Billet invité.
LES AMÉRICAINS PRIS A CONTRE-PIED
Si la crise mondiale actuelle a eu les Etats-Unis comme détonateur, que peut-on y attendre de son évolution, puisqu’il est de tradition de dire que le pays montre par avance le chemin que les Européens vont ensuite suivre ?
Dans un premier temps, la montée du taux de croissance de l’économie américaine a pu faire croire à tout ceux qui ne voulaient voir dans les événements qu’une crise comme les autres, passagère et bientôt oubliée, qu’une issue était proche. Que tout allait repartir comme avant, en raison des capacités éprouvées de rebond des Américains. Puis est venu s’insinuer un doute à propos de la vigueur de cette reprise, d’autant plus glorifiée que l’Europe ne la connaissait pas. Enfin, et nous en sommes là, le terribles mot de récession est maintenant prononcé, l’hypothèse mystérieuse d’un scénario à la japonaise évoqué. La hideuse silhouette de la déflation a pris dans les commentaires la place de l’hydre de l’inflation.
Devant quoi les Etats-Unis sont-ils placés en réalité ?
Le diagnostic du mal n’est toujours pas formulé, mais il a fallu se rendre à l’évidence : les jeunes pousses de la relance n’étaient que route qui poudroie et herbe qui verdoie; la crise va être de plus longue durée qu’initialement annoncée. La prochaine étape sera de reconnaître qu’elle est chronique. Mais le fâcheux retard qui est actuellement enregistré laisse intacte la croyance largement partagée que tout va finalement retomber sur ses pieds. Pour une raison ne souffrant pas de discussion : il n’est pas à proprement parler concevable qu’il puisse en être autrement.
On entrevoit pourtant désormais qu’il va falloir faire preuve d’imagination et qu’il ne suffit pas d’avoir protégé l’industrie financière des méfaits d’une régulation contraignante pour en attendre le salut. Engagé dès le tout début de la crise, ce pari est pour le moins loin d’être gagné. Un jour ou l’autre, ne faudra-t-il pas revenir sur ce qu’ont été les causes de la crise actuelle – et non pas uniquement leurs facteurs déclenchants – pour en tirer les leçons ? Cela mettra le temps qu’il faudra, mais cela sera ça ou continuer à trouver refuge dans le déni qui a jusqu’ici prévalu. Impliquant de devoir constamment improviser pour faire face à la poursuite chaotique de la crise, en pratiquant la politique de l’autruche afin de préserver ce qui est considéré comme l’essentiel et qui n’est qu’accessoire. Tout dépend pour qui.
Quant aux Etats-Unis, première puissance mondiale, ils sont bien engagés dans une impasse dont ils heurtent le fond.
Les leviers dont dispose la Fed, bras armé de l’Etat et des mégabanques, sont-ils toujours efficaces ? On peut en douter. Dès demain mardi, la banque centrale devrait rendre publiques de nouvelles décisions, non sans atermoiements. Elle devrait adopter des demi-mesures qui ne seront pas à la hauteur des enjeux, comme l’administration et le Congrès viennent de montrer l’exemple en débloquant une enveloppe de crédits réduite de 26 milliards de dollars afin de soulager financièrement les Etats. On est loin du compte. Après avoir déjà injecté, sans résultat probant, des centaines de milliards de dollars dans l’économie, la Fed va devoir se réengager dans une politique de création monétaire. On parle d’une enveloppe maximum d’environ 200 milliards de dollars. Mais, si le scénario à la japonaise se confirmait, cela reviendra à commencer à combler un puits sans fond. A la différence près avec le Japon que cela ne pourra qu’accélérer la dégringolade du dollar de son piédestal.
Les commentaires vont bon train sur les divergences qui divisent les membres du Comité de politique monétaire de la Fed. Mais ne faut-il pas chercher dans son expectative actuelle une autre raison ? La crainte que ses dernières cartouches soient mouillées, que ses instruments soient devenus inopérants, qu’un affaiblissement du dollar pourrait résulter de leur activation, ce qui serait pire que tout, car il pourrait enclencher une crise de la dette ?
