DAESH : RUPTURE MILITAIRE ET POLITIQUE AU MOYEN ORIENT, par Cédric Mas

Billet invité.

Véritable rupture militaire et politique, Daesh constitue la première des nouvelles menaces du XXIème siècle, menaces auxquelles les Etats occidentaux ne se préparent surtout pas, préférant se réfugier dans la réédition de tactiques militaires trop connues, trop usées et trop onéreuses pour pouvoir résoudre quoi que ce soit.

Après un court historique, une description des structures militaires et politiques, je vais détailler les dernières opérations en cours et me risquer à quelques prospectives sur cette rupture à laquelle nous devons faire face.

1°) Bref rappel historique :

Daesh est un mouvement qui est formellement né en 2006 par le rassemblement des mouvements djihadistes irakiens autour d’Al Qaida en Irak.  Ces mouvements sont alors en difficulté face aux opérations irakiennes, soutenues par les USA et dirigées principalement contre les sunnites, vus exclusivement comme les anciens soutiens de Saddam Hussein (ce qui est partiellement vrai).

C’est en octobre 2006 que l’Etat islamique d’Irak est proclamé par ce rassemblement, appelé Conseil des Moudjahidines d’Irak (en référence aux Moudjahidines d’Afghanistan). Dès 2007, la branche irakienne d’Al Qaida en Irak est absorbée, et le mouvement va bénéficier de ces vétérans des guerrillas contre les Américains. Cette absorption lui permet de bénéficier également du soutien financier de l’Arabie Saoudite et du Qatar, qui va faire d’EII son « favori ». Il vivote et se heurte rapidement à des rivaux en Irak, comme l’armée islamique qui va jusqu’à s’allier avec l’état irakien pour le combattre en 2008. à cette époque, l’EII a perdu la plupart de ses territoires sous le double effet du Surge des troupes Américaine et du Sahwa (ralliement à Bagdad des tribus sunnites qui combattent les djihadistes).

L’EII va ensuite essayer de profiter de deux phénomènes qu’il va faire converger pour se renforcer :

–       la politique communautariste du gouvernement irakien (clairement dirigée contre les sunnites) qui va le placer au premier rang des mouvements protégeant les sunnites (renforçant encore le soutien saoudien).

–       L’insurrection syrienne qui lui permet de prendre pied en Syrie pour étendre son influence.

La volonté d’EII d’étendre son influence en Syrie à partir de 2013, au moment où les forces loyalistes reprennent du terrain, se fait clairement au détriment d’Al Qaida et à ses alliés (dont le Front Al Nosra). Il n’est pas impossible de voir là l’influence saoudienne qui finance alors de manière conséquente et lui offre la possibilité de prendre l’ascendant à l’ouest de la Syrie.

L’action d’EII, qui devient EIIL (ou EIIS) en 2013 puis l’EI (que nous appelleront maintenant Daesh quelle que soit l’année – que les puristes nous excusent de cette facilité) va constamment s’appuyer sur des basculements de centre de gravité entre Syrie et Irak au gré des opportunités face aux forces loyalistes de Bagdad comme de Damas, qui sont contestées par les communautés sunnites des deux pays, comme des occasions d’affaiblir les rivaux, qu’il s’agisse des rebelles syriens, des djihadistes d’Al Qaida ou d’Al Nosra ou des milices d’auto-défense chrétiennes, yazidis ou kurdes.

Ces basculements permettent à Daesh de s’étendre tout en restant insaisissable, et surtout de conserver l’initiative et la surprise, qui sont deux facteurs fondamentaux de ses succès.

Les succès, le financement saoudien et qatari et une habile propagande permettent à Daesh de se rallier de nombreux groupes de combattants, qui sont immédiatement amalgamés. Depuis 2013, Daesh a ainsi doublé ses forces mobiles, et s’est construit une véritable culture de l’intégration de forces déjà engagée précédemment dans d’autres mouvements. Il existe ainsi des cérémonies d’allégeance et les publications comme les déclarations ont plusieurs fois insisté sur le respect du serment fait au Califat.

