Billet invité.
LES HORS LA LOI MODERNES (partie I)
Mais où est donc passé le diable ? Une fois de plus, il est perdu dans les détails et les méandres de la régulation financière, faisant de toute tentative de cerner ses très relatifs progrès un exercice fastidieux, alors que s’annoncent de multiples grands rendez-vous internationaux: Assemblées du FMI et de la Banque Mondiale, G20 Finances, G20 Travail (une innovation), puis celui des chefs d’Etat…
Plus nous approchons du fatidique moment où des décisions devront finalement être prises, plus les discussions se tendent, les fameux détails pesant de tout leur poids. Ce qui n’implique pas, au contraire, que celles-ci se tiennent au grand jour, laissant à l’observateur comme principale ressource de scruter ce qui émerge, avec beaucoup de blancs à remplir et dans une grande cacophonie. L’ensemble étant proféré par une multitude d’intervenants ayant tous leurs mots à dire et le faisant savoir quand cela les arrange.
Le FSB (Financial Stability Board), le FMI, le Comité de Bâle, la Commission de Bruxelles et les commissaires européens had hoc, les nombreux régulateurs nationaux des deux côtés de l’Atlantique (dont l’impressionnante collection américaine), sans oublier l’IASB (International Accounting Standards Board) et le FASB (Financial Accounting Standards Board) chargés de définir les normes comptables – l’équivalent du mètre-étalon – le premier pour le monde entier et le second pour les seuls Etats-Unis, qui disposent de cet étonnant privilège. Ni bien entendu les innombrables lobbies et organismes professionnels qui font le siège des précédents et feu de tout bois non sans arrogance et détermination.
Toutefois, avec lenteur, l’heure de vérité approche, tandis qu’à la faveur d’enquêtes ou d’actions judiciaires, aux Etats-Unis principalement, d’édifiantes histoires commencent à sortir, éclairant les pratiques de la finance sous un jour toujours aussi peu avantageux. L’univers opaque dans lequel les grands acteurs de la finance exercent leurs talents a pris la place du monde éthéré et transparent dans lequel ils prétendaient vivre. Leur nombre est en fait très restreint – encore plus réduit depuis la fin tragique de chers disparus – permettant de rompre l’anonymat du marché, cette inquiétante statue du Commandeur dont les terribles grondements sont interprétés par les oracles de la science économique. L’agence Fitch, après avoir analysé les bilans de cent établissements financiers, a pu montrer que seulement 5 d’entre eux détenaient dans leurs livres 80% du total des produits dérivés, le fameux nerf de la guerre. Voici la liste de ce Club des 5 : JP Morgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs, Citigroup, et Morgan Stanley.
Dans un monde où les règles sont floues quand elles existent, il est souvent difficile de faire la part de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas. Nous allons beaucoup l’entendre dire et cela va être le refuge des présumés coupables de la finance, dès qu’ils seront mis en cause. Cela a déjà commencé avec Goldman Sachs et le tripatouillage du déficit grec. Tous les mécanismes de la haute finance, hermétiques en raison de leur technicité et du mystère voulu qui les enveloppe, ne sont pas encore encore dévoilés dans leur plus simple appareil, ce qui finira par arriver si le rythme actuel des révélations se poursuit. Finalement, peut-on dès maintenant convenir que la finance n’est qu’un monde d’initiés qui s’en défendent de plus en plus mal ?
Succédant à la fable de l’auto-régulation, il nous en a été contée une nouvelle, celle de l’auto-médication. Le système financier est censé, tel un Phénix, renaître de ses cendres, en cela tout de même un peu aidé par les gouvernements et les banques centrales. La fin de sa chute libre vaut convalescence, promesse d’une prochaine guérison. Puis les choses se sont compliquées, les gouvernements occidentaux se sont aperçus que l’héritage de la crise dont ils étaient les bénéficiaires, leur énorme dette, n’était pas dans leurs moyens, le moteur de relance introuvable. Que ce leg le serait encore moins s’ils devaient faire face à un rebondissement de la crise financière, ou à un nouvel épisode ultérieur. Des éventualités que l’on peut de moins en moins écarter, en raison de l’enlisement actuel des timides et initiales velléités de régulation des acteurs de la finance ainsi que des produits financiers.