Quoi qu’il en soit, l’administration Obama sort fort démunie de cette situation, alors que l’intervention publique est plus que jamais indispensable. Certes, le marché obligataire s’est en général détendu ces dernières semaines, expression de la crainte – cette fois-ci des marchés – qu’une récession n’intervienne et fasse durablement chuter les actions. Les obligations redevenant, après avoir été l’objet de tous les dangers, la valeur refuge de toujours, car tout est relatif. Cela aide au financement de la dette publique, mais l’administration Obama doit faire face à une autre difficulté, qui est de nature politique et non pas économique ou financière.
La société américaine est dans son ensemble prise à contre-pied. Les valeurs qui lui ont été inculquées ne sont porteuses d’aucune solution, ce qui ne les empêche pas d’être revendiquées, tel un refuge illusoire. Un de plus. Le dogme du moins d’Etat s’oppose à la nécessité d’accroître dans la pratique son rôle, alors que l’économie de marché et la libre concurrence ne jouent plus leur rôle historique et ne s’affirment pas comme le moteur de la relance. La baisse des revenus fiscaux et l’ampleur du déficit budgétaire restreignent par ailleurs les marges de manoeuvre et d’action de la puissance publique.
La reconnaissance de ce fort déroutant contexte – selon le catéchisme en vigueur – se heurte à l’omniprésence d’un endoctrinement qui plonge ses racines dans la mythification de la conquête de l’Amérique et l’occultation de son histoire. A l’arrivée, la perspective des élections de novembre prochain accentue la pression sur les membres du Congrès qui répugnent à voter de nouvelles dépenses, car elles impliquent dans la tête de leurs électeurs de nouveaux impôts.
D’où peut venir la croissance dans un pays où la consommation des ménages y contribuait à plus de 70%, alors que les derniers chiffres font état d’une contribution limitée à 40% ? Ne faut-il pas considérer comme l’une des raisons de la baisse de cet apport, à côté du chômage, la diminution de l’en-cours du crédit à la consommation, qui a reculé pour le cinquième mois d’affilé et n’a progressé qu’une seule fois depuis février 2009 ? On sait en effet que le crédit finançait environ un quart des dépenses de consommation des ménages américains, et que les banques ont considérablement durci les conditions dans lesquelles elles l’octroient désormais, notamment via le crédit revolving des cartes bancaires. Les Japonais, en leur temps, avaient construit des infrastructures, faisant avec ces gigantesques programmes le bonheur des entreprises de travaux publics et des politiciens arrosés au passage. La relance de la croissance américaine reste à ce jour une question non résolue, d’autant que son financement n’est pas réuni. Distribuer du pouvoir d’achat serait une incongruité.
Tout en s’enfonçant dans une crise sociale profonde – dont le chômage de longue durée et pas près d’être résorbé n’est que l’une des manifestations – la société américaine, désorientée et atteinte, se tourne vers son passé et aspire à ce que tout redevienne comme avant. Sans repères politiques lui permettant de sortir de cette impasse. Avec comme seul viatique un profond rejet de l’administration de Washington et de Wall Street réunis qui la pousse dans les bras de dangereux aventuriers douteux et manipulateurs.
Autre témoignage des importantes difficultés que cette société rencontre à sortir de son carcan idéologique, la Financial Industry Regulatory Authority (FINRA), le régulateur des brokers, reconnaît devoir faire face à une importante recrudescence des escroqueries selon le schéma dit de Ponzi, dont Bernard Madoff conserve néanmoins la tête incontestée du classement. La crise économique, qui précipite leurs victimes dans l’abîme, aidant à les découvrir plus facilement. Nouveauté, les réseaux sociaux sur Internet sont devenus un vecteur important de recrutement des victimes, rebutées par le marché des actions et des obligations et attirés par des rendements autrement plus alléchants. Il n’est pas rare, selon la FINRA, de voir proposés des rendements de 20% et 40%, allant même jusqu’à de plus de 100%, et d’attirer ainsi des milliers d’investisseurs. C’est donc un phénomène qui ne touche pas, comme c’était le cas avec Bernard Madoff, seulement quelques centaines de clients fortunés, ce qui ne l’empêche pas de drainer jusqu’à des centaines de millions de dollars à chaque fois.
