Qu’est-ce qui fait courir la Corée du Nord ?, par DD & DH

Billet invité.

CHINE – Tensions internationales – Le long des frontières chinoises (2) : Russie et Corée du Nord

Il y a 48 ans, le monde entier s’est fait une grosse frayeur quand des bruits d’artillerie lourde et de manœuvres de chars ont retenti entre la Chine de Mao et l’URSS de Brejnev. Depuis la rupture idéologique (1962), les incidents mineurs étaient fréquents entre les deux géants communistes, mais, en 1969, les litiges d’une frontière qui court sur 4250 km prennent une plus fâcheuse tournure : en mars, l’affrontement armé semble sérieux, d’abord sur le fleuve Amour et son affluent l’Oussouri qui matérialisent la séparation des deux états au nord de la Mandchourie, puis, en août de la même année quand on se bat pour de bon sur les frontières du Xinjiang, ce Turkestan chinois dont les limites, fixées elles aussi à la fin du XIXème, divisent arbitrairement des populations ethniquement identiques et parlant la même langue (Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, …). Le monde, mal informé, retient son souffle : les deux protagonistes disposent de l’arme nucléaire ! Les Etats-Unis, restés officiellement neutres, joueront les bons offices après le cessez-le-feu du 11 septembre 1969 : Nixon chargera Kissinger de négocier discrètement la sortie de crise avec la Chine. Ce sera la « diplomatie du ping-pong », réconciliation par le sport qui aboutira à l’entrée de la Chine à l’ONU en 1971.

S’il y a aujourd’hui une frontière que le monde entier scrute avec effroi et regarde comme la plus sensible, c’est bien sûr celle du fleuve Yalou qui marque sur 1416 km la séparation de la Chine avec la Corée du Nord. Car il n’échappe à personne que, si un conflit venait à s’embraser, la Chine ne pourrait, une fois épuisée la ressource de ses bons offices, rester les bras croisés ! Nous ne prétendons pas ici retracer toute la longue histoire de la Corée, mais un flash-back nous semble nécessaire pour éclairer la situation d’aujourd’hui. Là encore, on va pouvoir constater que l’état actuel des choses est un héritage des rivalités et conflits du XXème siècle.