Au départ « coup marketing », la proclamation du Califat du 29 juin 2014 signe à la fois une situation de fait, avec une emprise territoriale en pleine expansion (c’est alors l’offensive vers Bagdad qui va s’arrêter en juillet), mais aussi avec cette volonté que les ralliés ne fassent jamais défaut.

Par un mécanisme particulièrement novateur, et alors que ce Califat n’a aucune légitimité historique (il est d’ailleurs fortement contesté par les autorités religieuses), il facilite et sécurise les ralliements, qui vont continuer à un rythme très important. Aujourd’hui Daesh peut compter sur de nombreux groupes ralliés à son autorité en Algérie, en Tunisie, en Afghanistan… Souvent « pris » à Al Qaida qui multiplie les menaces et les déclarations de dépit.

2°) La structure militaire et politique de Daesh

Contrairement aux autres mouvements djihadistes, Daesh réalise la synthèse entre les évolutions militaires récentes (Syrie et Libye) et les structures plus traditionnelles des mouvements terroristes. Mais Daesh comporte aussi des spécificités qui en font une menace exceptionnelle, et dont manifestement personne n’a encore pris la réelle mesure (au-delà des discours convenus sur une « barbarie islamique obscurantiste » qui ne permettent aucune solution et renforcent même ce mouvement – nous y reviendrons).

Daesh est organisé en « gouvernement », avec une structure politique et une structure militaire fortement centralisées, du moins tant que comme Al Qaida, il disposera d’une emprise territoriale. Toutefois l’analogie avec AQ est limitée, car contrairement à ce mouvement, s’il perd ses sanctuaires géographiques, il n’est pas du tout certain qu’il puisse se transformer comme AQ en « franchise » internationale très décentralisée

En effet l’histoire de Daesh montre que dès son origine il s’est construit autour d’un seul objectif : la conquête d’un territoire, non seulement pour s’en servir comme sanctuaire, mais pour y déployer un projet politique et religieux de nature « totalitaire ».

En ce sens il représente un modèle de développement plus avancé qu’Al Qaida, en menant ainsi de front l’instauration d’un Califat et la conquête des populations. Cette phase suit le succès de la lutte terroriste plus « classique », faite au départ de petites guerres et d’attentats. Nous sommes d’ailleurs dans un schéma bien connu lorsqu’un mouvement de guérilla atteint un niveau de succès et d’organisation suffisamment avancé pour basculer progressivement dans la guerre conventionnelle, dans la conquête des villes et des centres du pouvoir et dans la gestion d’institutions (on peut reconnaître dans les succès de Daesh en 2013 le passage à la 3ème phase dite « de guerre conventionnelle » de la théorie maoïste de la guerre populaire).

La conquête des cœurs des populations est ainsi une priorité, par la politique de la dahwa mais aussi par le rétablissement du fonctionnement des services publics, la lutte contre la corruption, et le partage du butin conquis sur les ennemis. A l’inverse, Daesh est de la plus grande brutalité avec ses ennemis.

En ce qui concerne plus précisément les structures militaires, en l’état des informations parcellaires et orientées qui nous parviennent, il est possible de constater 3 points particuliers :

a) Daesh obéit à une stratégie cohérente et globale, et met en œuvre des tactiques qui montrent qu’il s’agit réellement d’un mouvement très centralisé et très hiérarchisé, loin de l’image des guérilleros désordonnés et indisciplinés (nous y reviendrons).

b) Daesh a pour objectif de mettre en place dans ses territoires un régime politique totalitaire (nous donnons à ce mot le sens le plus classique du XXème siècle : volonté de dominer tous les aspects de la vie civile, quotidienne – y compris de la vie privée – et d’y imposer une doctrine unique, encadrement fort des populations, sélection des cadres en fonction de l’enthousiasme et de la conformité avec l’idéologie unique, objectif d’institutionnaliser globalement sa domination, en transformant radicalement l’ordre politique, culturel et économique existant en fonction d’une idéologie homogène et unifiée autour de quelques principes, référence à un « homme nouveau » – en fait le retour à un musulman « pur » d’un passé qui n’a jamais existé, etc.)