Nous connaissons la suite immédiate de l’histoire. La SEC vient de lancer l’affaire des bombes à retardement que Goldman Sachs est accusé d’avoir fabriquées et vendues, donnant à l’administration Obama un levier lui permettant de débloquer l’adoption de la loi de régulation financière. L’un des mécanismes qui a propagé et amplifié la crise des subprimes est publiquement mis à jour. De quoi imposer la retenue à des lobbies financiers qui n’en font pas exagérément preuve, convaincus dans leur fougue impatiente d’être proches d’une victoire en rase campagne. Une fois adoptée, cette loi américaine pleine de trous donnera le la au monde entier, aux ajustements transfrontaliers près, comme disent dans leur inimitable jargon les hauts fonctionnaires internationaux (une dernière ligne droite qui risque d’être fort sinueuse).
D’autres récents épisodes peuvent être cités à l’appui d’une même constatation : les gouvernements occidentaux tentent dernièrement de freiner l’érosion qui menace sur tous ses flancs le fragile édifice de la régulation qu’ils tentent de bâtir. On se souvient ainsi des vives réactions européennes demandant l’interdiction des CDS sur la dette souveraine, lorsqu’il est apparu que la spéculation jouait la crise de l’euro, comme si une ligne jaune avait été dépassée et que les gouvernements européens se sentaient menacés.
Aux Etats-Unis, le débat s’est déplacé sur le même terrain, depuis la dernière contre-offensive menée par Barack Obama sous la bannière de la réglementation Volcker (visant à interdire aux banques de dépôt protégées par le gouvernement d’entrer dans les salles de jeu du casino). Après avoir tenté de reprendre la main à propos de la régulation des acteurs de la finance, c’est sur un de leur leviers essentiels que la pression est désormais mise, celui des produits dérivés échangés de gré à gré (OTC ou Over The Counter, la transaction étant conclue directement entre le vendeur et l’acheteur). L’objectif est d’arriver à imposer qu’au moins tous les produits dérivés standards passent sans exception par des chambres de compensation, alors que la liste des exemptions exigées ne cessait de croître (laissant entier le problème de leur définition et le champ libre aux autres).
On a pu également noter un durcissement des positions de certaines agences gouvernementales dans leurs domaines respectifs d’intervention. Le cas le plus spectaculaire est celui de la SEC, qui jusqu’à maintenant favorisait les accords à l’amiable avec les fautifs avérés (dans 90% des cas, moyennant payement d’une amende, sans que l’établissement en cause ne soit obligé de reconnaître les faits) et qui se place désormais sur le terrain judiciaire, déterrant opportunément une grosse affaire à tiroirs à propos des CDO synthétiques, la régulation des dérivés étant l’un des deux grands points d’achoppement de la loi de régulation au Sénat. Elle ouvre ainsi la voie à de nombreuses actions en justice, qui devraient déferler, engagées par des investisseurs lésés par ces produits, ainsi qu’à de nouvelles poursuites de sa part. L’un des enjeux de la situation actuelle est de comprendre jusqu’où la SEC veut aller, et jusqu’à quel point elle sera soutenue par l’administration Obama, car elle a beaucoup de grain à moudre sur le terrain choisi. Le Wall Street journal pointe à ce sujet les noms d’UBS, de la Deutsche Bank et de Bank of America, qui a racheté Merrill Lynch. Alors que la commission d’enquête sur la crise financière, présidée par Phil Angelides se révèle peu productive, Simon Johnson estime que l’enquête de la SEC pourrait s’inscrire dans la lignée de la commission Pecora, dédiée à la crise de 1929, dont les travaux avaient alors abouti à une grande refonte du système financier américain.
Pour sa part, la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation) a enfoncé un autre clou plus modeste mais toutefois symbolique, en proposant d’écarter les agences de notation du mode de calcul des primes d’assurance que les banques doivent lui payer en contrepartie de sa garantie jusqu’à 250.000 dollars des dépôts d’environ 8.000 banques. Elle voudrait remplacer les ratios financiers par un score composé de « mesures financières bien définies ». La CFTC (Commodity Futures Trading Commission), de son côté, continue de batailler fort sur le terrain de la spéculation sur les matières premières – marché qu’elle est chargée de réguler – et cherche à imposer aux grands acteurs de ce jeu d’importantes limitations en terme d’en-cours. Elle est venue chercher appui en Europe, où elle l’a trouvé en la personne de Christine Lagarde, la ministre française de l’économie et des finances, qui a en effet réclamé une directive européenne afin d’ « encadrer les multiples produits dérivés qui circulent dans les marchés des matières premières et qui nourrissent la volatilité », appelant à la création d’un régulateur européen des marchés des matières premières. Selon la porte parole de Michel Barnier, le commissaire européen chargé des services financiers a « clairement indiqué sa décision de réguler les marchés de produits dérivés et cela comprendra la question de la spéculation sur les matières premières ». Reste, et ce n’est pas un détail, à indiquer comment !