Notons pour mémoire que la Corée, qui possède une identité historique bien marquée, n’a pratiquement jamais pour autant constitué une nation vraiment unifiée : trois royaumes, ou deux selon les périodes, s’y sont souvent affrontés, faisant appel à tour de rôle en fonction du contexte à la protection du puissant voisin chinois. La marque durable de la pensée chinoise sur la Corée survit toujours sous la forme d’une longue et rigoureuse tradition confucéenne. Pour prendre la mesure des racines profondes de la situation actuelle, il faut remonter à la fin du XIXème, quand le sort de la Corée est l’enjeu d’une rivalité qui est d’abord sino-japonaise, puis qui s’élargit à d’autres protagonistes. Depuis longtemps (tentative d’invasion militaire au XVIème déjà) le Japon a des visées sur la Corée et, en 1876, il a obtenu l’ouverture de trois ports coréens au commerce japonais et le droit d’exterritorialité pour ses nationaux dans la péninsule. Dans la foulée, les Occidentaux déjà présents en Chine réclament une part de ce nouveau gâteau et obtiennent de très favorables accords commerciaux. Pendant que la France, l’Angleterre et les Etats-Unis placent quelques billes en Corée à cette occasion, la Russie tsariste négocie, elle, le droit d’installer une base militaire sur le sol coréen. En 1894, une révolte populaire éclate en Corée contre cet enchaînement de concessions. Contre tous les gourmands qui en veulent à ses richesses, le roi de Corée fait appel à la Chine selon l’habitude historiquement ancrée s’agissant d’un pays tributaire. En réponse à l’envoi de troupes par la Chine, le Japon fait de même, ce qui déclenche le 25 juillet 1894 une déclaration de guerre formelle de la Chine au Japon. Très supérieur militairement, le Japon écrase littéralement les troupes chinoises et Les Japonais débarquent à Port-Arthur au nord de la péninsule, à Wei-Hai-Wei au sud et enfin à Formose (Taïwan) qu’ils convoitaient depuis fort longtemps. Ces positions en poche, ils marchent sur Pékin qu’ils atteignent en mars 1895. Le couteau sous la gorge, déjà agonisante, la Dynastie des Qing signe en avril 1895 le Traité de Shimonoseki qui lui impose un lourd tribut et acte la perte de Formose, de la presqu’île de Port-Arthur et des Iles Pescadores. La Corée, par ce traité, devient un Etat « indépendant », comprendre : livré aux appétits manufacturiers et commerciaux du Japon (sans que la Chine puisse y mettre le holà) et à ceux des Puissances qui bénéficient ipso facto des mêmes droits en vertu de la « clause de la nation la plus favorisée ». La Russie, par une impressionnante démonstration navale, contraint le Japon à abandonner Port-Arthur en novembre 1895. La pression russe est telle qu’en juin 1896 une convention russo-japonaise est signée : elle partage officieusement la Corée en deux zones d’influence, russe au nord et japonaise au sud en écartant les autres Puissances (Acte 1er de ce qui se joue actuellement). On assiste alors à ce qu’on a appelé le « break-up of China », la curée finale : la Russie obtient en 1896 de construire un chemin de fer à travers la Mandchourie où elle aura le monopole des mines et pourra stationner des troupes permanentes. En 1897, elle se fait céder Port-Arthur et toute la Chine au nord de Pékin au titre de « zone d’influence ». L’Allemagne s’approprie en 1897-1898 la totalité du Shandong, péninsule située juste en face de la Corée. La France obtient la concession du chemin de fer du Yunnan et la mise sous sa tutelle « d’influence » des trois provinces méridionales du Yunnan, du Guizhou et du Guangxi, tout en se faisant céder comme « territoires à bail » Guangzhou et l’Ile de Hainan. Quant à l’Angleterre, son territoire à bail (en plus de Hong-Kong qu’elle occupe déjà) sera le port de Wei-Hai-Wei, face à Port-Arthur et sa zone d’influence le vaste bassin du Yangzi. Les Etats-Unis, occupés par la guerre de Cuba (1898), s’abstiennent de participer au dépeçage tout en laissant faire (c’est l’ « open door policy »). Dans ce contexte, le mouvement paysan anti-étranger des Boxers en 1900 va être opportunément utilisé par tout le monde pour faire payer encore plus lourd et plus cher sa faiblesse à la Chine lors d’un traité inique, parfaitement dans le droit fil des « traités inégaux » des guerres de l’opium !

Il faut aussi tenir compte du fait qu’en toile de fond de ces grandes manœuvres, la rivalité entre l’Angleterre et la Russie est, en cette orée du XXème, extrêmement aiguë. Elle est particulièrement vive en Asie Centrale (ceci nous ramène à notre chapitre précédent où nous évoquions la ligne McMahon et les objectifs que sont, dans « le Grand Jeu », tout le nord de l’Inde et l’Himalaya tibétain également convoités par les deux rivaux).

En Extrême-Orient, au moment où elle met sur pied une expédition vers le Tibet (qui, dirigée par le colonel Younghusband, occupera Lhassa en 1904), l’Angleterre a choisi de s’allier au Japon : traité anglo-japonais signé en janvier 1902. Pour calmer le jeu, la Russie propose alors l’évacuation de la Mandchourie, mais le 8 février 1904 le Japon attaque la flotte russe sans déclaration de guerre et ses troupes débarquent simultanément en Corée et en Mandchourie du sud. L’armée russe doit se replier et c’est le président américain Th. Roosevelt qui mène les négociations entre les belligérants. Elles aboutiront à la paix de Portsmouth en septembre 1905. Selon les clauses de ce traité, la Russie cède au Japon la presqu’île de Port-Arthur ainsi que l’exploitation du chemin de fer en Mandchourie du sud (cette exploitation décuplera la puissance des firmes Mitsui et Mitsubishi). En 1907, un accord russo-japonais consolide le traité : les deux puissances reconnaissent mutuellement leurs droits sur la Corée et la Mandchourie (nord sous contrôle russe, sud sous contrôle japonais). En fait, très vite, dès 1910, le Japon annexe purement et simplement toute la Corée et, sous l’influence croissante du parti « Dai Nippon » (Grand Japon) qui séduit nombre de militaires et d’industriels, la poigne japonaise se fait de plus en forte sur le pays qui voit sa langue interdite et doit une obéissance absolue à l’occupant (Acte 2 de notre situation actuelle).