c) Daesh repose sur une structure à deux niveaux :

–       un niveau local, formé de milices sunnites fortement sédentarisées, mais susceptibles d’être mobilisées pour le maintien de l’ordre et la défense immédiate des territoires (ce niveau a permis à Daesh de « capitaliser ses conquêtes », de rompre le caractère éphémère des succès des djihadistes),

–       et un niveau plus « professionnel », de troupes peu nombreuses (entre 15.000 et 50.000 soldats), mais capables d’une grande mobilité. Ces unités sont celles qui ont le plus besoin de « djihadistes étrangers » (utilisés particulièrement dans les opérations kamikazes).

Daesh est donc capable de mener des opérations offensives puissantes et multiples, sans avoir à se préoccuper du maintien de l’ordre dans ses territoires, puisqu’il peut compter sur cette force locale supplétive, souvent constituée de milices tribales sunnites, ralliées à lui. Par exemple, les offensives de l’armée irakienne destinées à reconquérir les villes perdues en Irak sont repoussées malgré le soutien des milices chiites (par exemple le 19 août à Tikrit). Et il faut une opération combinée mettant en ligne armée irakienne, milices chiites et kurdes, soutenues par les frappes aériennes américaines pour briser le siège d’Amerli par Daesh le 31 août (ville de 15.000 habitants chiites turkmènes proche de la frontière iranienne assiégée par Daesh depuis le 18 juin).

C’est ce qui explique que contrairement aux affirmations des journalistes :

1)   les effectifs de Daesh sont bien plus nombreux que les seules forces mobiles

2)   l’apport des anciens officiers de Saddam Hussein est limité aux forces supplétives locales (l’armée mobile de Daesh est pour sa part constituée de forces trop jeunes pour avoir connu la guerre Iran-Irak, et encadrées par des djihadistes et non d’anciens apparatchiks du parti Baas).

Un des éléments clés d’une victoire sur Daesh sera de rompre ce lien fort, afin de désunir ces deux niveaux, qui ont chacun leur cohérence et leur structure. Nous verrons que c’est loin d’être simple, mais que plusieurs scénarios sont envisageables.

Enfin, un dernier point quant à la structure de Daesh est l’importance du matériel lourd qui a été saisi et qui est réutilisé. Contrairement aux autres mouvements djihadistes, comme aux armées conventionnelles, Daesh peut déployer un volume de matériel lourd important mais qui est dispersé sur tout son territoire. Il joue ainsi sur les qualités manœuvrières des troupes légères fanatisées face à une armée conventionnelle (armée irakienne chiite ou syrienne baasiste), et de son matériel lourd face aux milices d’autodéfense ou aux autres mouvements armés (milices kurdes mais aussi front Al-nosra ou ASL par exemple).

A titre d’exemple, il ressort des informations recueillies que par exemple, Daesh a capturé après le 8 août, date du début des frappes aériennes, le matériel suivant : 13 chars T-55, 1 ZSU-23 Shilka, 5 canons M-46 de 130mm, 8 canons de 122mm, et même 5 avions Mig-21 en état de vol !

A ce jour Daesh dispose ainsi d’une centaine de Hummer, d’une centaine de pièces lourdes (dont au moins 52 pièces américaines M-198 de 155mm capturées en Irak et réengagées en Syrie), et d’au moins 60 tanks et blindés en état de marche.

3°) Un système de guerre redoutable et novateur :

Sans qu’il soit possible à ce jour de définir si la structure militaire a engendré le modèle de guerre de Daesh, ou si c’est le système qui a amené à adapter les structures, il est cependant indispensable de réaliser que la menace posée par Daesh dépasse par son efficacité, son ampleur et son caractère novateur, tout ce qui était connu jusque-là.

