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Le colloque à Paris sur l’anthropologie de la crise
Le débat à Saint-Etienne autour de « Comment la vérité et la réalité furent inventées »
Rappel : Comment la vérité et la réalité furent inventées, Avant-propos
L’ouvrage se veut une contribution à l’anthropologie des savoirs. J’y analyse la naissance des notions de « vérité » et de « réalité (objective) », notions qui nous semblent aller de soi, mais sont en réalité apparues à un moment précis de l’histoire de notre culture occidentale et sont totalement absentes du bagage conceptuel de certaines autres et de la culture chinoise traditionnelle en particulier. Les moments de leur émergence sont datés et relativement récents, mieux, leur apparition a donné lieu à des débats houleux et bien documentés entre partisans et adversaires de thèses antagonistes. La vérité est née dans la Grèce du IVe siècle avant Jésus-Christ, la réalité (objective), au XVIe siècle. L’une découle de l’autre : à partir du moment où s’est imposée l’idée d’une vérité, dire la vérité revenait à décrire la réalité telle qu’elle est.
Platon et Aristote, imposèrent la vérité comme le moyen de dépasser les objections sceptiques de leurs adversaires Sophistes. Dans le débat qui les opposa à ceux-ci, ils déplacèrent le critère de validité d’un discours, de l’absence d’auto-contradiction dans son développement, vers celui de la validité de ses propositions individuelles, transformant la notion jusque-là polémique du « vrai » en principe épistémologique de la « vérité ». La distinction établie à cette occasion par Aristote entre l’analytique qui permet la démonstration scientifique à partir de prémisses vraies et la dialectique qui permet l’argumentation juridique ou politique à partir de prémisses vraisemblables (les « opinions généralement admises »), autorisa un cessez-le-feu idéologique dans le débat avec les Sophistes et avec les courants sceptiques en général (l’analytique et la dialectique seraient ultérieurement regroupées sous l’appellation de logique).
Platon et Aristote opposèrent aux Sophistes l’existence d’un monde plus réel que celui de l’Existence-empirique dont les Sophistes avaient beau jeu de mettre en évidence qu’il s’agissait d’un univers d’illusion. Il leur fallait aussi distinguer ce monde de la réalité ultime inconnaissable : l’Être-donné des philosophes. Le néo-platonicien Proclus appela ce monde où la vérité trouve à se déployer : « discursion », et le situa au sein de l’esprit humain où il constitue un espace de modélisation dont l’outil de prédilection est mathématique.
Si l’Être-donné des philosophes demeurait inaccessible, il n’est était pas moins ouvert à nos supputations. Comment combler le fossé entre la représentation que proposent nos modèles mathématiques du monde sensible de l’Existence-empirique et l’Être-donné lui-même ? Nos modèles ouvrent sans doute la voie d’une explication aussitôt qu’existe une congruence convaincante entre eux et l’Existence-empirique qu’ils visent à représenter, mais il ne s’agit encore que d’une présomption quant à la nature des choses, or il nous faut davantage : il nous faut une confirmation irréfutable, et celle-ci ne s’obtient que par une mobilisation de toutes les sources de savoir dont nous disposons, qui seule permettra de trancher.
Au Moyen Âge, ce que nous considérions comme notre savoir certain avait deux composantes : l’enseignement d’Aristote d’une part, et celui des Écritures d’autre part, lequel imposait des contraintes très sévères sur nos explications du monde, telles que d’accepter la possibilité pour Josué d’arrêter provisoirement la course du soleil ou d’accommoder le mystère de l’Eucharistie : la transsubstantiation du pain en chair et du vin en sang du Christ. L’irritation des mathématiciens créateurs de modèles vis-à-vis de telles exigences conceptuelles ne cessa de croître au fil des siècles. Ils opérèrent à la Renaissance un coup de force épistémologique : ils avancèrent que leurs modèles ne résidaient nullement dans la discursion, dans l’esprit humain, mais au sein de la Réalité-objective qui ne devait pas se concevoir à l’instar de la discursion comme un feuillet intermédiaire entre le monde sensible de l’Existence-empirique et le monde authentique mais inconnaissable de l’Être-donné, mais comme assimilée à ce dernier. La capacité des modèles mathématiques à représenter le monde n’était pas fortuite, affirmèrent-ils ; elle n’était nullement due à la rentabilité du type de stylisation opéré par les mathématiques mais elle était due au fait que la réalité ultime est constituée des objets dont parle le mathématicien : l’Être-donné est fait de nombres.
Aux XVIe et XVIIe siècles, une génération de jeunes Turcs, tels Copernic, Kepler et Galilée, inventèrent la Réalité-objective en assimilant les disciplines scolastiques de l’« astronomie », inculquant la preuve analytique en matière de cosmologie sous la forme de modèles mathématiques, et de la « physique », inculquant la preuve dialectique sur les mêmes questions à partir de tout le savoir mobilisable à leur propos. La distinction entre le « réel » et un « espace de modélisation » fut sacrifiée lors de cette fusion et constitua dès lors une source permanente de confusion dans l’explication.
