La métaphore du cadavre, par Pierre-Yves D.

Billet invité.

En évoquant la mort d’Alexander McQueen, Paul a touché quelque chose de sensible, dans tous les sens du terme, même s’il ne s’attendait peut-être pas à tant d’impétuosité de la part de ses lecteurs. La vigueur des réactions en atteste. A la réflexion, la mode n’est pas un sujet anodin, qui serait simplement de l’ordre du frivole, du superficiel, et raison de plus si l’on en vient à critiquer vertement cet aspect, quand bien même interviennent des considérations sur l’aspect commercial de la chose, qui est bien évident.

De tous temps la parure est venue affirmer la culture dans la nature, celle-ci est donc toujours venue en excès du simplement fonctionnel. Il n’y a donc pas d’excès de la mode, puisque le vêtement est déjà par elle-même manifestation d’un excès, cet excès sans lequel nous ne serions être humains.

C’est donc au titre même de cet excès, qui est la culture par essence, puisque la culture se trouve être manifestée sur nos corps mêmes, que la mode devient l’objet de toutes les passions, de l’admiration au dégout en passant par le rejet, fût-il d’indifférence. Il est alors tout à fait loisible qu’à travers le jugement sur la mode, à propos d’une mode, d’un créateur de mode, s’expriment des sensibilités, des opinions fort contrastées, tranchées, voire tranchantes et vindicatives. Le jugement sur la mode cristallise, révèle, sensiblement, par l’affect, ce qu’il en est dans une société donnée du rapport entre nature et culture d’une part, et des rapports sociaux, d’autre part. Bref, la mode est doublement un enjeu de la culture et un enjeu de société avant d’être un jeu de société réservé à une élite, car la mode se voit, et est même faite pour cela.

Dans Le corps utopique (*), qui vient d’être réédité, court texte limpide de Michel Foucault, le corps est d’abord ce lieu d’où l’on ne s’évade pas, en un mot notre prison, puis, par un de ces retournements littéraire et dialectique rondement mené, Foucault fait du corps, de nos corps, le lieu par excellence de l’utopie, des utopies :

Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.

Foucault, dans le troisième et dernier temps de son essai conclut :

… c’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellée – cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chacune instant votre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un invincible ailleurs, alors on découvre que seules les utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps.

A la lumière, si on peut dire, de ce texte éblouissant – que je vous invite à lire dans son entier – me vient alors une idée, une hypothèse. Et si ces mannequins « porte-manteaux » étaient la métaphore du cadavre, en tant que corps sans regards, absents de toute utopie, le rôle de l’utopie se voyant alors dévolu à la seule parure ?

La question qui pourrait suivre serait alors : mais pourquoi les défilés de mannequins d’aujourd’hui sont-ils ce qu’ils sont, à savoir ce que je viens d’en dire ? La mode, on le sait, a toujours été associée au pouvoir, qu’il fût pouvoir politique ou celui de l’argent, ce qu’il est surtout aujourd’hui. On a beau dire que c’est la rue qui fait la mode, en dernier ressort, la mode n’est dite comme telle que lorsqu’elle s’affiche, autrefois à la cour, aujourd’hui dans les magazines ou encore à la télévision. La télévision est devenue le lieu du déferlement des affects, mais le rituel de la mode, télévisé, échappe toujours à ce déferlement.

Le rituel, avec quelques variantes, est toujours immuable. Même un artiste écorché vif et excentrique comme Alexander McQueen n’y échappe pas, comme on peut le voir dans la vidéo d’un de ses défilés.

La mode, disais-je, est donc associée au pouvoir. Or le pouvoir est de l’ordre du sacré, ce qui transcende tout affect, même et surtout si l’on doit souffrir pour cela. La dignité de la fonction veut que l’on n’affecte point. Fort logiquement les affects individuels et sociaux s’y investissent alors d’autant plus.

Ainsi s’expliquerait le paradoxe qui fait que les femmes ne sont jamais aussi belles, ou du moins naturelles – au sens de social naturé – que lorsqu’elles sont affectées, occupées, préoccupées, qu’un rien les habillent ou les déshabillent pour qui les observe dans la rue, ou en tout lieu dit public, cela, en l’occurrence, parce que dedans et dehors sont en quelque façon réconciliés en échappant au rituel scénographié de la mode. La mode disait Barthes est ce qui se démode. Or la rue jamais ne se démode, la rue est, point. Ainsi le corps paré, la femme vêtue ne sont jamais si beaux que hors du lieu privilégié de leur exposition. Un défilé de mode sans photos, sans film, sans vidéo, c’est un happening, un happy few, voire une performance, pas un défilé de mode. La mode ne devient mode que lorsque le monde de l’extérieur la voit effectivement.

Est-il pensable alors dans ces conditions qu’il existe dans un avenir plus ou moins proche une mode qui échapperait au rituel ?

La réponse à cette question nous ramène alors à la question du pouvoir. D’où l’on peut se demander s’il pourrait advenir un pouvoir désacralisé ? C’est, dira-t-on, le propre de la démocratie. Or la démocratie, surtout l’actuelle, ne semble pouvoir vivre que par et pour le spectacle, au sens où le capitalisme est devenu le spectacle de lui-même. D’où l’on voit que l’on se sort difficilement du – stade – du miroir, qu’il s’agisse des individus ou de la société.

Quelle société future pourra donc sans nier le miroir, indispensable à la construction de nos identités individuelles et collectives, comme l’avait vu Lacan, trouver les formes sensibles par lesquelles se conjugueront un rapport nouveau de l’individuel au collectif, créatif et moins aliénant, pour tout dire moins sujet au pouvoir exclusif ?

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(*) Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles éditions Lignes, 2009

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