Les tactiques appliquées par Daesh sont le fruit d’une analyse particulièrement fine des forces et des faiblesses des armées occidentales, comme des leçons tirées des plus récentes campagnes, qu’il s’agisse du Mali, de l’Irak (de 2006 à 2011 lors de Surge et Sahwa).

Il est d’ailleurs indispensable de prendre de la distance avec l’imagerie de brutes sanguinaires et décervelées par un fanatisme obscurantiste, véhiculée par nos médias dès que l’on parle des hommes de Daesh.

Les tactiques mises en place reposent sur quatre piliers majeurs qui caractérisent ce qu’il faudra rapidement reconnaître comme un système de guerre cohérent et spécifique :

–       des tactiques adaptées à la fois contre des milices d’auto-défenses, des armées orientales et occidentales : les unités de Daesh sont ainsi capables de jouer de leurs atouts contre chaque type d’adversaire : lourdes faces à des irréguliers, mais légères face à des forces conventionnelles ; dispersées mais capables de se concentrer au point clé ; utilisation tactique des attentats kamikaze, qui sont utilisés pour remplacer les préparations d’artillerie (affaiblir l’ennemi, causer des brèches, frapper à distance – il est frappant de voir Daesh utiliser les voitures bourrées d’explosifs et conduites par un kamikaze comme la Wehrmacht utilisait en 1940 le Stukas : bombardement de précision et impact moral).

–       Le souci permanent de conserver l’initiative sur le terrain : grâce à ses unités expérimentées et mobiles, Daesh maintient en permanence la pression par une activité offensive constante. On ne retrouve pas dans son armée cette nonchalance, cette lassitude si caractéristiques des armées du Moyen-Orient, et particulièrement parmi les cadres, que l’armée israélienne a su tant de fois exploiter à son avantage. En revanche, les unités de Daesh ne montre aucune obstination face à un ennemi trop fort et se replient rapidement pour se redéployer dans un autre secteur (les témoignages décrivant la disparition soudaine des djihadistes de Daesh qui la veille attaquaient avec acharnement, abondent).

–       Le recours systématique au butin qui est largement partagé avec les combattants mais aussi les populations locales : le soutien financier saoudien et qatari, remplacé par la contrebande avec la Turquie (largement encouragée par les Turcs) et le soutien financier de réseaux privés très développés dans la péninsule arabique permet en effet à Daesh de mener une guerre alimentée par de larges et nombreuses distributions de butins (y compris des femmes esclaves). Ce système de guerre reposant sur le butin présente une faiblesse bien connue (les conquêtes et les succès ne doivent pas cesser afin que les sources de nouveaux butins ne tarissent pas).

–       Enfin, l’usage de la terreur comme « arme tactique » : les exécutions de prisonniers ou d’opposants, filmées et largement diffusées, sont pour Daesh des armes tactiques destinées à affaiblir le moral ennemi. Cette tactique a fonctionné remarquablement contre l’armée irakienne qui s’est littéralement débandée devant l’avance des forces noires de Daesh. On pourra aussi rapprocher des chants, des drapeaux et bandeaux noirs, des attaques nocturnes ou par voiture suicide.

À ce stade, l’historien militaire se doit de relever les nombreuses similitudes entre les tactiques et structures militaires de Daesh et celles qui ont fait le succès des Vikings entre les VIIIème et XIème siècles.

Le plus étonnant est que ces tactiques sont mises au service d’une stratégie aisément lisible, et d’une grande (et inquiétante) rationalité.

Une stratégie rationnelle et habile

Les opérations de Daesh ont débuté le 21 juillet 2012, lorsque Abou Bakr al-Baghdadi proclame le lancement de l’opération « Destroying the Walls » (je n’ai trouvé que les noms donnés par les analystes américains à ces opérations), d’abord dirigée contre les prisons, afin de libérer et recruter des prisonniers détenus – souvent arbitrairement et sur des critères religieux – par le gouvernement irakien fortement contesté dans les régions sunnites, mais aussi pour reconquérir les territoires perdus depuis 2006. Les attentats et attaques de prisons et de casernes se multiplient, jusqu’à culminer avec l’attaque le 21 juillet 2013 de la célèbre prison d’Abou Ghraib, qui amène la libération de plus de 500 prisonniers, dont beaucoup sont immédiatement enrôlés dans les forces de Daesh. Dans le même temps, les zones sunnites irakiennes passent sous contrôle (notamment secteur de Diyala et est de la province de Salah).

