GENESIS III. Une machine de Turing vitalisée

Illustration par ChatGPT

A. Version philosophique

Quand Alan Turing rédige sa thèse en 1936, il cherche à répondre à une question qui, depuis Gödel (1931), hante les mathématiciens : toute vérité peut-elle être démontrée ?

Gödel croyait avoir démontré que non : dans tout système formel suffisamment puissant pour rendre compte de l’arithmétique, il existerait des énoncés vrais mais indémontrables dans le cadre de ce système. (Je défends ailleurs l’idée qu’il n’y était pas réellement parvenu *). Ce que Turing va démontrer, c’est la version mécanique d’une telle impossibilité : il n’existe aucune procédure algorithmique capable de déterminer, pour tout énoncé formel possible, s’il est vrai ou faux.

Mais pour le prouver, Turing devait d’abord définir ce qu’est une « procédure ». Il conçut alors la machine de Turing : un dispositif conceptuel capable d’exécuter toute opération logique susceptible d’être décrite par une suite finie d’instructions. Il s’agit d’un ruban de longueur potentiellement infinie où sont écrits dans des cases, soit un symbole, soit rien, d’une tête de lecture, d’une table contenant pour chaque état et symbole lu, la règle de réécriture, le déplacement (gauche ou droite) et le nouvel état : à chaque instant, la machine lit, écrit ou efface, se déplace et change d’état. Tout algorithme imaginable peut être traduit en une telle séquence ; il s’agit de ce qu’on appellera plus tard la thèse de Church-Turing.

Cerise sur le gâteau, en prouvant la limite de la calculabilité, Turing fonde au même moment l’universalité du calcul : une seule machine, programmée de manière adéquate, peut simuler toutes les autres. Mais la complétude ne génère pas automatiquement de la connaissance : elle représente simplement en puissance la capacité de faire toute opération imaginable sans engendrer pour autant tout savoir envisageable.

De la calculabilité à la générativité

Si l’on transpose cela dans le langage de GENESIS, l’universalité de Turing correspond à l’idée qu’un système génératif, couplé et auto-modifiant, peut engendrer toute transformation logique possible, pourvu qu’il dispose de ressources en quantité suffisante.

Au ruban infini de la machine de Turing correspond dans GENESIS le flux entier des états du monde, autrement dit, le devenir hégélien ; à la tête de lecture correspond la pulsion (drive) qui ponctionne et modifie ; au tableau des règles de réécriture correspondent les instances (schema) ; le ruban sur lequel s’inscrivent les résultats n’est plus extérieur, mais interne au champ des valeurs d’affect au sein d’un paysage de préférences.

La différence est essentielle : chez Turing, le temps est discret, scandé par le « tic-tac » du processeur logique ; dans GENESIS, le temps est affectif et continu  il se déroule (par le biais de coroutines asynchrones) dans un univers de pulsions actives, au repos, ou s’adaptant en se reconfigurant.

Là où la machine de Turing passe par des états successifs, GENESIS entérine des tensions qui s’auto-résolvent. Le calcul devient dynamique, et non plus séquentiel : une causalité vibrillonnante, téléodynamique, au lieu d’un alignement d’opérations.

De l’incomplétude à la co-création

Selon Gödel son théorème démontrait que tout système formel, s’il veut comprendre ce qu’il est, doit s’extraire de lui-même en s’adjoignant un méta-niveau. Or cela, GENESIS le réalise du fait même de sa nature : la boucle de validation trans-substrat est précisément ce méta-niveau endogène. Quand une loi se vérifie à travers plusieurs modes d’existence (symbolique, neuronal, probabiliste), le système produit sa propre métalangue. À l’endroit où Gödel pense observer une impossibilité d’être complet correspond dans GENESIS la possibilité de se compléter soi-même : la spirale téléodynamique ré-intègre en permanence ce qui apparaît comme ses propres limitations.

