« De l’anthropologie à la guerre civile numérique » – VII. La vérité et la réalité, notions en réalité problématiques

J’ai publié ici l’été dernier un entretien que j’avais eu le 21 mars 2016 avec Franck Cormerais et Jacques-Athanase Gilbert de la revue Études digitales, intitulé De l’anthropologie à la guerre civile numérique.

Nous nous étions revus le 4 mai 2016 pour compléter l’entretien. Je vais publier ici en feuilleton, les questions supplémentaires que nous avions alors couvertes.

La vérité et la réalité, notions en réalité problématiques 

Études digitales

Dans votre ouvrage Comment la vérité et la réalité furent inventées vous montrez que ces notions de « vérité » et de « réalité » dont nous considérons aujourd’hui que la signification relève du sens commun ont au sein de notre culture une histoire longue et complexe, les querelles autour d’elles ayant été nombreuses et variées. Votre discussion de la démonstration par Kurt Gödel (1906 – 1978) de son fameux théorème d’« incomplétude de l’arithmétique » joue dans votre ouvrage le rôle tout particulier d’illustrer toutes les interrogations que ces deux notions de vérité et de réalité ont soulevées dans ce qu’on pourrait appeler leur lente « mise au point », mais aussi, toutes les interrogations afférentes qui demeurent non-résolues, en particulier le rapport qui existerait ou non entre le monde tel qu’il est en soi et les objets mathématiques que nous avons décrits ou conçus, le choix entre les termes « décrit » et « conçu », résumant l’interrogation qui persiste. Exception faite du nominalisme médiéval, notre tradition est réaliste, voire dogmatique. Nous pensons que les choses existent.

Paul JORION

En effet, nous supposons a priori que l’existence d’un mot atteste d’une réalité dont il est le référent comme l’on dit aujourd’hui, ou le significat comme l’on disait plus joliment autrefois.

Études digitales

Pour cette raison, les continentaux ont toujours une lecture trop sérieuse des dogmes énoncés par les Anglo-Saxons auxquels ceux-ci pourtant ne croient pas vraiment.

Paul JORION

Mon maître Edmund Leach évoquait souvent Hans Vaihinger (1852 – 1933) et sa Philosophie du « comme si ». Alors que la pensée américaine s’inspire des courants germanistes, la tradition britannique est très particulière : postulant que nous ne connaîtrons jamais la vérité profonde, elle envisage que toute modélisation utilisée comme outil au sein d’un construction théorique constitue seulement une variété du « comme si ». Conception qui n’est ainsi pas sans parenté avec le fameux humour anglais.

Études digitales

Imaginer des théories sans trop y croire n’a pas la même portée que d’y donner toute sa foi. Être certain de l’existence d’une chose exige en tout état de cause d’adopter une certaine prudence.

Paul JORION

Kurt Gödel était invité à Cambridge peu de temps après avoir présenté la démonstration de son théorème de l’incomplétude de l’arithmétique. Certain que les modélisations sont le regard que nous pouvons poser sur le monde, Bertrand Russell (1872 – 1970) s’amusait beaucoup de la certitude qu’avait Gödel que les entités mathématiques constituaient la véritable fabrique du monde. Non sans humour, il écrivit dans son autobiographie que Gödel était certainement convaincu qu’au moment de sa mort, la négation logique lui apparaîtrait resplendissante, inscrite au firmament.

Études digitales

La distinction que vous opérez entre logique et mathématique est particulièrement intéressante. S’il fallait les assimiler, un certain statut d’énonciation serait occulté et laisserait place à un idéalisme naïf.

Paul JORION

Parfaitement ! Si je dis a * b = b * a en mathématiques, et si je dis « Certains a sont b » en logique, ce à quoi renvoient ces « a » et « b », de part et d’autre, est d’une nature très différente. Les a et b mathématiques représentent des nombres réels quelconques, alors que les a et b logiques doivent être interprétés, c’est-à-dire renvoyer à des instances très particulières : je peux dire « Certains Languedociens sont bègues » mais je ne peux pas dire « Certaines coloquintes sont probes ».

On constate une lente déperdition au fil des siècles de ce qu’on pourrait appeler une « conscience épistémologique ». Les Scolastiques qui nous paraissent si étrangers, savaient parfaitement eux ce qu’ils faisaient quand ils parlaient et quand ils pensaient. S’ils nous font rire, c’est hélas parce que nous ne comprenons plus ce qu’eux étaient parvenus à comprendre.

