Meurtre dans l’Université anglaise (1984)

J’ai republié ici récemment les chroniques consacrées à l’anthropologie que j’avais rédigées autrefois pour la revue L’Âne Le magazine freudien. Il en est une que j’avais publiée ici sous forme de facsimilé à l’occasion du décès de Margaret Thatcher. J’écrivais ceci :

Comme il n’est pas bienséant d’insulter les morts, je m’en abstiendrai. Mais rien ne m’interdit n’est-ce pas de republier un texte rédigé il y a vingt-neuf ans et consacré à l’anthropologie sociale ? Meurtre dans l’université anglaise a paru originellement en 1985 dans le numéro 21 de la revue L’Âne, à la page 22.

En voici le texte.

Victime de son a-théorisme, l’anthropologie britannique n ‘a pu surmonter la fin de la colonisation.

L’École anglaise d’anthropologie, qui domina le champ anthropologique des années trente aux années soixante, se meurt, assassinée. On évoquera plus loin la psychologie de la victime, faible et malade, les signes avant-coureurs du drame qui couvait, les prédispositions, mais commençons par les circonstances du meurtre. 

Il y a cinq ans, quand un gouvernement conservateur fut porté au pouvoir, le financement de l’anthropologie sociale anglaise incombait au Social Science Research Council. Au sein de ce Conseil existait un comité pour l’anthropologie sociale. Ce comité fut tout d’abord supprimé, puis le nombre de bourses destinées aux anthropologues fut progressivement réduit des deux tiers. En 1982, le gouvernement se proposa d’interrompre le financement de la recherche en sciences sociales en supprimant le Social Science Research Council. Les représentants des sciences sociales ayant obtenu l’ouverture d’une enquête, le rapport Rothschild donna la parole aux anthropologues anglais les plus fameux, Edmund Leach, Raymond Firth, Meyer Fortes, et l’anthropologie sociale fut exonérée. Le Conseil fut maintenu, mais son budget fut à nouveau réduit, cette fois de façon humiliante, quand le ministre de l’Éducation, Keith Joseph, insista pour que les fonds ainsi économisés servent à subventionner de la vraie recherche, entendez de la recherche technologique ou en sciences naturelles. Le ministre détestait tout particulièrement l’appellation « sciences sociales » et obligea le Conseil à se rebaptiser Economic and Social Research Council. Social Research signifiait que tout chercheur en sciences sociales devait à terme se reconvertir en assistant social, que toute recherche serait dorénavant pertinente (relevant), c’est-à-dire s’efforcerait de résoudre les graves problèmes sociaux liés au chômage et aux tensions raciales, problèmes que le gouvernement avait activement contribué à créer. Rien n’indique un possible changement de cap dans un avenir prévisible.

Une assistance sociale volontaire

En d’autres termes, l’anthropologie britannique est en train de mourir d’asphyxie et d’inanition. Il n’y a plus de fonds de recherche, les vieux professeurs prennent leur retraite, le plus souvent contraints et forcés, et la relève n’est plus assurée, non pas faute de candidats sérieux mais faute de postes. Dans le Cœur conscient, Bettelheim a fort bien analysé la psychologie des victimes d’une persécution. Pareils aux prisonniers d’un camp de concentration, les anthropologues britanniques se sont convaincu que s’ils étaient à ce point haïs, c’est qu’ils devaient être fondamentalement haïssables et se sont dès lors faits les complices de leur propre liquidation : partageant équitablement entre eux les coupes sombres, créant précipitamment des cours « pertinents » en recherche appliquée, anthropologie des alcooliques, des étrangers, des chômeurs, des femmes — tous ennemis du régime, éliminant enfin toute influence étrangère afin de retrouver la pureté des origines, celle qui avait fait la grande anthropologie britannique, sociale et fonctionnaliste (*).

Si quelques-uns se sont exilés, certains parmi les meilleurs, mais non pas tous les meilleurs, beaucoup sont restés, dans des emplois souvent subalternes. Leur condition est celle d’un profond désespoir qui leur paraît à ce point intrinsèque à l’anthropologie elle-même, qu’ils s’étonnent de bonne foi de ne pas voir ce désespoir partagé par leurs collègues étrangers. L’anthropologie française, il faut le reconnaître, a contribué d’une manière décisive à la démoralisation de l’anthropologie britannique. Le premier choc vint avec le structuralisme, que les meilleurs des jeunes anthropologues d’alors, les Edmund Leach, Mary Douglas, Rodney Needham, s’empressèrent d’utiliser comme machine de guerre contre une anthropologie qui se cantonnait dans un style devenu monolithique et complaisant. Les jeunes Turcs lancèrent des appels vibrants, appelant de leurs vœux une critique radicale des approches les plus sûres d’elles, critique de l’anthropologie de la parenté, critique de l’anthropologie politique, critique de l’anthropologie religieuse. Eux-mêmes entamèrent la reconstruction, mais la reconstruction ne vint pas. Le deuxième choc fut celui de l’anthropologie marxiste, avec un long retard toutefois sur la France. L’anthropologie marxiste touche très peu un corps d’enseignants déjà vieillissant, mais l’impact fut réel sur les étudiants et sur les chercheurs potentiels réduits aux petits contrats ou au chômage. Pour eux, à travers Althusser, c’était la philosophie continentale tout entière qu’ils découvraient, objet inconnu de l’enseignement universitaire britannique.

