KEYNES ET L’ARGENT (II) UNE DROGUE SI PUISSANTE

Une université californienne m’a un jour attribué un prix et m’a invité à y passer un trimestre. J’y ai accidentellement débarqué au milieu des vacances scolaires. En l’absence d’étudiants et de collègues, une responsable administrative a dû veiller sur moi pendant une semaine entière. Elle m’a ainsi conduit, au volant de son immense 4×4, au bureau de la Social Security pour que j’y obtienne une carte. J’ai eu l’occasion aussi de voir son mari venir la chercher dans une imposante Mercédès.

Un jour Selma m’a dit, pensive : « Ah ! Paris !… je n’aurai malheureusement jamais l’occasion de m’y rendre ! » Ayant à la pensée la Ford Expedition et la grosse voiture allemande, je lui ai répondu : « Mais vous plaisantez ! », et alors là, dans son regard défait, j’ai compris que le leasing des deux mastodontes destinés à en jeter plein la vue devait absorber tout l’argent dont le ménage disposait au-delà de la simple subsistance. Tout l’argent véritablement disponible était mobilisé en vue d’une seule fin : susciter l’envie d’autrui.

Les vieilles fortunes, on le sait, vivent sans ostentation, et ce sont les nouveaux riches qui font dans le tape-à-l’œil. La raison en est simple : il faut avoir connu l’envie soi-même pour vouloir la susciter chez les autres. La jouissance qu’on en obtient est produite par un fantasme : se représenter l’autre enviant l’argent qui est le sien. Le plaisir est si fort qu’il agit comme une drogue : une drogue si puissante qu’elle parvient même à faire oublier la mort.

Pour cette drogue, John Maynard Keynes n’éprouvait que du dégoût. Il écrivait en 1930, dans « Economic Possibilities for our Grandchildren » :

« L’amour de l’argent comme une possession – à distinguer de l’amour de l’argent comme un moyen d’obtenir les satisfactions et de pourvoir aux nécessités de la vie – sera reconnu un jour pour ce qu’il est : une affection assez répugnante, l’une de ces propensions semi-criminelle, semi-pathologique que l’on confie avec un frisson aux spécialistes de la maladie mentale » (Keynes [1930] 1931 : 329).

Il en venait à regretter le temps où la « fièvre de l’or » était la cible des interdits prodigués par les grandes religions monothéistes. Il ajoutait :

« Je ne vois donc rien qui nous empêche de revenir un jour à quelques-uns des principes les plus sûrs et les moins douteux de la religion et de la vertu traditionnelles – que l’avarice est un vice, la pratique de l’usure, un délit, et l’amour de l’argent, détestable… » (ibid. 330).

L’écho chez Keynes de Paul de Tarse écrivant à Timothée :

« De même que nous n’avons rien apporté dans ce monde, nous ne pourrons rien emporter. Si nous avons de quoi manger et nous habiller, sachons nous en contenter. Ceux qui veulent s’enrichir tombent dans le piège de la tentation ; ils se laissent prendre par une foule de désirs absurdes et dangereux, qui précipitent les gens dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent ».

Et c’était, nous l’avons vu, l’un des rares mérites du communisme soviétique aux yeux de Keynes, d’avoir emboîté le pas des grandes religions sur ce plan là : en ayant fait de ces péchés, des délits et des crimes sur le plan pénal.

Comment s’expliquait pour Keynes cet amour de l’argent ? À l’origine, par la thésaurisation en tant que réponse instinctive à la peur de manquer, une dimension qu’il avait déjà évoquée en 1925, à son retour d’Union soviétique, dans « A Short View of Russia » :

« Le problème moral de notre époque est celui de l’amour de l’argent, et de notre tendance habituelle à invoquer un motif pécuniaire dans les neuf dixièmes des activités de notre vie, la recherche universelle de la sécurité économique individuelle étant le premier objet que visent nos efforts, l’approbation sociale de l’argent constituant la mesure du véritable succès, et l’invocation collective de l’instinct de thésaurisation étant considérée comme le fondement même du fait de pourvoir aux besoins de sa famille et de veiller à l’avenir » (Keynes [1925b] 1931 :  268-269).

On se souvient aussi de cette note trouvée dans ses carnets : « Nous devrions plus souvent être dans un état d’esprit où, pour ainsi dire, le coût monétaire est entièrement mis entre parenthèses » (S II : 241).

Que faire alors ? La seule réponse qui fasse sens, c’est, au lieu d’une interdiction toujours problématique de la surenchère dans l’épate du voisin, faire en sorte que l’envie n’apparaisse pas et du coup pas non plus la jouissance que procure la pensée de l’envie qu’éprouve quelqu’un d’autre envers soi. Pour cela, un seul remède : l’« euthanasie du nouveau riche » qui n’est possible que si chacun jouit en fait d’une vieille fortune, objectif qui est en réalité envisageable affirme Keynes :

« … sur le long terme, l’humanité est en train de résoudre le problème économique [qui] n’est pas – si nous nous projetons dans l’avenir – le problème permanent de la race humaine » (Keynes [1930] 1931 : 325-326).

Mais pour cela il nous faut encore un peu patienter : il nous faut d’abord persister pour un temps dans la voie de la cupidité. Il faut que nous poursuivions nos efforts  dans la voie présente – sur la base d’un consensus émanant de l’ensemble des composantes de la société – pour permettre l’accumulation qui « résoudra le problème économique ». Keynes écrit, toujours dans « Economic Possibilities for our Grandchildren » :

« Tout un ensemble de coutumes d’ordre social et de pratiques économiques, affectant la redistribution de la richesse et des récompenses comme des pénalités économiques que, aussi répugnantes et injustes qu’elles puissent être en soi, nous maintenons en vie aujourd’hui à tout prix parce qu’elles s’avèrent remarquablement utiles pour promouvoir l’accumulation du capital, nous aurons enfin la liberté de nous en débarrasser. […] Mais prenons garde ! Le temps n’en est pas encore venu. Il nous faudra encore pour un siècle ou davantage, nous prétendre à nous-mêmes ainsi qu’aux autres, que le juste est vil et que le vil est juste ; car le vil est utile alors que le juste ne l’est pas. L’avarice, l’usure et la méfiance doivent demeurer nos dieux pour encore un temps. Car eux seuls sont capables de nous faire émerger du tunnel de la nécessité économique, vers la lumière du jour » (ibid. 329-331).

Nous sommes au moment où il écrit, en 1930, et ce n’est que six ans plus tard, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que Keynes imaginera la transition vers le socialisme par l’« euthanasie du rentier ».

La question qui restera alors sans réponse sera celle-ci : que se passe-t-il si l’on supprime une drogue si puissante qu’elle en fait même oublier que l’on va mourir ? Faudrait-il alors ressusciter les religions ?

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