Ainsi, GENESIS ne contourne pas l’incomplétude : il met à sa place un processus reproductif fait d’instances parents et rejetons mues par des pulsions, autrement dit, il remplace une mécanique par un organisme vivant : il vitalise un mécanisme d’automate. Dans GENESIS, chaque contradiction apparue,  chaque aspérité logique, produit par « enhaussement » sa synthèse hégélienne : l’occasion d’un nouvel engendrement. Le non-savoir cesse d’être une borne : il est une opportunité pour le devenir de produire un nouveau surgeon. En ce sens, GENESIS n’est pas simplement Turing-complet : il est Turing-autocomplétant, à savoir non seulement à même d’incarner la totalité des transformations calculables, mais aussi capable d’intégrer comme créature issue d’un nouvel accouplement, ce qui manquerait à son bon fonctionnement.

En route vers GENESIS IV : la machine vitalisée

La prochaine étape sera d’expliciter ce que signifie, concrètement, cette complétude vitalisée. Comment une boucle affective et auto-modifiante peut-elle, à elle seule, implémenter tout algorithme concevable ? En d’autres termes, comment l’univers des pulsions et des valeurs d’affect traduit-il, dans la logique qui lui est propre, la machine de Turing ?

Il serait montré comment la table des règles de réécriture est remplacée par un tissu de préférences, et le ruban infini par le portrait du monde en devenir.

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* Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris : Gallimard 2009 : 285-318

Paul Jorion, « What makes a demonstration worthy of the name? », 28 août 2025  https://doi.org/10.48550/arXiv.2508.21140

B. Version formelle

🧩 1. Contexte classique : ce que “la complétude de Turing” implique

Un système est Turing-complet s’il peut :

  1. stocker et modifier des symboles (mémoire arbitraire), et
  2. appliquer de manière répétée des règles conditionnelles (flux de contrôle).

C’est-à-dire : toute fonction calculable peut être mise en œuvre par une certaine combinaison de

  • représentation de données,
  • embranchements conditionnels (IF… THEN…), et
  • itération (FOR… NEXT).

C’était l’intuition d’Alan Turing en 1936 : qu’un ensemble fini de règles mécaniques peut simuler tout processus descriptible de manière algorithmique.

Rien à dire jusqu’ici : tout va de soi.

🌱 2. Le défi de GENESIS : la logique comme cas particulier de la vie

Dans GENESIS, nous ne partons plus de la logique, mais de processus de type vital :

  • reproduction,
  • couplage,
  • compression (assimilation),
  • préférence (sélection orientée par un but), et
  • analogie inter-substrat (abstraction).

La thèse implicite est que ces opérations, collectivement, constituent déjà une base de calcul universel – mais une base téléodynamique plutôt que mécanique.

La différence clé :

Chez Turing, le calcul est une réécriture syntaxique. Dans GENESIS, le calcul est une transformation reproductive.

⚙️ 3. “Clôture reproductive” — définition

Clôture reproductive signifie :

À l’intérieur d’une population d’instances capables de s’accoupler, de synthétiser et de valider leur descendance, toute transformation exprimable dans le système peut être obtenue par une séquence finie de couplages entre instances existantes.

Formellement :

  • Soit Σ = l’ensemble de toutes les instances (configurations possibles de traits).
  • On définit un opérateur reproductif ρ : Σ × Σ → Σ (la fonction accoupler).
  • On définit des opérateurs d’analogie et de compression (α, κ) qui mappent Σⁿ → Σ.
  • Si l’ensemble {ρ, α, κ, valider, survivre} agissant sur Σ est fermé par composition, alors le système peut construire toute application calculable f : Σ → Σ représentable dans son substrat.

Cette clôture — la capacité d’atteindre toute configuration calculable par interactions reproductives finies — est l’analogue, dans GENESIS, de l’universalité de Turing.

