Jacques Attali : réponses à Paul Jorion, à propos de « La crise, et après ? »

Voici la réponse de Jacques Attali aux questions que je lui avais posées à propos de son livre La crise, et après ? (Fayard 2008).

Cher Paul, Merci d’avoir pris le temps de me lire si bien. Vos commentaires sont, comme toujours, très profonds et très judicieux, mêlant des savoirs économiques, financiers et anthropologiques. J’ai lu aussi les passionnantes discussions que cela a suscitées sur votre blog. Je me contenterai de donner modestement mon point de vue sur les énormes questions que vous soulevez. Vous me permettrez au passage de renvoyer à certains de mes livres, non pour leur faire une quelconque publicité, mais parce que c’est par les livres que je m’exprime le plus précisément.

1. Marché et état de droit. Vous avez tout à fait raison : le marché est parfaitement capable de corrompre la démocratie. Il suffit de regarder l’exemple de la plus parfaite démocratie, ayant créé la plus parfaite absence d’état de droit : la Grande Bretagne, où la démocratie la plus ancienne du monde est au service d’un paradis fiscal et d’une place financière off shore. Cela veut dire que la démocratie ne se réduit pas à des élections libres ; elle suppose une véritable transparence, une symétrie de l’accès à l’information et des contrepoids aux pouvoirs des riches, en particulier dans les médias. Cela reste largement à penser et à construire. Par contre, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que le marché constitue « l’expression spontanée de la manière dont notre espèce réglait ses affaires à l’état sauvage : par la guerre de tous contre tous ». L’histoire du marché, que j’ai racontée dans un de mes livres, (« Histoire de la Propriété ») commence, à mon sens, par le troc ; elle continue par l’invention du marché silencieux (Cf. en particulier les travaux de Pierre Dockes) puis, bien plus tard, de la monnaie, justement pour en finir à la violence. Le marché est là pour assurer l’allocation efficace des ressources, mais pas son allocation juste, qui incombe à la démocratie. Et les victoires de la démocratie sur les dictatures démontrent qu’elles ne sont pas tout à fait désarmées face à des forces supérieures.

2. Crises et cycles. J’ai eu tort d’évoquer, même en passant , le mot de cycle, en parlant de « contre-cycle », car, comme vous le savez, je crois plus à la théorie des cœurs successifs, que j’ai élaborée dans « Une brève Histoire de l’avenir », (à partir des travaux de Fernand Braudel, mais aussi de Jean Gimpel, Michel Aglietta et Immanuel Wallerstein), qu’à celle des cycles, quels qu’ils soient. Et chaque cœur (géographique) se caractérise par une technologie dominante et un système de valeur particulier. Et ces théories devraient en effet être connues des agences de notation, pour leur servir de grille de lecture.

3. « Initiés » et accès à l’information financière. Oui, bien sûr, il n’y a pas de transparence sans remise à niveau des patrimoines. Et en particulier (et je l’ai écrit dans « la Voie Humaine ») pour ceux que je nomme les « biens essentiels » dont la propriété privée doit être remise en cause. Mais comme une telle « remise à niveau » est impensable aujourd’hui, il faut agir pour que l’accumulation du capital futur corrige celle des patrimoines antérieurs.

4. La spéculation. Votre proposition d’une « prohibition des paris sur l’évolution des prix sauf pour ceux à qui ils procurent une fonction d’assurance contre des aléas inévitables, climatiques » me semble une idée à creuser, comme le font certains participants à votre blog. On m’a cependant expliqué que même ce mécanisme peut être contourné. Enfin, je n’aime pas l’idée de ce que vous appelez « un appel du pied extra-parlementaire ». Cela ouvre à des dérives que vous condamnez autant que moi.

5. Permettez moi d’ouvrir aussi un autre débat : un monde où, comme je le souhaite, la régulation serait mondiale et parfaite, ne serait pas exempt de crises. Car il y aura toujours asymétrie d’information entre le présent et le futur. Et c’est cette asymétrie qui cause les crises. Et, à moins de souhaiter un monde répétitif, (en lui-même comme en son environnement), c’est-à-dire un monde où l’information sur l’avenir serait, par nature, parfaite, nous ne pouvons que nous résigner à gérer des crises, et nous attacher à en partager équitablement le poids. Et pour cela, penser, prévoir, et agir.

Merci d’avoir pris le temps de me lire si finement et continuez de nous faire tous réfléchir si librement et si sérieusement.

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115 réponses à “Jacques Attali : réponses à Paul Jorion, à propos de « La crise, et après ? »”

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