La résistance qui s’organise en Corée contre le colonisateur japonais est activement soutenue par les Etats-Unis qu’un Japon trop puissant inquiète. Elle a à sa tête Syngman Rhee qui, à partir de 1919 et jusqu’en 1946, sera le représentant d’un « gouvernement coréen en exil » d’abord à Shanghai, puis aux Etats-Unis. Suite aux efforts inlassables de Syngman Rhee pour faire reconnaître la situation de la Corée au niveau international, l’indépendance de la Corée est proclamée lors de la Conférence du Caire en 1943, mais elle reste évidemment lettre morte jusqu’à la fin de la guerre et la capitulation du Japon (1945). Et par une ruse dont l’Histoire a le secret, cette indépendance qui semblait aller de soi, une fois le Japon anéanti en tant que puissance régionale, ne se réalise pas. Les alliés vainqueurs se partagent les dépouilles de la guerre et la Corée est à nouveau l’objet d’un compromis aux termes duquel elle hérite une fois de plus d’une situation officieuse totalement bâtarde ! La Russie (devenue URSS) et les USA conviennent de désarmer ensemble l’armée japonaise présente en Corée. Pour cela il faut instaurer deux « zones » de nettoyage. Pour moins de complications, on s’en tient au « statu quo ante » : le nord aux Russes, le sud aux Américains, le 38ème parallèle servant de ligne de démarcation. (Acte 3 de notre situation actuelle).

En 1948, ont lieu, à l’instigation et sous le contrôle de l’ONU, les premières élections en Corée dont les résultats diffèrent beaucoup entre le Sud qui élit Syngman Rhee, le candidat officieux des Etats-Unis, et le Nord qui donne la majorité aux communistes en la personne d’ un certain Kim Il Sung, illico reconnu par l’URSS. Patatras ! Le compromis est compromis ! Les Américains trouvent d’autant moins le scénario à leur goût que la Chine vient, le 1er octobre 1949, de mettre à sa tête un Parti Communiste qui entretient les meilleures relations « d’entraide et d’amitié » avec l’URSS. Pendant que les Américains installent des troupes à Formose (Taïwan) pour y « exfiltrer » Tchiang Kai Chek et font mouiller leur 8ème Flotte entre l’île et la province chinoise du Fujian pour assurer la sécurité du vaincu, l’ONU condamne la Corée du Nord et envoie un corps expéditionnaire (en fait à près de 90% américain) pour régler « le problème ». C’est la Guerre de Corée qui éclate en juin 1950. En octobre de la même année, le commandant MacArthur campe sur le fleuve Yalou. Se considérant sinon agressée du moins fortement menacée, la Chine envoie des divisions de volontaires combattre en Corée aux côtés des Soviétiques. Leur commandement est confié à Peng Dehuai, un officier du Guomindang rallié aux communistes en 1930. Les pertes chinoises en hommes seront très lourdes (Mao y perd un fils) et la mesure de rétorsion ne tardera pas : la Chine est mise sous embargo américain dès mai 1951 et tout commerce est interrompu entre les deux pays (cela durera longtemps au-delà de cette guerre, les relations ne commençant à se normaliser que 20 ans plus tard). Le front étant stabilisé en 51, la suite de l’affrontement sera une longue et épuisante guerre de position jusqu’à l’armistice le 27 juillet 1953. L’URSS a mis dans la guerre tous les moyens modernes dont elle dispose et dans l’escalade les USA ont fait de même. La Corée fait les frais de ce face à face, le premier d’une guerre froide qui commençait par un épisode vraiment très « chaud » ! Après avoir laissé sur le carreau environ 2 millions de victimes, la guerre n’ayant fait ni vainqueur ni vaincu ne résout rien. L’ONU condamne le Nord comme étant l’agresseur et, encore une fois, sans plus de « déclaration de paix » qu’il n’y avait eu de « déclaration de guerre », la Corée est condamnée par la lassitude des belligérants à réendosser la cotte mal taillée du « statu quo ante bellum » et le Nord et le Sud, faute d’une signature de traité de paix, voués à se faire face de part et d’autre du 38ème parallèle ! On n’en sort pas ! (Acte 4 de notre situation actuelle).

