L’action se déroule à San Francisco et j’oblige le lecteur à se représenter des rues qui lui sont probablement inconnues, des quartiers dont le nom n’évoque rien pour lui sinon peut-être pour les avoir déjà rencontrés chez Jack London, Kerouac ou Philip K. Dick : « Les filles peintes et insolentes du Sud de Market Street », écrivait déjà Jack London dans Martin Eden (1909).
La raison de San Francisco va de soi : c’est là que j’habite. Je pourrais ajouter « par hasard », à la suite d’une série d’événements contingents. Ce serait vrai d’une manière banale, au sens où l’on ne maîtrise jamais pleinement, ou peut-être ni même partiellement, les circonstances de sa vie. Cela ne m’est arrivé que dans trois villes, de me dire la première fois que je les ai visitées, « Un jour tu habiteras ici ! »: Amsterdam, San Francisco et Vannes. Les deux premières sont aussi les capitales des communautés homosexuelles, un trait indifférent à ma propre histoire, mais pas pour autant sans rapport avec elle : des villes où l’on vous fout essentiellement la paix.
J’ai habité Amsterdam, et bien que ce fût une période douloureuse de ma vie : déjà un divorce, le deuxième, et un emploi rapidement perdu, je me levais cependant chaque matin, j’allais à la fenêtre, je parcourais du regard l’enfilade de l’avenue Henri Pollak dans le Plantage : l’entrée du zoo à gauche et le canal, le Herengracht, à droite, et cela suffisait à faire que la journée débute pour moi sous le signe de la sérénité. Deuxième épouse perdue, « Venue sur un bateau appelé le Mayflower » et, à Paris, « Si loin, Si loin de chez toi », tu considérais que c’était ta chanson, American Tune de Paul Simon, parce qu’elle évoquait ton sort mais, tu sais, elle parlait aussi de nous deux : « Ça va, on fait aller… Et pourtant quand je repense à cette route où nous roulions, Je me demande pourquoi ça n’a pas marché, Je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi ça n’a pas marché ».
En septembre 1997, venu du campus de l’Université de Californie, à Irvine, à une vingtaine de kilomètres de là, j’ai échoué à Laguna Beach : sur la plage. Ce qui m’a probablement sauvé. C’est Aznavour qui chantait « Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil ». Immigrant de la première heure, je crevais la dalle au paradis. Entre mes moments de vaine agitation, j’arpentais la plage de long en large. Un matin d’hiver, au lendemain d’une tempête, j’ai découvert la laisse de mer comme un collier de pierreries : une accumulation rutilante d’énormes coquillages. Au tournant d’un rocher je me suis retrouvé nez à nez avec une femme policier, elle aussi les mains encombrées de ses joyaux : attirée par les trésors de la plage pendant ses heures de service, et assez penaude de tomber sur quelqu’un. Moi aussi un peu emmerdé, mais pour la raison inverse : que j’aurais dû plutôt à cette heure-là, être au travail quelque part. Et nous les deux fautifs, nous nous sommes regardés en souriant, nous nous sommes dit bonjour, et nous rapprochant l’un de l’autre, nous avons comparé nos butins, avec les mots enfantins qui conviennent aux coquillages.
À cette époque je me suis rendu deux fois à San Francisco pour des entretiens. La première, paradoxalement, dans la même banque où je travaille aujourd’hui. J’ai compris très vite que celui qui m’avait invité ne disposait en réalité d’aucune autorité pour m’offrir un emploi. Je suis sorti de son bureau et j’ai marché tout droit, vers la lumière, je suis monté le plus haut que j’ai pu de cette ville, et je me suis retrouvé haletant au sommet de Nob Hill écrasée de soleil, seul, dans mon beau complet inutile. Et je me suis abimé dans la contemplation de l’un des plus beaux panoramas de la planète : la Baie de San Francisco, en me disant : « Qu’est-ce qu’il te reste à faire maintenant ? ».
La deuxième fois, il pleuvait des cordes et l’entretien se déroulait comme du papier à musique. Si bien qu’une secrétaire avait dû interrompre mon inquisiteur enthousiaste, lui expliquant que le chauffeur de la limousine attendait et que j’allais rater l’avion qui me renvoyait à Los Angeles, vers ma misère. Et puis, contre toute attente, plus rien. Et je n’arrivais pas à me convaincre que l’on ne m’offrirait pas ce poste que je convoitais : je savais en mon for intérieur que j’habiterais un jour San Francisco, et j’étais convaincu que l’heure en était arrivée. Si le libre-arbitre est une illusion – ce qui selon moi est plus que probable – comment rendre compte de certitudes aussi fortes ? La seule explication possible est celle qu’en proposa Socrate : que cette certitude est celle de la réminiscence et résulte de l’Éternel Retour.
Ce matin je suis allé acheter des CDs à Haight et Ashbury. Je tente petit à petit de reconstituer en format compact mon ancienne collection de vinyles. Et j’ai retrouvé aujourd’hui « The 5000 Spirits or the Layers of the Onion » et « The Hangman’s Beautiful Daughter » de l’Incredible String Band, parus en 1967 et 1968. Et aussi de Bert Jansch, « Birthday Blues » de 1969. Si cela ne vous dit rien, alors vous ignorez également ce qui s’est passé à la même époque à Haight-Asbury, et ceci non plus ne vous dira rien, les paroles de Scott McKenzie : « Si tu viens à San Francisco, N’oublie pas de porter quelques fleurs dans les cheveux ». Daisy disait avec une certaine fierté aux gens que nous rencontrions pour la première fois : « Quand je l’ai connu, il était Hippie ! » Le monde a décidé que le talent qu’il me reconnaîtrait ensuite serait celui de banquier. Mais quand vient la nuit, et que tous les chats sont gris…
La femme blonde, elle, ne s’y est pas trompée !
Répondre à Tout me hérisse Annuler la réponse