A cette époque, Daesh soutient et alimente les forces d’Al-Nosra en Syrie, dans le cadre d’une alliance objective.

Puis à partir du 29 juillet 2013, Daesh lance l’opération « Soldier’s Harvest », dont l’objectif est la conquête de territoires au-delà de ses sanctuaires géographiques. Les filières de soutien vers la Syrie et Al-nosra sont « retournées » et Daesh attire les combattants.

Il bénéficie encore du soutien financier saoudien et qatari, et déploie un plan pour conquérir tout l’arc sunnite entre l’Irak et la Syrie.

Les succès sont rapides, profitant de l’effondrement du gouvernement irakien, qui a mené une politique anti-sunnite, et des erreurs des anciens alliés djihadistes en Syrie.

La conquête de la province de Ninive est ainsi un exemple des tactiques employées, alternant offensive et guérilla, attentats et attaques conventionnelles, étouffant progressivement les positions de l’armée irakienne, qui sont isolées, oppressées et anéanties quand les défenseurs ne se sont pas enfuis.

A la fin de l’année 2013, Daesh est implanté de la frontière turque jusqu’à la province d’Idlib en Syrie. En décembre 2013, Falloujah et la province d’Anbar sont conquise. Bagdad est menacé dès le début de 2014, tandis que Daesh se concentre déjà contre les Kurdes.

Daesh est alors confronté à de violentes réactions des populations locales syriennes, qui se révoltent contre sa domination. Opérant un repli stratégique de grande ampleur en février-mars 2014 (abandon des zones contrôlées à l’ouest de la Syrie dans les provinces de Lattaquié, d’Idlib et à l’ouest d’Alep), les forces sont redéployées dans les zones que Daesh souhaite conserver : Raqqa (que des groupes de rebelles syriens tentent de reprendre sans succès), l’est d’Alep, Hassatké et surtout Deir es-Zoz, qui a été perdu.

Les opposants sont exterminés (notamment les groupes rebelles qui avaient attaqué Raqqa) tandis que les populations sont l’objet des soins attentifs des structures politiques de Daesh, rétablissant les services publics et multipliant les actions sociales. Le double niveau de structure a montré en janvier 2014 une faiblesse en Syrie, mais Daesh a rapidement traité le problème, sans que l’on puisse savoir si le contrôle des populations a été durablement rétabli ou seulement provisoirement.

Tout en stabilisant la situation en Syrie à la fin du printemps 2014 jusqu’à la reprise de Deir es-Zor (juillet 2014), Daesh lance une offensive d’abord vers Mossoul (conquise le 10 juin après 5 jours de combat), infligeant une lourde défaite aux Peshmergas (avec la complicité des autorités turques).

Puis c’est une nouvelle poussée vers Bagdad, qui va déclencher une réaction des milices chiites, soutenues par l’Iran, face à la débandade et à la déroute de l’armée irakienne. L’offensive sera bloquée à seulement 30 km de la capitale. Cette poussée bénéficie de la grande médiatisation des exécutions et égorgements de prisonniers (dont les têtes décapitées sont exposées et filmées abondamment), mais aussi de la proclamation du Califat, et surtout de la surprise stratégique acquise par Daesh grâce à ses opérations dans les autres secteurs.