Considérant que la guerre n’est pas terminée (de fait, elle ne l’est pas), le gouvernement de Pyongyang, où s’est réinstallée la tradition dynastique d’autrefois par transmission aux descendants du « Père Fondateur » Kim Il Sung, non seulement n’envisage pas de se désarmer, mais fait de la modernisation de son armement l’alpha et l’oméga de sa politique. Celui de Séoul, dont les Etats-Unis, qui ont aidé à sa reconstruction, ont voulu faire une vitrine des bienfaits du capitalisme consumériste, est devenu l’un des dynamiques « Petits Dragons » de l’Asie, même s’il a connu ces derniers temps un petit tassement de sa réussite et quelques ratés politiques nuisibles à sa réputation. Cette situation de chiens de faïence, en elle-même génératrice de névroses, a perduré sans trop d’accrocs pendant toute la guerre froide dans la mesure où celle-ci figeait le statu quo dans sa glaciation. La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’URSS qui en résulta en 1991 ont profondément déstabilisé la planète et l’onde de choc a évidemment touché immédiatement la Corée du Nord. La Chine, à la même période, ne rompait certes pas ses relations amicales avec Pyongyang, mais ne rêvait que d’ouverture et de rapprochement avec l’Occident. Le petit état s’est alors senti très seul et, conscient de sa vulnérabilité, est devenu plus paranoïaque que jamais ! Paranoïa qui a encore monté d’un cran quand, après le 11 septembre 2001, Pyongyang a été fiché « Axe du Mal » par G.W. Bush ! D’où la course aux armements de plus en plus sophistiqués à laquelle nous assistons, impuissants. La seule vraie protection imparable susceptible de dissuader un adversaire, dans le contexte actuel, est bel et bien la détention d’ogives atomiques et la maîtrise des missiles qui sont capables de leur faire atteindre leur cible. Kim Jong Un joue avec nos nerfs en se vantant de pouvoir frapper les USA et en envoyant pour de bon des missiles d’essai par dessus le Japon (un chien de sa chienne au nom d’un « passé qui ne passe pas » !), mais que lui opposer à part des batteries américaines surpuissantes installées sur le 38ème parallèle, ce qui est bien la plus désastreuse des réponses et qui, face au paranoïaque voisin du Nord, a toutes les chances d’aggraver la schizophrénie du Sud ! Au nom de quels arguments de « raison » signifier à Kim Jong Un notre veto à ses agissements ? Car Le monde regorge de bombes atomiques, des états plus petits que lui y ont eu accès et toutes les voix qui s’élèvent à ce jour pour demander qu’on réfléchisse à une dénucléarisation générale tombent dans des oreilles de sourds ! Nous ne pouvons compter que sur la Chine pour calmer le jeu… entre confucéens et il ne nous reste plus qu’à croiser les doigts pour que le rideau ne se lève pas sur un Acte V de cauchemar !

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Nous tenons à exprimer notre gratitude au professeur Jean Chesneaux (1922-2007) dont nous avons pillé les cours en Sorbonne sur l’Extrême-Orient aux XIXème et XXème siècles et les 2 premiers tomes (4 en tout) de l’ouvrage collectif qu’il a supervisé sur la Chine des Guerres de l’Opium (1840) à la mort de Mao (1976). Ed. Hatier (Coll. « Histoire contemporaine »), 1981.

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