Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Je lis les commentaires à ma « conclusion provisoire » et je pense à deux choses complémentaires : à la « prise de parole » et à l’alternative entre spontanéité / anarchie et enrégimentement / emprisonnement.
La « prise de parole », c’est bien sûr un petit livre de Michel de Certeau (à propos de qui j’ai déjà eu l’occasion de dire le plaisir qui fut le mien de l’avoir connu – j’ai trouvé hier au courrier un envoi de Jean-François Six, ce qui m’a, là aussi, ravi) mais c’est aussi ce phénomène auquel on assista en 68, de ces « assemblées libres » où l’on pouvait entendre en effet quelques bonnes analyses politiques mais séparées par des heures de divagations des uns et des autres sur leurs problèmes personnels, d’origine psychologique essentiellement, confondus par ces orateurs avec des questions générales et qui auraient alors présenté un intérêt pour tout le monde : cette incapacité qu’ont certains à distinguer le privé du public, le singulier et l’universel, ou pire encore, leur conviction que ce qui est propre à leur personne constitue la définition-même du général. J’en ai déjà parlé à propos du « petit spéculateur », victime de cette affection.
C’est l’un des aspects. L’autre, c’est cette alternative spontanéité / anarchie et enrégimentement / emprisonnement, dont on est d’accord que ni l’une ni l’autre n’est viable. La première est haïssable parce que le contexte actuel est à ce point biaisé dans l’accès aux ressources et au patrimoine, que la spontanéité c’est simplement le moyen offert à ceux qui dominent déjà le système de parfaire leur emprise (à l’aide d’un certain revolver). La seconde est haïssable aussi et pour des raisons évidentes. C’est le thème du « Malaise dans la civilisation [Kultur] » de Freud : l’homme est prêt à accepter de renoncer à ses pulsions pour accroître sa sécurité personnelle et celle des siens mais il n’est pas pour autant prêt à tout sacrifier sur ce plan, et c’est là qu’échouèrent les régimes communistes : dans la surveillance permanente de chacun par chacun parce que trop de renoncement était exigé, ils croulèrent autrement dit sous le coût excessif de la supervision dans un système où la sécurité l’emporte à ce point sur la spontanéité que ce qui n’est pas tué dans l’âme par la peur, l’est par l’ennui.
L’avènement de la démocratie est de ce point de vue une très grande réussite puisqu’elle a accompli un bond positif dans le bilan spontanéité / anarchie et enrégimentement / emprisonnement. Mais l’équilibre économique entre le groupe des investisseurs, celui des dirigeants d’entreprise et celui des salariés (la « lutte des classes » de Marx) fut soit laissé au petit bonheur la chance, soit à la guerre totale, soit encore, comme aujourd’hui, au bon vouloir des banques centrales qui ont clairement choisi leur camp – celui des investisseurs – et non seulement ne s’en cachent pas mais ont aussi le culot d’y voir une « solution technique » : la rationalité économique incarnée.
Je l’ai déjà dit : il faut découvrir pour l’économique – laissé sur la touche dans le bond qualitatif de l’avènement de la démocratie – un moyen de l’apprivoiser, de le domestiquer, de l’empêcher de dévoyer comme il le fait aujourd’hui le politique, et ceci sur la ligne de crête très mince entre spontanéité / anarchie et enrégimentement / emprisonnement. Si ce moyen n’est pas trouvé il sera réglé par ceux qui ont déjà sorti leur revolver et qui ne se gênent pas de le signaler parce qu’ils savent se trouver du côté du manche. Il serait souhaitable que ceux qui parlent d’empêcher le retour des crises (plutôt que de « lisser » leurs effets) ou de mettre fin à la pensée unique, rappellent à l’ordre ces adeptes des armes à feu. Pour souligner qu’ils ont véritablement ces tâches à cœur et veilleront à ce qu’elles soient accomplies – dans un cadre démocratique.
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36 réponses à “Une ligne de crête très mince”