Une filière, par Michel Leis

Billet invité.

La manifestation des agriculteurs à Bruxelles a un air de déjà vu, elle renvoie à d’autres manifestations plus anciennes, lors des réformes successives de la Politique Agricole Commune. L’objectif du mécontentement étant toujours le même, la capacité des exploitations agricoles à survivre.

Il existe un décalage flagrant entre les propos des agriculteurs et les circuits économiques qui caractérisent la filière. Le discours sur les déséquilibres du marché et une nécessaire intervention des États pour corriger ces déséquilibres ne tient pas un instant. Des agriculteurs invoquent le rétablissement des quotas, comme si un déséquilibre entre l’offre et la demande pouvait expliquer cette situation.

Ce dont il est question, c’est de rapports de force et de normes de production. Pour simplifier (à l’extrême), il y a dans la filière agricole aujourd’hui 3 familles d’acteurs : la distribution, la transformation et la production. Deux de ces acteurs, la production et la distribution sont représentés par des géants qui ont une place prépondérante sur le marché, la transformation est quant à elle atomisée.

La grande distribution représente plus de 60 % des achats alimentaires en France, elle est entre les mains de quelques groupes.

L’alimentaire n’est qu’une part de la stratégie des grandes surfaces, mais il constitue le produit d’appel par excellence. C’est parce que le prix de l’alimentaire est bas que nous fréquentons les rayons des grandes surfaces où nous sommes soumis à une tentation permanente. Cette stratégie est efficace et les grandes surfaces entendent doubler la mise : maintenir à la fois des prix bas et des marges élevées. Le poids qu’elles ont sur le marché les rend incontournables, la filière en amont est dépendante de leur prix d’achat, autant dire que le rapport de forces est en leur faveur. Leurs centrales d’achat internationalisées ont accès aux meilleures conditions des normes de production combinées.

Par normes de production combinées, il faut entendre la combinaison du système de production agricole et du système de transformation de l’industrie agroalimentaire.

Dans un système de production agricole atomisé, les prix de revient dans les différents pays et les différentes exploitations ne sont pas les mêmes pour des raisons diverses. Taille des exploitations dans les différents pays (plus grandes dans la production de viande au Danemark ou en Allemagne…), coût des intrants et de la main-d’œuvre (dans les ex-pays de l’Est). Les acteurs géants de l’industrie de transformation n’ont pas non plus les mêmes prix de revient suivant la localisation des unités de production, en particulier les coûts de main-d’œuvre qui restent élevés dans la filière viande. Comme le coût de transport reste négligeable, il n’y a pas de barrière entre les différentes sources d’approvisionnements.

Dans le contexte actuel, le désir d’être rémunéré au juste prix par les agriculteurs est illusoire : ce n’est pas de déséquilibres de marché dont on parle, c’est d’une cascade de rapports de forces et une capacité à imposer des prix dans la chaîne de valeur. C’est un système qu’il sera difficile de remettre en cause. Pas sûr d’ailleurs qu’il y ait volonté politique de changer les choses. En premier lieu, la part de l’alimentaire dans le panier des ménages a constamment régressé, à la fois parce que le panier est plus grand, mais aussi parce que les prix sont restés bas. Cette diminution en termes relatifs contribue à maintenir la norme de consommation en volume.

Ensuite les lobbys de la grande distribution et des industries agroalimentaires sont puissants, ils sont tout à fait en mesure de faire entendre leur voix dans les couloirs de Bruxelles quand les exploitants agricoles ne font qu’occuper les places en face du Berlaymont (le siège de la commission).

Enfin, s’il fallait faire un double reproche à la PAC, c’est d’avoir encouragé les volumes, accentuant les distorsions entre grands et petits exploitants, c’est d’avoir subventionné une filière sans s’interroger sur les conséquences. Les consommateurs n’ont jamais vraiment payé le juste prix, au bénéfice des grands acteurs de la distribution qui ont indirectement capté les subventions. Quant à la qualité et à l’écologie, elles ont été mises de côté, ce n’est pas un saupoudrage vert rajouté ces dernières années qui sera en mesure d’inverser la tendance. Reconnaître les erreurs du passé n’est pas dans les habitudes politiques.

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