LA SCIENCE ÉCONOMIQUE EST UNE CHOSE TROP SÉRIEUSE…

À propos de Hyman Minsky, « The Financial Instability Hypothesis », traduit en français par François-Xavier Priour, aux éditions Diaphanes (Bienne – Paris) et précédé d’une préface de Joseph Vogl.

Keynes était encore trop soucieux de couler les expressions qu’il utilisait dans des formes qui paraitraient familières à ses collègues économistes. Comme le dit Hyman Minsky dans l’ouvrage qu’il a consacré à John Maynard Keynes (McGraw-Hill 1975) : « Beaucoup de la vieille théorie se trouve toujours là, et une part importante de la nouvelle est formulée de manière imprécise et expliquée maladroitement » (p. 12). Mais Minsky lui-même n’échappe pas au même reproche, comme on peut s’en persuader en relisant un de ses textes originellement publiés en 1982 : « The Financial Instability Hypothesis ».

Parce que, tout hétérodoxes que Keynes (1883-1946) ou que Minsky (1919-1996) aient été, c’est tout de même au titre d’économistes qu’ils ont écrit. Bien que conscients qu’il fallait d’une certaine manière reprendre à zéro la tâche d’expliquer l’économie, vu l’état dans lequel se trouvait la « science » économique quand ils l’ont découverte, ils ont quand même subordonné cette tâche au désir d’être reconnus par la communauté des économistes.

Et cela a constitué un obstacle, dont on décèle ici et là les éléments à la lecture du texte de Minsky. Qu’est-ce par exemple – apparaissant soudain au beau milieu d’une équation représentant le bénéfice d’une entreprise – que ce facteur « k », affectant les flux, qui « prend en compte le degré de confiance […] lié à la trésorerie de l’entreprise » (p. 40), ce que Joseph Vogl (*) dans sa préface, traduit par : « Les mécanismes de l’offre et de la demande ne valent que pour un domaine où l’on opère avec des budgets fixes mais sont inopérants là où entrent en jeu conditions de financement et attentes du futur » (p. 11), comme si un prix ou un taux, portant sur une opération au comptant ou à terme, pouvait être déterminé par autre chose que le rapport de force au moment de la transaction, entre l’acheteur et le vendeur, ou entre le prêteur et l’emprunteur. Bien sûr la confrontation de l’offre et la demande n’est que l’un des éléments qui déterminent le rapport de force, en définissant la puissance de la concurrence interne à chacun des deux camps des acheteurs et des vendeurs, à chacun des deux camps des prêteurs et des emprunteurs, mais le prix se fixerait-il à un niveau P(offre et demande) + k(confiance) ? ou bien le taux, à un niveau T(offre et demande) + k(attente d’inflation future) ? en un plaisant cocktail d’éléments objectifs et de représentations dans la tête d’êtres humains ? Ou bien les facteurs « confiance » ou « attentes du futur », ne sont-ils là que comme cache-sexe de ce qui dans le modèle de la formation du prix ou du taux n’a pas encore été compris et manque toujours ?

L’effondrement des marchés financiers au dernier trimestre 2008 fut très justement désigné de « moment Minsky », parce que c’est bien lui Hyman Minsky qui avait défini les trois étapes de l’instabilité financière, du développement d’une bulle, à partir des trois stratégies que peuvent adopter les entreprises : stratégie « de couverture » quand les rentrées annuelles sont toujours supérieures aux versements dus dans la gestion de la dette, « spéculative » quand, sur le court terme, les rentrées sont inférieures à la gestion du passif, stratégie « de Ponzi », ou « pyramidale » ou « de cavalerie », en français, quand les rentrées sont inférieures à la gestion du passif à l’horizon prévisible, et que seul un événement providentiel futur fera gagner un jour le jackpot. Minsky remarque très justement que ce qui deviendra la « fraude » était souvent au départ une stratégie comme une autre mais qui aura échoué : « Il s’avère souvent que la « fraude » est un résultat ex post, pas nécessairement ex ante dans sa conception », écrit-il (p. 76) ; le cas Madoff en fournit une illustration spectaculaire.

Les instabilités inhérentes au capitalisme découlent du fait que les aléas de la courbe des taux feront que l’économie entrera un jour, du fait d’une hausse des taux, en mode de bulle, parce que certaines entreprises en mode « couverture » passeront alors insensiblement et contre leur gré en mode « spéculatif », et certaines qui se trouvaient en mode « spéculatif », glisseront vers le mode « Ponzi ». C’est dans ce facteur de hasard que l’explication de Minsky révèle toute son insuffisance : dans cette dichotomie entre les entreprises d’une part et la courbe des taux d’autre part, parce qu’un des éléments du taux exigé d’une entreprise pour les créances qui lui sont accordées, en sus de la prime de liquidité reflétant le rapport de force global entre prêteurs et emprunteurs sur le marché des capitaux, pour une maturité particulière, c’est la prime de risque de crédit propre à l’entreprise, exigée par ses créanciers, dynamique, et susceptible de l’entraîner par sa hausse brutale dans une spirale descendante à la moindre alerte, ce que Jeffrey Skilling, patron d’Enron, appelait à très juste titre pour qualifier le mécanisme qui avait détruit son entreprise, un « bank run des bailleurs de fond ».

Autre aspect passé inaperçu de Minsky : le fait que la prime de risque de crédit implicite au taux réclamé par un prêteur n’est jamais traitée par lui comme telle, à savoir pour provisionner un fonds de réserve, mais comptabilisée comme profit, avec les conséquences que l’on imagine lorsque la tendance économique se renverse.

Il n’y a là que quelques exemples, mais qui s’ajoutent à bien d’autres, présents ailleurs, pour faire penser que le moment est venu de bâtir une authentique théorie économique, en évitant très soigneusement de s’infliger délibérément comme Keynes et Minsky avaient tenu à le faire, le handicap de vouloir en plus être reconnu par la communauté des économistes.

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(*) Joseph Vogl dont je dirai davantage quand j’aurai lu son « Le spectre du capital », ouvrage lui aussi récemment traduit en français et publié par le même éditeur.

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