Notateurs et autorités financières

Parmi les idées reçues mises à mal ces temps derniers, celle de la coïncidence des intérêts de toute les parties présentes sur un marché. S’il est bien vrai que vendeur et acheteur gagnent à se découvrir l’un l’autre comme contrepartie éventuelle, la coïncidence des intérêts s’arrête là puisque le vendeur cherche à vendre cher tandis que l’acheteur espère acheter bon marché. Si l’acheteur finit par s’en sortir à bon compte, cela ne résulte pas de la bonne volonté du vendeur mais de la pression que celui-ci subit du fait de sa concurrence avec d’autres vendeurs, pression qu’il subit à son corps défendant et comme un mal nécessaire.

La non-coïncidence de l’intérêt des parties est particulièrement saillante dans la chamaillerie qui a éclaté le 7 mars entre MBIA et Fitch et qui se poursuit depuis chaque jour ou presque. MBIA, je le rappelle, est un assureur d’obligations, un métier que les Américains appellent plus volontiers « monoline » et les francophones, « rehausseurs de crédit ». Fitch de son côté est une agence de notation ou « notateur », filiale du groupe français Fimalac. Jusqu’à l’année dernière, rehausseurs de crédit et notateurs vivaient en bonne intelligence. L’un attribuait à l’autre un grade de crédit, que ce dernier recherchait. Or, il apparaît aujourd’hui que la bonne entente entre les parties résultait essentiellement du fait qu’en général les grades étaient bons. Quand ils se mirent à baisser, les rehausseurs commencèrent à se plaindre, rappelant que c’étaient eux qui payaient pour l’évaluation, et le conflit apparut au grand jour, mettant en présence, d’une part le souhait du rehausseur de crédit d’obtenir le grade de crédit le plus élevé possible et d’autre part, le souci du notateur d’apparaître impartial.

La simple logique voudrait bien sûr qu’un notateur soit indépendant de celui qu’il note et que pour cette raison l’évaluation lui soit commanditée par ceux pour qui la qualité du crédit compte, à savoir les clients de la compagnie dont le risque de crédit est évalué. A quelle levée de boucliers n’assisterions-nous pas en effet si, par exemple, l’association de consommateurs qui juge de la qualité des voitures était subventionnée par l’industrie automobile ? Or, c’est précisément de cette manière-là que les choses se passent en finance : les compagnies commanditent aux notateurs l’évaluation de leur crédit et les récentes chamailleries constituent donc d’un certain point de vue une bonne nouvelle puisqu’elles confirment rétrospectivement que, comme l’affirmaient avec constance les notateurs, le conflit d’intérêt potentiel n’entachait pas leur jugement.

La bagarre éclata le 7 mars quand MBIA pria Fitch d’arrêter de noter certaines de ses filiales. Puisque MBIA rémunérait Fitch pour le service, l’affaire aurait dû en rester là. Mais les choses ont changé depuis que les notateurs sont sur la sellette pour avoir décerné des notes qu’ils ont été obligés de revoir à la baisse à mesure que la santé de l’immobilier américain se dégradait et ils entendent désormais défendre plus activement leur réputation. Pourquoi ont-ils été forcés de revoir les grades ? Parce qu’ils ont utilisé comme cadre de référence celui d’un monde idéalisé dont les crises sont absentes et où les bonnes compagnies reçoivent de bonnes notes et les mauvaises, de mauvaises, en fonction de leur seul mérite individuel. Autrement dit, les notateurs avaient accepté de travailler dans le cadre de représentation que leur proposaient les économistes et non dans celui du monde réel où les choses sont comme elles sont et non comme on aimerait qu’elles soient.

La nouvelle combativité des notateurs résulte de leur anticipation du jour prochain où l’Etat américain, armé d’un gros bâton, imposera l’indépendance des notateurs et de ceux qu’ils notent. C’est ce qui explique pourquoi Fitch, un peu faux-jeton, répondit : « Non, non : nous continuerons de vous noter. Si c’est parce que c’est la fin du mois, ne vous inquiétez pas : nous vous ferons ça pour rien ! ». Sur quoi MBIA rétorqua : « Vous êtes bien aimable mais nous nous sommes mal fait comprendre : on vous dit d’arrêter. D’ailleurs, rendez nous nos données! ». Et Fitch de répondre (lundi dernier) : « Les voilà vos données ! Si vous croyez que nous en avons besoin ! Et si vous croyez qu’on va arrêter de vous noter ». Voilà où nous en sommes, dans un climat où le ton n’a pas arrêté de monter.

Autre chose, parce qu’il me semble qu’il ne s’agit là que des prémices d’un autre affrontement à venir et beaucoup plus passionnant encore car il promet d’être un combat de géants. Quand, il y a quinze jours, la Fed orchestra le sauvetage de Bear Stearns par J.P. Morgan Chase, le Daily Telegraph de Londres se fit l’écho de pressions discrètes exercées par la Federal Reserve de New York afin que l’on laisse tranquille Lehman Brothers dont il n’était pas certain qu’il soit en bien meilleure santé que Bear Stearns : interdiction était faite à ses concurrents de solliciter ses clients, pour éviter que des propos peu flatteurs quant à sa santé financière ne soient émis dans les conversations. Le journal mentionnait également dans son édition du 19 mars que « le New York Stock Exchange s’efforçait de calmer ses courtiers au parquet en invoquant une règle peu utilisée qui suspend l’obligation de disséminer les indications de prix ainsi que d’obtenir l’approbation des prix préalablement à l’ouverture ».

Dans The Great Crash – 1929 (1954), Galbraith observe que « Dans l’ensemble, on ne tint pas rigueur à ceux qui proclamèrent durant le krach que le système était « fondamentalement en bonne santé ». L’essence rituelle de l’expression était reconnue ; à l’époque, tout comme aujourd’hui, personne n’imaginait que tous ces porte-paroles sachent si oui ou non le système était fondamentalement en bonne santé ». Une seule chose est sûre : l’intérêt des notateurs demeurera de dire si tel ou tel organisme financier présente un risque de crédit pour ses contreparties alors que l’intérêt des autorités, dont les ressources qui permettraient de tirer d’affaires les petits frères de Bear Stearns, fondent en ce moment à vue d’œil, sera d’affirmer haut et fort que la finance et l’économie sont « fondamentalement en bonne santé ». Ces deux préoccupations, celle des notateurs et celle des autorités financières – c’est le moins qu’on puisse dire – ne coïncident pas par définition.

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