Malgré l’échec relatif final (mais Bagdad était-il réellement l’objectif de cette offensive ?), Daesh continue sa stratégie offensive qui répond à ses trois contraintes :

–       la nécessité de poursuivre l’expansion territoriale et les succès (objectif moral)

–       la nécessité de conquérir de nouveaux butins et de nouvelles sources de financement (les champs pétrolifères et les raffineries sont visés, mais aussi les voies de communication vers les zones de contrebande) – objectif économique

–       la satisfaction des alliances ponctuelles passées dans certains secteurs (notamment avec la Turquie contre les Kurdes) – objectif politique

La stratégie appliquée par Daesh est ainsi très rationnelle, et aurait pu être prévue si les Occidentaux n’avaient pas été bloqués par une vision manichéenne (ce sont des barbares incapables d’une pensée stratégique cohérente) et une méconnaissance des fragilités des différents acteurs de la région.

C’est ainsi qu’après avoir échoué devant Bagdad (à l’issue d’une poussée tout de même impressionnante), Daesh s’est retourné à nouveau contre le Kurdistan où l’avance a été bloquée dans la zone du barrage de Mossoul, un moment conquis. L’avance se poursuit en juillet et août jusqu’à menacer Erbil, où sont positionnées des unités américaines amenant les Etats-Unis à déclencher une campagne de frappes aériennes le 9 août 2014 (sous l’égide d’une coalition comptant notamment l’Arabie Saoudite qui a mis fin à son soutien financier).

A ce stade Daesh a pour l’instant réussi à compenser la perte du soutien des Saoudiens et des Qataris, par l’activation de réseaux de financement privé auprès de riches donateurs des monarchies du Golfe, et par l’organisation d’une contrebande très lucrative de pétrole (avec la complicité de la Turquie).

Bloquée au Kurdistan au nord et par les chiites au sud, Daesh va alors se redéployer contre les deux acteurs faibles qui sont à sa portée : les forces syriennes loyalistes, et les milices kurdes de Syrie.

Les offensives d’août et de septembre vont donc se concentrer contre ces deux adversaires, toujours en alternant les poussées et les zones d’opération pour conserver l’initiative et les avantages de la surprise.

Prospectives :

 

Nous avons écrit que cette phase offensive était « prévisible ».

En effet, les Kurdes bénéficient du soutien des Occidentaux qui leur livrent des armes depuis le mois de juillet 2014 (par exemple, les Allemands s’engagent le 16 août à livrer des armes aux Kurdes, et 6 militaires de la Bundeswehr sont sur place depuis le 28 août, et les Italiens préparent la livraison de matériels russes et yougoslaves saisis en Bosnie et au Kosovo – la première livraison d’armes françaises est arrivée à Erbil le 17 août…). De plus, ils bénéficient également de ressources pétrolières qui vont augmenter (le premier pétrolier livrant du pétrole « kurde » est arrivé à Galveston le 25 juillet).

Daesh va donc profiter de la faiblesse des Kurdes tout en recherchant le soutien, au moins tacite des Turcs. Puis une fois le Kurdistan renforcé (grâce à des renforts au sol américains et britanniques, dont un premier commando SAS opère sur la zone depuis ; les premiers sont débarqués dès le 13 août), l’offensive se déplace contre le gouvernement de Bachar el-Assad et contre les Kurdes syriens, rivaux des Peshmergas du Kurdistan.

Si l’offensive contre Konabé réussit, Daesh bénéficiera d’un nouveau succès qu’il saura faire fructifier pour passer à une nouvelle phase offensive, vraisemblablement contre les forces syriennes rebelles à l’ouest d’Alep, puis inéluctablement contre les forces syriennes loyalistes et l’axe Damas-Homs (menaçant ainsi la frontière avec Israël avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer).

La position de Daesh, solidement implanté dans ses territoires, bénéficiant d’une attractivité forte auprès des Djihadistes par sa légitimité et ses succès (ainsi que la promesse du butin), reste vulnérable et ce mouvement doit disposer d’une grande finesse d’action et une forte capacité d’analyse et d’intelligence pour survivre et ne pas subir d’échec.

Or, et c’est le drame actuel, Daesh a montré des capacité exceptionnelles dans ces domaines. Sa dernière offensive contre les Kurdes syriens est ainsi remarquable en ce qu’elle joue des rivalités internes aux différents mouvements kurdes, de la position turque de plus en plus intenable entre les exigences de la coalition occidentale et celles de l’unité nationale, et d’une analyse pertinente des rapports de forces, permettant de frapper par surprise du fort au faible, malgré les attaques aériennes.

