Aux sources du revenu d’existence pour tous : Speenhamland, 1795, par Michel Loetscher

Billet invité.

« Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue » écrivait Victor Hugo (1802-1885). La phrase a fait son chemin. Mais l’idée n’a pas attendu Hugo – celle d’un revenu d’existence pour tous, versé inconditionnellement à tout citoyen, tout au long de sa vie, au nom de l’égalité des droits et en vertu de son appartenance à l’humanité.

 Durant l’été 1795, le quaker Thomas Paine (1737-1809), inspirateur de la révolution américaine et française, élu député de la Convention dans la circonscription de Calais en France (1792), monte à la tribune de cette assemblée et fait cette déclaration… révolutionnaire : « Liberté, égalité, fraternité ne peuvent se réaliser, associées, si inconditionnellement, le minimum de ressources n’est pas garanti à chaque citoyen ».

L’activiste et « publiciste » né sujet de Sa Gracieuse Majesté britannique et ancien marchand de corsets dans le comté de Sandwich, est déjà l’auteur d’opuscules qui font autorité – dont les Droits de l’homme (1791) qui défend le droit aux secours pour les plus démunis.

Le député de Calais, proche des Girondins, connaît l’expérience tentée cette année-là à Speenhamland, une bourgade du comté de Berkshire, dans le « première patrie du capitalisme » où la montée de l’économie marchande se traduit par la destruction des formes d’auto-production et la « croissance » de… la misère. Souhaiterait-il la transposer d’urgence à la France encore « révolutionnaire » ?

Speenhamland, 1795 : l’économique au service du social ?

Le 6 mai 1795, en des temps de grande détresse, les juges du Berkshire se réunissent à l’auberge du Pélican, à Speenhamland et décident d’accorder aux pauvres des compléments (subsidies in aid of wages) selon un barème indexé sur le prix du pain. Il s’agit de la reconnaissance d’un « droit de vivre » afin de garantir la survie des exclus et d’éviter la désagrégation de la société par l’octroi d’un revenu minimum, versé indépendamment de toute « activité productive »… Le gouvernement de Sa Majesté étend ce système en faisant voter la « loi Speenhamland » – avec l’arrière-pensée d’écarter le risque de contagion révolutionnaire qui a balayé la France…

L’expérience tentée à Speenhamland constitue sans doute la première tentative de soumettre l’économique au social : c’est l’aube radieuse du « capitalisme industriel » avec ses promesses de « croissance » sans bornes des richesses, dans le sillage d’une « révolution agraire » profondément désorganisatrice – et… ses premières charrettes d’exclus…

Le système des allocations de Speenhamland revient en fait à utiliser des ressources publiques pour… subventionner les employeurs, prompts à embaucher les bénéficiaires d’un secours public auxquels ils pourraient verser un salaire bien inférieur au minimum vital – et à « faire baisser les salaires au-dessous du niveau de subsistance » comme l’analyse Karl Polanyi (1887-1964) : « Le système de Speenhamland était un fossé édifié pour la défense de l’organisation rurale traditionnelle, alors que la tourmente du changement balayait les campagnes, et faisait d’ailleurs de l’agriculture une industrie précaire » (1). Cette expérience de « salariat social »  s’effondre à cause de son effet paradoxal : la généralisation de la pauvreté  … …

En 1834, le Parlement abolit le système de Speenhamland dont l’échec se solde par l’instauration d’un « marché du travail », l’apparition du « prolétariat » et celle d’une croyance jusqu’alors fort peu « naturelle » selon laquelle l’assurance d’un revenu dépend du « travail » salarié et de la possession d’un « emploi »…

Un « droit naturel à la terre » ?

En 1796, Paine adresse au Directoire un court manifeste, La Justice agraire, où il interpelle les origines de la propriété et préconise la distribution d’une somme de quinze livres (le prix d’une vache et d’un bout de terre) à tout citoyen, depuis l’âge de vingt-et-un ans, de manière à lui faciliter le « commencement dans le monde » – il ne s’agit pas d’une rente, mais d’un capital de départ.

Le financement de ce capital versé à tous (riches comme pauvres…) serait assuré par la collecte d’une taxe appliquée aux propriétaires. Pour Thomas Paine, tous les hommes détiennent un droit naturel sur la terre : la propriété privée découle d’une « appropriation illégitime par quelques-uns », ce qui prive tous les autres d’un « héritage naturel » et nécessite une compensation.

Si Paine ne remet pas en cause ledit droit de propriété il n’en plaide pas moins pour l’appartenance de tous (indigents et propriétaires) à un monde commun.