Gödel est considéré comme un des grands mathématiciens du XXe siècle. Pourtant, je suis certain que si Aristote avait pu débattre avec lui, il aurait été horrifié de constater à quel point il maîtrisait mal ses outils. Pour le dire autrement, si l’on distingue dans la logique, comme je le fais à la suite d’Aristote, la rhétorique qui cherche à convaincre par les moyens les plus laxistes comme la preuve par un exemple isolé ou la preuve par l’absurde qui ne prouve rien car elle se contente d’éliminer une seule éventualité, de la dialectique, qui permet à deux compères de se constituer une vérité partagée à titre privé, en évitant seulement de se contredire, et de l’analytique, où l’on démontre par deux moyens seulement : à partir d’axiomes, qui sont une variété de définition, et de théorèmes déjà prouvés, alors on observe chez Gödel dans la démonstration de son théorème d’incomplétude de l’arithmétique, un bric-à-brac où sont mélangée l’argumentation la plus rigoureuse de l’analytique, et les plus mauvaises plaisanteries de la rhétorique, à la limite du simple jeu de mots. Il n’est malheureusement pas le seul mathématicien à succomber à ce travers. Depuis les Scolastiques, les mathématiques ont perdu la conscience du statut persuasif des différents types d’argumentation. Dans l’inculcation de la preuve, les raisonnements auxquels on recourt sont de plus en plus spécieux.

Études digitales

Croire en l’existence d’un simple effet rhétorique est étonnant.

Paul JORION

Un mathématicien, Stephen Cole Kleene (1909 – 1994) a produit une démonstration rigoureuse de l’incomplétude de l’arithmétique contrairement à celle de Gödel, dans laquelle il n’est pas nécessaire, comme chez celui-ci, qu’un objet mathématique affirme quelque chose de lui-même, une suggestion absurde que mon maître en mathématiques en sciences sociales à l’École pratique des hautes études à la fin des années 1960, Georges-Théodule Guilbaud (1912 – 2008) tournait déjà en dérision au moment de la parution de la démonstration de Gödel dans les années trente.

Études digitales

C’est une attitude réifiante. Elle n’interroge à aucun moment l’énonciation mathématique en tant que telle.

Paul JORION

En effet, dans cette perspective, s’il existe un « sujet de l’énoncé » : à savoir le sujet grammatical « la proposition », dans la phrase « Cette proposition est vraie », il n’y a pas de « sujet de l’énonciation », un sujet humain qui serait en rapport à ce qui se dit et à autrui et qui mettrait sa parole personnelle en gage en affirmant que « Cette proposition en vraie » : les propositions mathématiques n’ont en effet ni dignité, ni honneur, qu’elles pourraient mettre en jeu pour soutenir de leur foi jurée ce qu’elles affirmeraient être vrai – pour autant bien entendu qu’une suggestion aussi cocasse ait le moindre sens !

Études digitales

L’idéalisme n’est-il pas précisément cette tautologie ?

Paul JORION

Gödel était persuadé qu’une équation permettait de plonger dans l’essence même des choses. Il croyait ainsi que produire une phrase consistante du point de vue mathématique était l’indice de l’existence d’un élément du même ordre dans le réel. Gödel est considéré à juste titre comme un « platonicien » mais il faut dire plutôt « pythagoricien », car Platon est pythagoricien, il développe un essentialisme, mais avec une nuance qu’Aristote a soulignée : il constate dans la Métaphysique que, pour Platon, les nombres participent aux choses au lieu d’être des instances des nombres eux-mêmes.

Les débuts de la mécanique quantique ont largement reposé sur des mirages d’une nature identique. La moindre variable alpha dans une équation, introduite là pour une raison de nécessité mathématique uniquement, a donné lieu à des supputations en nombre infini : il fallait découvrir à tout prix à quel objet « dur » du monde elle correspondait.

Le fait que la multiplication n’est pas commutative ( a * b ≠ b * a) lorsqu’elle est une multiplication de matrices, objet de modélisation nécessaire en tant qu’« hamiltonien », a fait penser qu’il fallait choisir entre connaître la position d’une particule et sa vitesse – alors que la détermination de sa vitesse implique que l’on connaisse nécessairement son déplacement sur une certaine période de temps, ce qui n’est possible que si l’on connaît son point de départ et son point d’arrivée. Or l’hamiltonien n’est pas un objet dans le monde mais seulement l’un de nos outils de modélisation mathématique. Ce prétendu choix nécessaire entre position et vitesse ne fait que refléter les défauts de l’outil mathématique que nous avons choisi d’employer. Il faudrait, en cas contraire, imaginer, avec une grande naïveté et à l’instar de Gödel, que la matrice comme objet algébrique, prothèse dans notre appréhension du monde, existe véritablement au firmament et impose sa forme à des éléments du réel !

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