En résumant une tranche de sa vie professionnelle à l’occasion d’un discours prononcé à Washington, Neal Wolin, le secrétaire adjoint au Trésor, a apporté un éclairage plus personnel : « J’ai passé beaucoup de temps au cours des douze derniers mois en rencontres et discussions avec des groupes qui, d’une manière générale, sur la base d’un intérêt particulier quelconque, s’emploient à affaiblir ou à faire échouer la réforme de la finance ». Il ne cherchait pas uniquement à aller à la rencontre de son auditoire, mais traduisait également l’exaspération de nombreux haut fonctionnaires. Dans une version plus politique, ce n’est pas autre chose que Barack Obama a exprimé devant ses conseillers économiques, laissant rapporter ces propos : « Je mettrai mon veto à une législation qui ne placerait pas sous contrôle les marchés des produits dérivés et qui n’instaurerait pas un dispositif de régulation garantissant que nous n’aurons pas le même genre de crise que nous avons connu ». Une pugnacité qui a été relevée et a été aussitôt traduite par Tim Geithner, le secrétaire d’Etat au Trésor, devant les caméras de NBC : « Je peux vous dire que je suis très confiant sur le fait que nous allons obtenir les votes nécessaires pour l’adoption d’une solide réforme financière qui sortira de l’opacité les marchés de produits dérivés, permettra d’éviter que les contribuables n’aient à financer de futurs plans de sauvetage et assurera que les Américains bénéficieront d’une protection contre la fraude et les abus ». Il délivrait ainsi publiquement l’argumentaire de vente de la future loi, les éléments de langage dirait-on aujourd’hui.
Peut-on vraiment prendre pour argent comptant ces assurances ? Serions-nous à un tournant ? Il faut y regarder de plus près. Dans le foisonnement des discussions et des sujets abordés, on peut distinguer trois grands chapitres. La réglementation des établissements financiers – normes comptables et de fonds propres, mesures anti-systémiques, testament en vue d’un éventuel démantèlement, limitations de taille et d’activités, taxes – puis ce qui touche aux organes et institutions chargés de la surveillance et du contrôle de ces établissements et des marchés, et enfin l’organisation de ces derniers et la définition des contraintes dans lesquelles les produits financiers sont ou non encadrés.
Tout étant sujet à marchandages et luttes d’influences, rien n’étant acquis, avec toujours l’espoir du côté de la finance qu’il lui sera toujours possible, comme elle a montré savoir si bien le faire, de contourner les meilleures réglementations pour s’en affranchir. Le grand jeu du chat et de la souris se poursuit, avec pour objectif de laisser subsister, derrière les ronflantes mesures et les règles en apparence les plus strictes, des zones d’ombre et de flou. Car la profession n’est toujours pas résolue à admettre que son périmètre d’activité (son terrain de jeu) et la taille de son business soient restreints et ses sacro-saint rendements réduits comme une peau de chagrin.
Autour du mot shadow (ombre) a été développé toute une famille d’appellations pour désigner sans la cerner une même réalité fantôme : shadow banking, shadow finance, shadow economy. Ce monde-là est par définition peu exploré et reste préservé des miasmes de la régulation. On sait déjà que le dossier des paradis fiscaux a été refermé au moment où il commençait à devenir intéressant, et que les principaux d’entre eux sont restés des territoires inviolés (la City de Londres, l’Etat américain du Delaware, sans chercher plus loin et plus exotique) et que l’évasion fiscale systématique dont sont coupables les grandes entreprises transnationales a été une fois pour toute déclarée hors sujet. On attend avec intérêt, mais sans illusion, ce qui pourrait concerner les SPV (Special Purpose Vehicles), ces structures qui permettent de pratiquer sans contrôle l’art du hors bilan et dont les établissements financiers américains sont les champions. Enfin, on enregistre comment, selon le Wall Street Journal, les mégabanques peuvent – en toute légalité ont-elles rétorqué, c’est bien là le problème – minorer leur ratio d’endettement en sortant provisoirement de leur bilan des actifs au moment des résultats trimestriels, pour les réintroduire ensuite et augmenter à l’inverse leur ratio d’endettement, et ainsi de suite. La SEC enquête à ce sujet auprès de 24 grands établissements financiers, Lehman Brothers ayant été un précédent illustre pour avoir utilisé cette technique connue sous le nom de Repo 105. Plus de 40% des pertes pourraient ainsi être dissimulées, ce qui expliquerait certaines bonnes santés très vites recouvertes.
(à suivre)
77 réponses à “L’actualité de la crise: Les hors la loi modernes (I),par François Leclerc”