Le soir d’une bataille (*)

Je n’ai jamais été proche de mon père, et je fus surpris d’apprendre il y a quelques années qu’un de mes neveux le fut bien davantage que moi. J’ai une idée, une hypothèse, conçue à partir d’un certain mystère, d’un certain flou qui envahissait aussitôt la conversation dès que le mot « guerre » avait fait son irruption obscène, car ses mots à lui se tarissaient alors pour faire place au silence. Il avait été au front durant la campagne belge dite « des dix-huit
jours » – pas trop mal pour un pays minuscule – et y avait été blessé. Il faisait parfois allusion à ses carnets, aux notes qu’il avait prises au moment-même, en particulier durant les trente mois d’attente à Eben-Emael.

J’ai le sentiment que quelque chose a dû casser en lui à cette époque. Oh, il a vécu, il a eu une belle carrière comme on dit dans l’administration et dans le monde universitaire, et il a eu des enfants : la preuve. Mais est-ce qu’il y croyait encore fondamentalement à la vie et à la vie familiale ou est-ce qu’il avait désespéré d’une certaine manière de la race humaine ? C’est bien possible.

Comment m’est venue cette hypothèse ? Sans doute parce que je crains n’être moi-même qu’à un demi-millimètre d’envisager les choses de cette manière. Alors, quand il est mort, et davantage encore quand ma mère est morte et qu’il a fallu vider la maison, j’aurais pu les mettre sur la piste, ceux qui étaient là à Plougoumelen, au pays, à vider les armoires : j’aurais pu leur dire « Trouvez les carnets ! », mais je m’en suis bien gardé. Et si je les avais moi-même découverts ou si on me les avait un jour fait parvenir, je les aurais probablement brûlés sans les ouvrir. Parce que mon hypothèse me paraît la bonne et qu’il n’existe chez moi que ce demi-millimètre.

(*) Le soir d’une bataille
Leconte De Lisle (Charles Marie René)

Tels que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et haletants, par les boulets troués,
En d’épais tourbillons plein de clameurs sauvages.

Sous un large soleil d’été, de l’aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes,
Longs murs d’hommes, ils ont poussés leurs sombres lignes
Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir.

Puis ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l’oeil de haine chargé.
Le fer d’un sang fiévreux à l’aise s’est gorgé ;
La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.

Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici, maintenant, blêmes, muets farouches,
Les poings fermés serrant les dents, et les yeux louches,
Dans la mort furieuse étendus par milliers.

La pluie avec lenteur lavant leurs pâles faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux ;
Et par la morne plaine ou tourne un vol d’oiseaux
Le ciel d’un soir sinistre estompe au loin leurs masses.

Tous les cris se sont tus, les râles sont poussés
Sur le sol bossué de tant de chair humaine,
Aux dernières lueurs du jour on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés ;

Et là-bas, au milieu de ce massacre immense,
Dressant son cou roidi percé de coups de feu,
Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu
Que la nuit fait courir à travers le silence.

Ô boucherie ! ô soif du meurtre ! acharnement
Horrible! odeur des morts qui suffoquent et navres !
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.

Mais, sous l’ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur coeur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire!

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