Liquidité monétaire et République Fédérale des Démocraties d’Europe, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité

Depuis la dégénérescence de la crise bancaire des subprimes en crise de liquidité des États, la construction politique européenne ne sait plus ce qu’elle est ni où elle va. Le renflouement du système bancaire mondial par la dette publique des États a provoqué en 2010 l’expulsion de la Grèce, du Portugal, de l’Irlande et de l’Espagne du marché privé de la liquidité en euro. Devant la faillite annoncée des banques détentrices des dettes publiques en euro, l’Allemagne et la France ont mis les traités européens entre parenthèses et suspendu la construction de l’Europe politique. Les experts anonymes de la Commission Européenne, de la BCE et du FMI, labellisés « Troïka » ont été dépêchés auprès du gouvernement d’Athènes pour dicter une politique qui prouve l’irréversibilité de l’euro comme monnaie commune indépendante des lois, des régimes et des souverainetés politiques.

Le nominalisme ou la puissance invincible des mots et des images

L’absolutisation formelle de la monnaie et de la finance au-dessus de la chose politique européenne date de la dérégulation financière des années 80. La dérégulation financière libérale a été inventée par les anglo-saxons pour surmonter la crise initiale de la dette publique qui a frappé les États-Unis dans les années soixante-dix à cause de la guerre froide et de la défaite du Viet-Nam. Après s’être relevés de leur défaite dans la deuxième guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon étaient devenus excédentaires dans le commerce international. Accumulant des réserves de change sous forme de titres de créance sur le Trésor Fédéral des États-Unis, l’Allemagne et le Japon s’étaient engagés dans le rachat des réserves d’or de la Réserve Fédérale afin de se débarrasser de la dette publique étatsunienne qui ne leur paraissait pas sûre.

Après avoir suspendu en 1971 la convertibilité du dollar au prix fixe de 35 pour une once d’or, les anglo-saxons n’avaient plus d’actif réel internationalement reconnu pour garantir les dépôts hors sol en « euro-dollars » à la City de Londres. Il fut donc écrit et enseigné une pseudo-théorie monétaire selon laquelle les dépôts de monnaie pouvaient être librement comptabilisés par les banques à la condition que ces dernières rachètent des titres de créance à des emprunteurs solvables. Comme aucun critère objectif de solvabilité internationale n’était posé ni argumenté, l’interprétation de la théorie par les acteurs financiers demeuraient absolument libre. Les États-Unis purent ainsi continuer d’émettre et d’exporter de la dette fédérale sans en rendre compte au reste du monde. Et les banques de la City pouvaient continuer d’émettre des titres de dette et des dépôts en dollar sans justifier objectivement de la solvabilité des emprunteurs et des déposants internationaux protégés par le secret bancaire.

Après avoir vainement négocié de 1971 à 1976 un nouvel ordre monétaire international avec les anglo-saxons, l’Europe continentale adopta la vision monétariste libérale. Pour la France mittérandienne, il était beaucoup plus facile de financer la politique sociale par des emprunts sur le marché international privé de la liquidité que par une fiscalité délibérée, votée et acceptée par tous les citoyens français. Pour l’Allemagne en excédent net de liquidité internationale et dont le système bancaire et financier était calqué sur le modèle étatsunien depuis la fondation de la RFA, il était naturel de laisser la parité extérieure du deutschemark à la main des seuls banques et industriels allemands. Avec la complicité des socialistes et républicains libéraux français, l’Allemagne s’est reconstituée en empire continental grâce à ses excédents commerciaux.

Quand la chute de l’empire soviétique a offert à l’Allemagne de restaurer le Saint Empire Romain Germanique au centre de l’Union Européenne, les Français n’ont pu obtenir que l’européïsation du deutschemark pour continuer de faire exister la République Française dans la guerre économique des empires. La zone euro a été constituée sur une totale indépendance des banques dans l’émission des crédits et des titres de capital. La réglementation des politiques bancaires de risque a été laissée à la libre interprétation des seules banques. Aucune institution cohérente de souveraineté politique commune n’a été posée face à la BCE et au pouvoir réglementaire de la Commission Européenne.

