, elle le fut — nécessairement par défaut — sur le mode de l’axiomatique, à savoir sous forme de postulat. Lequel, pareil à celui d’Euclide, prit l’une des formes possibles : « il y a une et une seule vérité (celle de la science) », ou bien, « il y a autant de vérités qu’il y a de cultures distinctes — soit, potentiellement, une infinité », ou encore, « il n’y a pas de vérité ».
Le passage d’une forme du postulat à l’autre s’opère historiquement au sein du champ de l’anthropologie de manière paradigmatique au sens de Kuhn, par simples renversements successifs fondés sur l’opinion du plus grand nombre (d’autorités anthropologiques), c’est-à-dire, plus platement, par un phénomène de mode. Dans aucun cas le renversement ne fut justifié ; à moins que l’on ne prenne au sérieux l’indignation morale des membres de chaque faction devant les conséquences intolérables des autres options.
Rubrique apparemment très accessoire
Et pourtant, que de terrains interrompus, que de thèses qui ne furent pas écrites pour des raisons qui tenaient à la vérité ! Peut-on tolérer, demandait l’un, la violence brutale envers les enfants, la torture systématique des femmes, l’assassinat comme éthique culturelle ? Peut-on tolérer, demandait un autre, la destruction des territoires de chasse d’un peuple au nom du plus grand bien d’une nation tout entière ? Il y a là des questions qui touchent à la vocation même de l’anthropologue : y aurait-il des cultures humaines dont la contribution à l’histoire du genre humain serait à ce point viciée qu’elle ne mériterait pas qu’on s’y arrête ? Voilà qui serait grave, si comme le voulait Jauffret, secrétaire de la Société des observateurs de l’Homme en l’an IX de la République, la première tâche de l’anthropologie était dans l’inventaire des variétés de la culture humaine.
Quoi qu’il en soit de la réponse, de telles questions se voient renvoyées à une quelconque rubrique « Questions éthiques liées à la pratique du terrain » ; rubrique dont la longueur de l’intitulé semble suggérer qu’elle ne traite que de questions accessoires. Mais qui dira que ceux qui quittèrent l’anthropologie pour une raison de cet ordre n’étaient pas dignes d’y appartenir ? Godard nous affirmait l’autre soir au cours d’une émission littéraire bien connue qu’il n’y a pas de suicidés parmi les metteurs en scène. On ne peut en dire autant des anthropologues. « Choc culturel » dit-on pudiquement, ou bien serait-ce que chaque fois la vérité trop longtemps négligée réclame sa livre de chair ?
Paris, le 13 janvier 1986

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