Une faiblesse institutionnelle existait à ce moment, et pareil à l’hystérie, le doute suivit des lignes de fragilisation déjà présentes. Jusque-là, l’anthropologie britannique s’était toujours vue subordonnée à des intérêts pratiques ou théoriques définis dans un autre lieu. Elle avait réellement débuté comme auxiliaire de l’histoire quand il fallait apporter un éclairage indirect sur les lacunes de l’archéologie quant au passé préhistorique de notre propre culture (Robertson Smith, Frazer). Il lui fallut ensuite devenir l’éducatrice de l’administration coloniale de l’Empire (Malinowski, Radcliffe-Brown, Mair). La fin de la colonisation mit un terme à cette tâche, sans qu’aucune autre vînt la remplacer. Le travail de terrain se poursuivit difficilement dans des pays qui conservaient un souvenir cuisant de l’arrogance culturelle qui présidait à l’indirect rule britannique.

Le prix du matter of fact

Du fait d’une coupure radicale entre elle et tout questionnement philosophique, l’anthropologie britannique se prêtait tout particulièrement mal à une éventuelle fertilisation par des courants venus d’ailleurs : une fertilisation par le structuralisme ou le marxisme aurait exigé un bouleversement profond affectant les fondements mêmes d’une recherche qui, il faut l’avouer, entretenait des attaches plus profondes avec les Humanities qu’avec les sciences (ce n’était pas le cas au temps des E.B. Tylor ou des W.H.R. Rivers). Ce qui fut longtemps la vertu de l’anthropologie sociale britannique, celle que l’on associe aux noms des Malinowski. Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, Fortes, Firth, Gluckmann, ce n’est pas comme on l’affirme aujourd’hui son attachement à une théorie qui aurait eu pour nom «  fonctionnalisme », mais plutôt, comme on le disait jadis, son rejet de toute théorie pour une approche de « sens commun ».

Le ton de cette anthropologie britannique était celui de l’évidence, du « cela va sans dire », du matter of fact. Seul Malinowski, élevé dans l’université allemande, adopta ce style de choix délibéré et en toute connaissance de cause ; pour ses collègues britanniques, il ne s’agit jamais d’un choix, mais de la seule manière correcte à leurs yeux d’opérer, à l’intérieur d’un espace philosophique jamais perçu comme tel, et par conséquent unidimensionnel. Ce ton, je l’appelle de « sens commun » car il se fonde tout entier sur deux principes épistémologiques très simples : celui d’une transparence essentielle du milieu humain à ses acteurs, et celui d’une transparence essentielle du sujet à lui-même. « Le monde est essentiellement tel qu’il m’apparaît », affirme l’anthropologue britannique, « et j’en parle en connaissance de cause, y compris quand je parle de moi-même ». Nulle suggestion ici, comme chez Kant, d’une distorsion fondamentale, d’un filtrage obligé de la réalité par les dispositifs cognitifs d’un agent humain. Nulle suggestion ici que le monde se présente spontanément aux yeux d’un sujet sous une forme trompeuse, comme l’affirme Marx quand il introduit le concept du « fétichisme ». Nulle suggestion surtout, d’une essentielle méconnaissance du sujet à lui-même, comme l’annonça Freud.

Cette démarche porta ses fruits : son a-théorisme en faisait une voie d’approche à la fois simple et économique d’une réalité humaine qui serait, sinon, apparue telle qu’elle est : rebelle à l’analyse du fait de sa complexité. Toutefois — l’explication fonctionnaliste s’impose ici —, cette approche naïve de la réalité ne pouvait se poursuivre qu’en raison d’une demande. Avec la fin de la colonisation, l’usage pragmatique et utilitaire des connaissances rassemblées s’interrompit.

L’engagement précipité dans l’anthropologie « appliquée » n’aura sans doute qu’un temps. En fait, le renouveau de l’anthropologie britannique se dessine depuis une dizaine d’années. On en parle comme du débat autour des « modes de pensée » ou des « systèmes de croyance » (**). Sa promesse vient du fait qu’il a sa source au cœur même de la philosophie ; d’ailleurs la plupart de ses créateurs sont philosophes : P. Winch, A. Mac Intyre, C. Taylor, M. Hollis, S. Lukes, mais un nombre croissant d’anthropologues y participent, dont E. Gellner, nouveau détenteur de la Chaire à Cambridge, et R. Horton qui eut le mérite de lancer le débat, puis de le maintenir en vie. Tout n’est donc peut-être pas fini.

Cambridge 8/12/84

(*) J’en étais en fait, l’une des victimes.

(**) J’y participais moi-même de manière marginale à l’époque. Deux ans plus tard, à mon retour d’Afrique, j’entreprendrais la rédaction de Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009), ma contribution tardive au « renouveau de l’anthropologie britannique » 😉 .

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2 réponses à “Meurtre dans l’Université anglaise (1984)”

  1. Avatar de timiota
    timiota

    Tss tss, les économistes britanniques, eux, ont su à la même époque être « pertinents » (relevant), le petit doigt sur la couture du pantalon offert par la City et les compagnies d’assurance. Blair fut à eux le type d’émanation systémique que Macron est au Tirole-Blanchard-isme.
    Mais je m’éloigne assurément du sujet du billet.
    Quel zozo ou quel zôon peut bien croire à un rapport entre anthropologie et économie ?

    1. Avatar de Paul Jorion

      Pas vraiment, le département de sciences sociales et politiques, qui se trouvait dans l’autre aile du même bâtiment, avait à sa tête, Anthony Giddens, qui concoctait à l’époque sa proposition de « Troisième voie : le renouveau de la social-démocratie ». Le renouveau par la castration, il suffisait d’y penser. Il siège à l’heure qu’il est à la Chambre des Lords : nos sociétés sont très reconnaissantes à ceux et celles qui leur permettent de se perpétuer à l’identique.

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