Le fondement philosophique du non-système actuel du dollar, de l’euro et des autres monnaies de réserve est le nominalisme. La seule parole « éclairée » des banquiers et des pouvoirs politiques suffit à produire la réalité. Toute la réalité objective est contenue dans les éléments de langage des experts scientifiques et politiques. Les personnes morales ne sont plus incarnées par des personnes physiques identifiées. La consultation des citoyens et la responsabilité des faiseurs d’opinion n’est d’aucune utilité à l’établissement de la vérité commune. La monnaie issue du crédit peut exister par le seul jugement des banquiers. La solvabilité des emprunteurs ne repose pas sur une application objective et vérifiable de la loi commune. Les prix sont la propriété des experts financiers cooptés. L’Etat de droit est nul et non avenu dans l’émission de liquidité internationale par les banques privées. Le krach des subprimes en 2008 a finalement révélé la prolifération des opérateurs financiers affranchis des règles de la responsabilité personnelle qui permettaient de cantonner l’amoralité et la bêtise.

Les consciences mécanisées par l’argent virtuel

Le nominalisme libéral a construit l’amoralité par l’élimination des lois concrètement applicables, celles qui donnent des repères à la responsabilité personnelle. Les élites en charge du bien commun ont dissimulé leur démission dans des réglementations factices. L’informatique a virtualisé les relations contractuelles. Il a suffit d’écrire des kilomètres de réglementations abstraites qui n’engageaient personne ; le capital restait anonyme et librement circulant au-dessus des frontières et des lois. Pour ne parler que de la France qui est l’un des premiers États fondateurs de la civilisation de la personne, les dirigeants et les experts issus des grandes écoles et des universités, ont collectivement et insensiblement abandonné le service de leurs concitoyens. La République a été abattue par ses fondations.

Cet abandon s’est fait simplement par la suppression des frontières qui permettaient de penser l’altérité interpersonnelle. Les solidarités nationales et sociales ont été dissoutes par la suppression des frontières étatiques qui les rendaient lisibles et efficientes. La politique et l’administration françaises se sont défaussées de leurs responsabilités sur des clercs internationaux placés au-dessus des lois et des institutions politiques publiques. Le professeur d’économie Varoufakis explicite le capitalisme financier par le mythe du minotaure : le capital bestialisé dévore les humains. L’économisme libéral s’est érigé en religion d’équations mathématiques, abstraites de toute réalité humaine expérimentable. Les lois qui auraient dû encadrer et diriger les élites vers un véritable vivre ensemble national et mondial ont été vidées de leur substance opératoire. L’État de droit se réduit à des procédures formelles qui ne sont plus applicables à la réalité concrète des personnes. Les gens de bonne foi sont livrés aux prédateurs hors sol et hors loi.

La crise des subprimes n’est rien d’autre que l’effondrement d’une civilisation parasitée par les élites qui devaient la servir. Les mécanismes bancaires, juridiques, financiers et politiques sont sciemment utilisés pour enfumer les gens. Dès 2010, les États de la zone euro se sont trouvés en faillite par l’explosion des dettes publiques contractées pour relever les banques. Au lieu de reconnaître qu’il avait perdu par erreur ou négligence, le contrôle de la finance et de la monnaie, le gouvernement français et sa haute administration s’est jeté avec les féodaux d’Allemagne sur la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande pour forcer le remboursement de dettes constitutionnellement et moralement illégales, parce que dépourvues de toute contrepartie économique réelle.

Jusqu’aux élections grecques de janvier 2015, on pouvait espérer que les dirigeants bancaires et politiques prenaient le temps de mesurer l’ignorance et la bêtise du passé. En 1988 en pleine crise de la dette internationale, l’auteur de ce billet alors analyste du risque pays pour une grande banque française, recommandais modestement à sa direction de limiter l’exposition crédit à l’État grec à cause de l’extrême fragilité de ses recettes fiscales. 13 ans plus tard, la Grèce était admise dans la zone euro sous la pression des milieux d’affaire pour que les armateurs et affairistes grecs placent leur argent gagné en Grèce dans les banques allemandes et françaises à l’abri des contrôles fiscaux de l’État grec. Toute la haute administration française était informée de ces réalités. Le parti socialiste, la droite et les centristes ont célébré l’entrée de la Grèce dans la zone euro alors qu’ils avaient été explicitement avertis de l’anéantissement fiscal qui en résulterait pour l’État grec.