Une nouvelle offensive sur Alep et/ou Damas permettrait de destabiliser encore plus la région : la coalition peut-elle soutenir Bachar el Assad ? Comment les groupes rebelles syriens vont-ils pouvoir lutter face à la légitimité et à l’attractivité de Daesh ?

De plus, et à tout moment, Daesh est en mesure de relancer une poussée vers Bagdad, ou pire vers les lieux saints chiites de Kerbala et Nadjaf (qu’elle s’est pour l’instant gardée de menacer), ce qui aggravera encore la destabilisation, contraignant par exemple les Etats-Unis à devoir choisir entre les royaumes de la péninsule arabique ou l’Iran.

Enfin, l’émergence de Daesh a des effets importants sur toute la région : le Liban est soumis à une forte pression des mouvements djihadistes chassés par Daesh de Syrie, et nul ne peut prévoir quels seront les effets d’une pérennisation d’un Califat sunnite pratiquant un Islam « pur » et totalitaire sur la stabilité des monarchies pétrolières du Golfe. Il est clair que l’Arabie Saoudite ne parviendra pas à échapper éternellement aux mouvements qui agitent le monde arabe.

Pour autant, il existe des possibilités de victoire sur Daesh mais qui supposent le déploiement d’une stratégie à long terme agissant sur les facteurs de fragilité de ce mouvement. Nous en identifierons trois :

–       l’asphyxie économique est primordiale, pour contraindre Daesh à devoir trancher entre son effort de guerre et l’aide aux populations qui fait tant pour sa popularité

–       la mise en place d’une action destinée à déséquilibrer la structure militaro-politique de Daesh à deux niveaux. Le niveau local, particulièrement dans les zones syriennes, paraît vulnérable et doit donc être prioritaire

–       le renforcement des adversaires immédiats : irakiens, kurdes mais aussi syriens (ce qui pose le problème du soutien aux forces loyalistes)

Dans tous les cas, les frappes aériennes à distance déployées actuellement ne sont pas suffisantes. Elles ne peuvent être envisagées qu’en soutien à des troupes au sol (dans le cadre d’un système dit de combat couplé, qui fut la clé du succès contre Kadhafi en Libye – succès très relatif), ou comme moyens d’affaiblir les structures de Daesh (par des assassinats ciblés de leaders, avec les risques d’erreur et de morts collatérales).

C’est ainsi que les frappes actuelles ne doivent surtout pas être conçues ni présentées comme un moyen d’avancer vers la victoire, n’étant ni décisives, ni suffisantes à elles seules.

Elles risques surtout d’aliéner encore plus les populations locales, renforçant encore l’emprise de Daesh et sa pérennité, soit le pire des effets contre-productif.

Enfin, ce bref exposé, basé sur l’analyse d’informations éparses et pas toujours fiables a pour premier objet de questionner chacun sur la représentation qui est aujourd’hui faite de Daesh, représentation qui relève d’une vision européenne réductrice aveugle à la finesse d’analyse, à l’intelligence et à l’innovation de ce mouvement, qui se démarque d’ores et déjà des mouvements djihadistes des années 1990. Mais cette représentation constitue aussi un déni de la réalité et de la gravité de la menace que le totalitarisme de Daesh fait peser sur l’humanité toute entière. En cela, Daesh constitue un rupture militaire et politique majeure.

En privilégiant l’émotion et les récits d’horreur, les médias se font ainsi les complices objectifs d’un mouvement dont l’efficacité, l’innovation, et le pouvoir de séduction ne doivent surtout pas être sous-estimés.

Nous avons les moyens de combattre et vaincre Daesh, mais nous pouvons aussi échouer si nous ne réalisons pas la nature et l’ampleur des défis que pose cette menace à la fois totalement nouvelle, et pourtant si commune dans l’Histoire.

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