Que conseillerait Keynes aujourd’hui ?, par Jean Matouk

Billet invité.

Que conseillerait Keynes aujourd’hui ? Bien risqué de se mettre ainsi à la place de ce refondateur génial de l’économie, mais l’on peut quand même imaginer ce qu’il préconiserait à partir de deux des principes doctrinaux qui le guidaient : le primat de l’économie de marché, et l’unité de compte internationale : le bancor.

Sans doute aurait-il approuvé l’entrée de la Grande Bretagne dans un marché commun en lequel elle ne voulait voir, et il n’aurait , sans doute, lui aussi, voulu voir que le libre échange inter-européen. Par contre, Il n’aurait sans doute pas préconisé l’entrée de la Grande Bretagne, dans l’euro, voulant, comme avec le système du bancor, garder la possibilité pour un pays de dévaluer ou réévaluer sa monnaie maintenue par rapport au bancor en cas de fort déséquilibre commercial. En tous cas il aurait certainement exprimé des réserves théoriques à la création d’une monnaie unique, sans union budgétaire minimale. Il se serait plutôt retrouvé avec ceux qui voudraient aujourd’hui revenir au SME, ou une monnaie commune, avec marges de flottement, aux euro-franc, euro-mark…

Mais c’est plutôt sur ses préconisations de politique économique en faveur de l’emploi, qu’il est utile d’essayer d’imaginer sa position théorique. En effet, c’est en son nom que ceux qu’on appelle, en France, les « frondeurs » s’opposent à la politique de rigueur budgétaire, réclamant une relance de l’emploi par la relance de la consommation. De plus, quand on confronte la logique keynésienne de la relance par le déficit budgétaire, que les frondeurs soutiennent, aux « portraits » statistiques de divers pays de l’OCDE et, notamment, de la zone euro, les constats suivants s’imposent.

Pour l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, le Danemark, l’Irlande, la Grande Bretagne, une baisse nette du déficit public, ce qui implique une bonne dose de rigueur, s’est accompagné d’une baisse sensible du taux de chômage, alors que les efforts français, sensiblement plus faibles , sont concomitants d’une hausse du taux de chômage, comme en Italie. L’Autriche qui maintient son déficit, et la Belgique qui le réduit, subissent toutes deux une hausse du taux de chômage, avec des croissances qui restent très faibles. On voit donc que la logique keynésienne n’est pas vraiment illustrée dans tous les pays. Elle est même plutôt contredite.

  Dette adm pub Maastricht Déficit public Taux de croissance Taux de chômage Coeff ouvert
2015
  2012      2015 2012     2015 2012           2015 2012         2015 Imp     exp
France 89,5%         97% -4,8%   -3,8% 0,6%           1,1% 9%             10,5% 30% 28,5%
Allemagne 79,2%       71% +0,1% +0,5% 1, 2%          2,3% 5,4%         4,7% 42%   46%
Espagne 84,4%      98,9% -10,3%   4,4% -2,1%           2,9% 24,8%       22,3% 29%     29%
Portugal 126%     128% -5,6%     -2,9% -4%             1,6% 15,5%       13,2% 37%     34%
Autriche 96,7%       97,6% -2,2%     -2,3% 1,0%          0,6% 4,9%           5,8% 52%   23,5%
Belgique 120%     130% -4,1%     -2,3% 0,1%             1,3% 7,7%           8,5% 81%     81%
Danemark 60,2%       55,9% -3,7%   -1,7% -0,7%             1,9% 7,5%           6,2% 51%     53%
Irlande 122 %   107% -8,1% -2,5% -0,3%         3,5% 14,7%     9,9% 97%   98%
Italie 123%     133% -3%     -2,6% -1,7%       – 0,6%, 10 ,6%   12,7% 27%   29%
Pays Bas 66%       68,5% -4%     -1,8% -1,6%         2% 5,8%       6,9% 75%     77%
Grde Bretagne 85,8%   91,3% -8,3%   -4% 0,5%         2,4% 8%           5,4% 31,5% 30%
Suède 36,5%   44,3% -0,9%   -1,2% 0%               2,8% 8%             7,7% 44%   46,5%
Suisse 45,8%   45,1% 0,3%     0,2% 1,1%         0,8% 4,1%       4,5% 62,5%  62%