Cinq ans après la faillite des États de la zone euro, l’Eurogroupe ignore résolument la misère et la révolte des gens victimes du pillage fiscal des États par les intérêts bancaires et politiciens de la zone euro. L’élection d’un gouvernement de reconstruction économique nationale en Grèce suscite les ricanements des gouvernements allemand et français. Aucun examen de conscience, aucune discussion transparente avec les citoyens. Le vote des Grecs est noyé dans le mépris ; l’État de droit ne fait pas débat ni en Grèce, ni ailleurs. Le gouvernement français se couche avec le soutien des partis politiques « de gouvernement » devant la brutalité allemande. La guerre civile européenne est la seule perspective réelle affichée par l’Eurogroupe. Les constitutions et les lois ne sont plus respectées que par les humbles. Les élites dirigeantes de la zone euro versent explicitement dans le crime contre l’humanité, contre la démocratie et contre l’État de droit.

La faillite des élites gouvernantes est philosophique, intellectuelle et morale. Comme la liquidité de l’euro repose uniquement sur des rapports de force idéologique, la crise des dettes s’est muée en guerre de religion. Ceux qui veulent vivre en paix bienveillante avec leurs concitoyens, leurs contreparties commerciales ou leurs collègues de travail multinationaux n’ont plus d’autre recours que de se coaliser en marge de la loi officielle pour envoyer en prison ou en asile psychiatrique tout ce qui ressemble à un chefaillon pris par la pulsion de l’argent, du pouvoir, ou de la médiacratie. La mort injuste et violente va frapper indifféremment les crapules et les gens honnêtes. Le monstre froid de la cupidité aveugle est parti pour anéantir toutes les relations humaines et sociales jusqu’à ce que les gens de bonne foi ne trouvent le moyen de reconstituer des sociétés solidaires pour protéger leur vivre ensemble, et les règles de respect des personnes qu’il implique.

Restaurer immédiatement la monnaie gagée dans la responsabilité personnelle

L’idéologie mécaniste libérale méconnaît radicalement la singularité, la responsabilité, la liberté et l’unicité des personnes. Par la propagande consumériste, les puissants et les sachants du nominalisme enferment toute altérité dans leurs représentations et leurs modèles. L’autre qui ne parle pas, ne pense pas et n’agit pas dans la norme de la compétition pour le paraître et l’accumulation est mis au ban des marchés du travail et du capital. Le financiarisme a besoin de dettes nominales pour émettre de la monnaie en dehors de la réalité objective du travail au service des besoins humains. Les gens sont forcés de s’endetter par la dévalorisation de leur travail et la survalorisation des biens et services qu’ils ne produisent pas eux-mêmes. Cette dissociation de la personne entre son offre et sa demande s’opère par la manipulation privée de la convertibilité des monnaies et la destruction des souverainetés sociales et politiques.

L’Allemagne et la France ont anéanti la société politique grecque en proposant aux oligarchies grecques de partager la même monnaie et la même parité de change internationale. Par l’euro, la convertibilité extérieure de la monnaie des Grecs n’a plus été fixée en fonction de l’offre et de la demande en travail grec mais en fonction des objectifs de rentabilité du capital industriel allemand et du capital politico-financier français. Par la libre circulation du capital en euro, la matière fiscale grecque a été siphonnée au profit de l’oligarchie gréco-franco-allemande. Le financement de la solidarité et des dépenses communes entre les citoyens grecs et entre les citoyens européens a été capturé par la banque libérale hors sol déconnectée du droit concret de la responsabilité personnelle, étatique et politique. L’explosion des dettes publiques est impossible à maîtriser dans la zone euro à cause de la destruction des États nationaux et à cause de l’inexistence d’une souveraineté politique commune. Personne n’est responsable de la proportionnalisation de l’économie financière à l’économie réelle des gens.

Le gouvernement Syriza demande à proportionner ses remboursements de dette publique aux rentrées fiscales effectives de l’État grec et à l’excédent primaire après dépenses essentielles du vivre ensemble grec. La Grèce demande le minimum constitutionnel et juridique inscrit dans les traités européens. Après sept ans d’effondrement dans l’anarchie financière, les tergiversations des gouvernements allemand et français sont irrationnelles et criminelles. Un tout petit effort de réalisme financier débouche sur le constat d’impossibilité systémique de la circulation équitable du capital hors du contrôle de l’État de droit commun. La parité de un euro allemand pour un euro grec est parfaitement imbécile : elle incite les Grecs à ne pas investir dans leur propre développement pour que les banques commerciales aient intérêt à spéculer sur la faillite de la BCE et de ses États actionnaires obligés de maintenir la Grèce en survie monétaire artificielle.