Plus radical, le révolutionnaire François-Noël Babeuf (1760-1797), dit Gracchus, refuse la fatalité de la misère de masse et prône la collectivisation des terres pour refonder une « communauté régénérée des hommes » sur la fraternité – un projet « communautariste » voire « communiste » avant la lettre, que des historiens appellent un « communisme de distribution » et qui se révèle pour le moins audacieux sous le Directoire…

Plus mesuré, le comte de Saint-Simon (1760-1825), converti à la Révolution, théorise les vertus de la « révolution industrielle » en marche et fonde une éthique reposant sur sa foi dans le « progrès » technique ainsi que dans les « élites » industrieuses et éclairées, au service de la société, chargées de le conduire selon une « planification technocratique » aux antipodes de « la main invisible » d’Adam Smith.

 

Le remplacement des hommes par les machines ou l’impossible plein emploi

 

A mesure que se précise le remplacement des hommes par les machines et que les premiers commencent à se préoccuper de ses conséquences sur l’emploi, l’économiste et philosophe suisse Jean Simonde de Sismondi (1773-1842), ému par les crises économiques de son temps et « l’injuste répartition des fruits de la production », propose que chaque travailleur dont l’effort aurait été ainsi économisé puisse bénéficier d’une rente perçue la richesse ainsi créée par la machine…

L’idée d’un « droit au revenu », imprescriptible et inaliénable, circule encore dans les cercles autour de l’économiste et philosophe Charles Fourier (1772-1837) qui préconise une organisation sociale fondée sur les phalanstères, théorisée dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829) : l’oisiveté n’est toutefois pas de mise dans ces unités de production et de consommation, le travail y est libérateur car librement choisi selon le principe de « l’attraction passionnée » sans que ne soit exclue l’idée d’un droit au revenu pour tous…

En France, le fabriquant de poêles Jean-Baptiste Godin (1817-1888) met en pratique l’enseignement de Fourier dans son Familistère de Guise qu’Emile Zola (1840-1902) visite pendant la rédaction de son cycle romanesque Les Quatre Evangiles – des « évangiles » laïcs et socialistes plaidant pour un monde juste et harmonieux : Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité (1903) et Justice, qu’il ne peut mener à bien, car la mort le fauche en plein travail…

Justement, la France de Zola entre dans la République du Travail – le choix est fait pour cette « forme active d’insertion » et de « solidarité fonctionnelle » – tandis que l’ère du « laissez-faire » s’étend sur le « monde civilisé »… La société industrielle est travail, elle se développe par lui et par l’accumulation de ressources investies dans la production.

Ce « travail » que Karl Marx oppose au « Capital ». Le « père du communisme » imagine même une société sans travail obligatoire, où chacun s’adonnerait à des activités librement choisies par lesquelles il pourrait se réaliser. Son gendre, Paul Lafargue (1842-1905), est l’auteur d’un pamphlet célèbre, Le Droit à la paresse (1880), où justement il réfute le « droit au travail » défendu par les révolutionnaires de 1848 – il avait trouvé dans la bibliothèque londonienne de son illustre beau-père l’ouvrage de Louis-Mathurin Moreau-Christophe (1800-1881) intitulé Du droit à l’oisiveté et de l’organisation du travail servile dans les républiques grecques et romaines (1849)…

Mais au cours du laborieux XIXe et de l’industrieux XXe siècle, il ne sera plus guère question d’un revenu d’existence pour tous, quand bien même d’éminents penseurs comme Bertrand Russell (1872-1970), Marshall McLuhan (1911-1980), James Tobin (1918-2002) ou John Kenneth Galbraith (1908-2006) s’y déclarent favorables.

Seul, Jacques Duboin en défend l’idée avec constance depuis l’entre-deux-guerres jusqu’aux « trente glorieuses ». Depuis Rareté et abondance (1944), l’évidence demeure : « Plus la production est scientifiquement organisée, moins elle distribue de revenus ». La question centrale est moins que jamais celle de la production que celle de sa répartition et de sa distribution.

En 1995, Jeremy Rifkin annonce La fin du travail dans un best-seller traduit l’année suivante en France alors traversée par un grand « mouvement social ». Bien après Duboin, il prend acte que « les victimes de la troisième révolution industrielle commencent à se chiffrer par millions, autant de travailleurs sommés de s’effacer devant leurs substituts mécaniques, plus rentables, plus efficaces ».

La civilisation du silicium est un monde pratiquement sans travailleurs qui soustrait l’énergie de millions d’individus « au processus économique et à la logique du marché » : la « productivité » n’est plus la solution appropriée pour régénérer un tissu social mis à mal – et la « valeur marchande » perdue de la « force de travail » de millions de laissés-pour-compte  se retrouverait donc disponible pour se réinvestir vers un « nouveau sens » d’une existence libérée d’une servitude purement instrumentale … Finalement, cette « sortie du cadre » ne pourrait-elle pas se révéler providentielle pour une libération des intelligences vers de nouvelles reliances dans une ère post-marchande apaisée ?

Bibliographie

Jacques Duboin, Rareté et abondance, Ocia, 1944

Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1983

Jeremy Rifkin, La fin du travail, La Découverte, 1996

Philippe Zarifian et Christian Palloix, La société post-économique, L’Harmattan, 1988

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