Le coup de force épistémologique des astronomes permettait d’opérer un raccourci dans l’explication en faisant l’économie de l’opinion des docteurs de l’Église. Il n’en constituait pas moins du fait même, un pas en arrière tragique dans la méthodologie d’engendrement du savoir : il faisait accéder des modèles que l’on situait jusque-là dans l’imagination humaine à un statut bien plus privilégié : celui de représentation fidèle de la réalité ultime du monde, jugée jusque-là inconnaissable. Le mage présocratique Pythagore avait dirigé une secte dont les adeptes affirmaient que le monde est en réalité constitué de nombres. Les astronomes de la Renaissance renouèrent avec cette tradition mystique pour se débarrasser de l’interférence des docteurs de l’Église dans leur tâche de production de la connaissance.
Le statut des mathématiciens s’en trouva lui aussi automatiquement modifié : ils produisaient jusque-là les outils servant à construire des modèles résidant dans l’esprit, ils rendraient compte désormais des propriétés et des proportions remarquables des Nombres, les constituants ultimes de l’Être-donné. Aristote avait décrit, avec l’analytique, les moyens – les classant du plus convaincant au moins convaincant – qui permettaient de conserver à un raisonnement sa validité, le guidant de prémisses vraies vers une conclusion vraie elle aussi par un nombre de pas potentiellement infini. La démonstration mathématique étant un raisonnement, devait jusqu’alors se plier elle aussi à ces règles. L’accession des mathématiques au statut de description du réel véritable levait ces contraintes de rigueur puisqu’il s’agissait désormais de rendre compte d’un objet auquel on reconnaissait une existence, voilée sans doute mais néanmoins réelle. Tous les modes de la preuve, du plus fiable au plus faible, furent désormais utilisés sans discrimination dans la démonstration mathématique.
J’offre de ceci une illustration détaillée : la mise en évidence des faiblesses inhérentes à la démonstration par Kurt Gödel de son théorème « d’incomplétude de l’arithmétique » (1931). Le mathématicien utilisa en effet dans sa fameuse démonstration un ensemble disparate de procédés présentant des degrés variables de valeur probante. Gödel recourut ainsi au mode le plus faible de la preuve analytique qu’est la preuve par l’absurde. Il fit aussi appel à divers types de preuve dialectiques, partant de prémisses seulement vraisemblables, telle que l’induction (dans la « récursion »), il fonda aussi des parties cruciales de son argumentation sur l’évocation de « contradictoires », qualifiés par Hegel de « trivialités », tel « tout n’est pas une preuve de p ». Enfin avec la « gödelisation », qui lui permit de coder des propositions méta-mathématiques en formules arithmétiques, Gödel confondit un artifice produit à l’intérieur d’un espace de modélisation avec un effet dans le réel. Je rapproche cette confusion de celle opérée par le chaman Quesalid, dont Lévi-Strauss analysa les errements dans son Anthropologie structurale.
Un bref rappel de l’histoire du calcul différentiel me permet alors de confirmer que les mathématiciens, quel que soit le statut qu’ils se reconnaissent personnellement de découvreurs (les réalistes), ou d’inventeurs (les antiréalistes), sont en réalité les instruments d’un processus de production culturelle qui s’assimile à l’engendrement d’une « physique virtuelle ».
Parallèlement à la décadence dans la démonstration mathématique, la confusion entre modèles et réel en physique conduisit à postuler pour chacun des artefacts d’une modélisation, un répondant effectif au sein de l’Existence-empirique. J’en offre quelques exemples en physique contemporaine.
C’est là que nous en sommes aujourd’hui. L’ouvrage prône un retour à la rigueur dans le raisonnement, laquelle exige la réassignation au modèle du statut de représentation au sein de l’esprit humain, accompagnée d’un retour des mathématiques au statut de boîte à outils de la modélisation, impliquant à son tour une réhabilitation de la démonstration mathématique qui devra se plier à nouveau aux principes généraux présidant au raisonnement convaincant. Ayant rappelé les critères à remplir par une explication pour être valide, à savoir, d’une part, que la valeur de vérité de ses prémisses soit maîtrisée par celui qui s’engage par rapport à leur contenu au moment où il les énonce et, d’autre part, que cette valeur de vérité se maintienne constante dans le mouvement qui conduit des prémisses à la conclusion, j’offre à la science contemporaine le moyen de sortir de son impasse actuelle, celle où elle postule un monde dont de nombreux objets ne sont rien d’autre que les artefacts qu’une modélisation négligente amène avec elle, ainsi que celui d’échapper aux apories dont elle est aujourd’hui prisonnière.
L’ouvrage constitue un vigoureux plaidoyer en faveur d’un « retour à Aristote » et je me retrouve naturellement ici en compagnie de ceux qui m’ont précédé dans cette voie, comme G.W.F. Hegel, Pierre Duhem, Émile Meyerson ou Alexandre Kojève. Les lecteurs noteront certainement que mon analyse de la démonstration du second théorème de Gödel prolonge celle esquissée par Ludwig Wittgenstein dans ses Remarks on the Foundations of Mathematics (1937-1944), ils établiront aussi un parallèle entre cette analyse et celle que Hegel fit de la physique newtonienne dans sa dissertation sur Les orbites des planètes (1801) et dans son Précis de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques (1817-1830).
140 réponses à “LE TEMPS QU’IL FAIT, LE 13 MAI 2011”