Si la Grèce démonétise les billets en euro par une taxe sur tous les retraits bancaires sur le territoire grec et sur les sorties de capitaux débitées dans les banques grecques, la fuite des capitaux serait immédiatement bloquée ; les recettes fiscales grecques immédiatement réévaluées ; et le prix du travail grec en euro allemand ou français immédiatement dévalué. La solvabilité grecque serait immédiatement rétablie sur la compétitivité de l’économie réelle. La balance des paiements courants grecs deviendrait immédiatement excédentaire de manière à garantir des remboursements nets aussi longtemps que nécessaire pour ramener la dette publique grecque à une proportion raisonnable de la production réelle grecque.

En plus, la Grèce deviendrait rapidement un modèle de démocratie et de civisme avec la transparence des bases fiscales et des dépenses publiques. Les banques grecques seraient converties en dépositaires et intermédiaires des prix en Droit grâce au traçage numérique intégral de tous les paiements et de toutes les transactions. Tous les droits et devoirs de chaque citoyen grec quels que soient son métier, ses fonctions et ses revenus seraient déposés dans les banques garanties par les finances publiques nationales et par les impôts des entreprises et des ménages. La démonétisation de la monnaie fiduciaire implique que la liquidité monétaire ne soit plus que scripturale. La numérisation désormais totale des comptabilités bancaires et marchandes ainsi que de tous les types de paiement licite permet le fonctionnement intégral de l’économie en crédit exclusivement numérique. La seule condition est la restauration d’une puissance publique étatique impartiale contrôlable par les citoyens solidaires dans une même unité monétaire qui matérialise leur souveraineté différentiable.

La responsabilité financière publique des citoyens et de leurs gouvernements est ontologiquement impossible sans la variabilité des changes à l’intérieur d’un même système de monnaie. Sept ans d’effondrement financier planétaire montrent que le capital n’a pas de substance, n’est donc pas réellement liquide sans États de droit souverains garants de l’équilibre des prix par des lois supérieures aux intérêts particuliers. Si l’euro est un projet de civilisation, il est radicalement impossible de persévérer dans le sophisme libéral de la libre circulation du capital et de l’unicisme monétaire. Le marché des changes est une prérogative publique des États de droit et non des banques à capital privé. Une prime de change ne peut pas rémunérer un intérêt privé. Si l’équilibre du crédit est la loi économique entre les nations et entre les citoyens, une prime de change ne peut être versée qu’à un État ou à une société d’États. Keynes l’avait expliqué à Bretton Woods en 1944 !

La zone euro est une société d’États. Elle est donc immédiatement un pôle de stabilité financière et monétaire gagé par la démocratie, si elle se met à taxer les entrées et sorties de capitaux à ses frontières et si elle instaure des primes de change fiscales entre les différents États de droit qui la composent. Évidemment, il faut que l’Eurogroupe soit transformé et structuré en État confédéral avec un parlement élu par les citoyens de l’euro. Il vaut mieux un arbitre entre les politiques fiscales nationales pour que le critère des parités de change intérieures soit l’égalité des droits entre les personnes morales et les personnes physiques ; soit le financement des dépenses communes de développement par des ressources fiscales communes. Une prime de change est le prix public de la loi qui rend la justice délibérable en économie de la réalité entre les nationalités, les pays, les régions, les collectivités locales, les entreprises, les investisseurs, les travailleurs et les consommateurs.

Le modèle monétaire libéral anglo-saxon est mort le 15 septembre 2008 dans la cessation de paiement de Lehman Brothers. Le dollar n’est pas fondé sur la démocratie parce que le droit étatsunien ne connaît pas l’intérêt général de la personne publique au-dessus des intérêts particuliers. La souveraineté étatsunienne ne voit pas les souverainetés étrangères hors de son propre droit des États nominalement Unis d’Amérique. Les intérêts financiers de Wall Street et de la City n’ont jamais été séparés du gouvernement politique par une magistrature financièrement indépendante des intérêts privés. La fiscalité anglo-saxonne n’a jamais été transparente ni équitable à cause de la titrisation du capital détachable de la personne physique qui le gère. Le capital anonyme est la liberté de corrompre la responsabilité publique du bien commun. La zone euro sans personnalité étatique commune n’est que l’instrument des juristes anglo-saxons au service lucratif des oligarchies nationalistes du continent. Les électeurs européens qui vont voter en 2015 après l’élection de Syriza, ne doivent pas croire un seul instant que leurs gouvernements qui piétinent la démocratie grecque soient constitutionnels, légitimes et honnêtes.

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