Quel élément structurel a changé depuis les années 1930-40 durant lesquels Keynes a élaboré sa Théorie générale, qui puisse expliquer ce relatif échec de ce qu’il disait à l’époque. Réponse : la place du commerce extérieur et le rôle crucial des exportations et importations dans l’activité économique. On voit clairement , dans les séries statistiques de Bairoch et Madison, que le coefficient d’ouverture, qui est une moyenne des parts des exportations et importations dans la production, s’est effondré après 1913, pour ne revenir à ce niveau qu’en 1970. Mais aujourd’hui, il a atteint des niveaux sans commune mesure avec ceux de la deuxième partie du XX ème siècle.

Toute relance de la consommation stimule donc immédiatement fortement les importations, et compte tenu du poids du pétrole dans le mix énergétique, toute accélération de la croissance fait augmenter fortement les importations d’énergie des pays qui ont pas de substitut. Ces importations fixent le niveau nécessaire des exportations pour équilibrer la balance commerciale. La création d’emploi passe par l’exportation, qui , elle-même passe par l’investissement dans l’innovation

1-Evolution à long terme du coefficient d’ouverture 

(exportations de marchandises, en pourcentage du PIB)

Résultats comparés de Paul Bairoch et Angus Maddison[1]

Région Europe occidentale                       Etats-Unis                        Japon

Année          P. B.           A. M.                   P. B.         A. M.               P. B.     A. M.

1860             11,2               6,3                       7,0           2,8                   –           –

1890             14,9             10,1                       6,6           3,6                 5,1         0,6

1913             18,3             13,9                       6,4           3,7               12,5         2,4

1929            14,5             10,7                       5,0           3,6               13,6         3,4

1938               7,1               7,2                       3,7           3,0               13,0         5,2

1950             13,4                9,3                       3,8           3,0                 6,8         2,2

1970             17,3             16,2                       4,1           4,2                 9,7         7,1

1990             22,6             26,8                      6,8           6,8                 9,6       12,4

1998             24,4             35,6                       8,3         10,0               10,0       13,4

Quel est le lien entre ce mécanisme nouveau et la rigueur budgétaire que s’imposent certains pays comme la Grande Bretagne , et que les normes de Maastricht imposent à d’autres. Deux mécanismes entrent en jeu. D’une part , au-delà de certains limités durablement dépassées, et que les normes de Maastricht fixent de manière acceptable, le service de la dette pèse de plus en plus lourd sur le budget, ce qui imposerait, de toutes façons la rigueur budgétaire. Autant la réaliser avant d’y être contraint. Mais surtout l’impôt prélève une épargne qui directement par l’autofinancement, ou indirectement à travers l’investissement de l’épargne des particuliers doit aller financer l’innovation technologique qui est au cœur de la bataille du commerce extérieur.

Keynes, parfaitement conscient de nouveau paradigme « externalisé «  de la croissance et de l’emploi aurait donc été le premier à préconiser le retour le plus rapide à l’équilibre budgétaire, par le biais des économies d’argent public. Sa préconisation serait modérée, car, comme la plupart des économistes , à commencer par ceux du FMI, le suggère, la simultanéité des mesures de rigueur amplifie par trop le mécanisme keynésien classique et plombe la croissance. L’Allemagne a pu réaliser son redressement parce qu’à l’époque (2000-2007) les autres pays n’engageaient pas les mêmes mesures et aujourd’hui, finalement, le refus de la France , et dans une certaine mesure de l’Italie, grosses économies , de trancher trop fortement dans les dépenses, préférant le rabot à la hache, est sans doute aujourd’hui favorable à la croissance européenne. Mais le rabot doit vraiment raboter afin de réduire le prélèvement fiscal frein de l’investissement technologique, clé de l’exportation.

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[1] DYNAMIQUE DE L’OUVERTURE INTERNATIONALE

Paradoxes, enjeux, éléments d’interprétation à partir du cas de la France par Jean-Charles Asselain et Bertrand Blancheton

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