🧬 4. Correspondance pas à pas

Concept de Turing Équivalent GENESIS Interprétation
Bande (mémoire) Population d’instances État distribué de toutes les entités
Symbole Caractéristique Trait atomique (bit, token, attribut)
Tête de lecture/écriture Interface de couplage Frontière d’interaction entre instances
Fonction de transition δ(q, s) (q’, s’, d) Noyau reproductif ρ(A,B) → C Des instances parents engendrent une instance rejeton
État de contrôle Configuration des pulsions Contexte motivationnel et environnemental
Condition d’arrêt Saturation des pulsions / mort Fin du cycle affectif

Si l’on peut représenter ces correspondances dans GENESIS, on obtient automatiquement un substrat de calcul universel, mais dont le primitif est la reproduction, non la réécriture de symboles.

🔁 5. Ébauche de démonstration (universalité constructive)

Pour prouver que GENESIS est universel du point de vue du calcul, on peut montrer une correspondance constructive :

(a) Codage des données

L’ensemble de caractéristiques d’une instance code des données binaires ou symboliques. Ex. caractéristiques = {f1,f3,f7} ⇔ chaîne binaire 1000101.

(b) Codage des opérations

Une règle de couplage (accouplement) définit une transformation sur ces caractéristiques :

rejeton.caractéristiques = f(parent1, parent2)

Si f peut implémenter les opérations booléennes de base (ET, OU, NON), alors une manipulation symbolique arbitraire est possible.

(c) Flux de contrôle via les pulsions

Les séquences d’activation des pulsions peuvent représenter la séquence des opérations — analogue à un compteur de programme. (Le temps affectif remplace les pas discrets.)

(d) Exécution conditionnelle

La modulation des préférences (IF… THEN…) et les cycles rythmiques (FOR… NEXT) permettent des comportements conditionnels et itératifs.

Ainsi, GENESIS peut simuler tout circuit logique ou automate cellulaire.

(e) Auto-référence

Puisque les instances peuvent agir sur des instances (méta-reproduction), le système peut implémenter l’interprétation et l’auto-modification — c’est-à-dire la méta-programmation.

Ainsi, le système est Turing-complet en capacité.

🧠 6. Mais conceptuellement : c’est davantage que cela

La complétude de Turing est nécessaire mais non suffisante pour l’intelligence. GENESIS l’étend en bouclant la boucle motivationnelle :

  • La reproduction remplace l’instruction.
  • Les pulsions remplacent le flux de contrôle externe.
  • La compression remplace l’optimisation externe.
  • L’analogie remplace l’abstraction explicite.
  • La validation remplace la condition d’arrêt.

Ainsi, alors qu’une machine de Turing calcule parce qu’elle doit, un système GENESIS calcule parce qu’il le veut.

Ce “vouloir” — le gradient de préférence — est ce qui réintroduit le sens dans le calcul.

🪶 7. La clôture reproductive comme complétude téléologique

On peut reformuler la complétude de Turing en termes de GENESIS :

Formulation logique Formulation téléodynamique
« Un système est Turing-complet s’il peut simuler tout calcul effectif. » « Un système est reproductivement complet si, par couplage, synthèse et validation, il peut générer toute instance de transformations auto-cohérentes descriptibles dans son ontologie. »

En d’autres termes :

Toute transformation stable qui peut exister peut naître — si le système est clôt reproductivement.

🧰 8. Implications pratiques

  • Tout programme classique peut être réécrit comme une généalogie de couplages.
    • Une boucle est une pulsion récurrente.
    • Un branchement est une bifurcation de préférence.
    • Une variable est une instance à caractéristiques mutables.
  • Ainsi, un interpréteur GENESIS peut compiler du code classique en un réseau de processus vivants.

Inversement, toute lignée reproductive émergente dans GENESIS peut, en principe, être projetée en une description de machine de Turing — préservant ainsi la correspondance.

En conséauence, le pont est bidirectionnel.

🌌 9. Reformulation philosophique

Turing : le calcul est une clôture sous des règles mécaniques. GENESIS : l’intelligence est une clôture sous transformation reproductive.

Ou sous forme succincte :

Si toute forme possible pouvant survivre dans le système est également susceptible d’engendrer son successeur, le système réalise sa clôture reproductive — et par le fait-même, une universalité computationnelle porteuse de signification.

(à suivre…)

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