Il apparaît que non seulement ce type d’escroquerie était si l’on peut dire monnaie courante mais, plus surprenant, qu’elle continue d’exercer un grand pouvoir attractif. Un son de cloche similaire est entendu du côté des gérants de hedge funds, selon lesquels de nombreux investisseurs continuent de manifester de très étonnantes attentes en recherchant des rendements de l’ordre de 25% annuel minimum. Une performance qui est pourtant devenue inatteignable. Les investisseurs n’admettent pas d’avoir perdu leurs si profitables joujoux.
Enfin, dernière illustration du même phénomène, un article publié par la revue en ligne Salon (en Anglais) développait de manière provocatrice une analyse caricaturale de la société américaine de demain. Les riches, y-est-il demandé, ont-ils encore besoin du reste de l’Amérique et vont-ils rester prêts à payer des impôts pour assurer son éducation, sa santé et ses services sociaux ? Décrivant une couche sociale dont les revenus vont de plus en plus être assis sur l’essor économique des pays émergents, dans laquelle la sphère financière qu’elle contrôle investit massivement – et où elle fait école – l’article se demande si l’avenir des classes moyennes américaines, condamnées à la marginalisation et au déclin, n’est pas à terme d’émigrer dans ces pays pour aller y chercher bonne fortune. Tandis qu’une immigration peu qualifiée, déjà si présente, viendra à moindre coût arroser le gazon des golfs, comme l’a si bien dit Michael Bloomberg, maire de New York, au service d’une manière générale du bien-être de la Upper class. Voilà la vision proposée de l’avenir radieux des classes moyennes américaines….
La crise financière aiguë que traversent les Etats américains est, quant à elle, arrivée à maturité. Le déficit auquel les deux tiers des 50 Etats américains vont faire face durant l’année fiscale américaine 2011 est estimé entre 84 et 120 milliards de dollars. Cela pourrait représenter la suppression de 250.000 emplois publics supplémentaires dans les 18 mois à venir. Ce qui donne la mesure de la situation que vont affronter les membres de la Chambre des représentants et les sénateurs en sollicitant le renouvellement de leur mandat. La modeste croissance de l’économie américaine n’a pas empêché la détérioration des finances des Etats et des collectivités locales, en raison de la baisse du rendement des taxes locales ainsi que la forte ponction effectuée sur les fonds d’indemnisation des chômeurs. La crise de l’immobilier et des taxes afférentes, qui pèse particulièrement, n’est pas près d’être réglée. 224 milliards de dollars de crédits fédéraux ont déjà été transférés aux Etats, une nouvelle enveloppe de 26 milliards de dollars devrait très prochainement être décidée par la Chambre des représentants. Cela n’empêche pas les Etats de devoir procéder à de massives coupes budgétaires, notamment dans les programmes sociaux. Celles-ci sont l’un des principaux vecteurs de propagation de la crise sociale, si l’on ne tient pas compte de la crise immobilière sur laquelle personne ne se hasarde plus à proclamer en voir la fin.
C’est non seulement un modèle de consommation à crédit qui est en train de s’écrouler aux Etats-Unis, mais un mode de consommation tout court. A commencer par l’acquisition de la maison familiale. Mais cela ne s’arrêtera pas là. A contrario, la réforme de la santé – en dépit de ses limites – illustre une première intervention accrue de l’Etat dans les affaires publiques, laissant le secteur des pensions de retraite, qui a beaucoup souffert de la crise, très largement dépendant du marché. Les débats de l’automne prochain sur l’évolution de la fiscalité et la suppression ou non des abattements consentis par l’administration Bush aux détenteurs de hauts revenus ainsi qu’aux classes moyennes sera peut-être l’occasion d’une timide amorce de redistribution des revenus. Cette évolution forcée et contrainte est toutefois loin de répondre aux besoins d’une société à la dérive.
Le fossé qui existe entre un paradigme qui ne fonctionne plus et un autre à inventer ainsi qu’à mettre en oeuvre est très profond. Une situation où les Etats-Unis montrent la voie à leur manière, sans tracer de chemin pour les autres. Car les Américains sont pris entre le rejet des responsables de la crise et le repli sur un credo incantatoire qui ne leur apportera pas d’issue.
La suite de l’histoire n’est cependant pas écrite.
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