Billet invité.
En énumérant dans sa causerie du vendredi la succession ininterrompue d’événements que nous traversons, si divers dans leur nature mais ayant en commun de nous surprendre, Paul Jorion a eu raison de dire que leur vision panoramique mettait en évidence l’importance du grand tournant en cours. Que reste-t-il ensuite à faire, sinon à les suivre et tenter de les comprendre ?
La Puerta del Sol est à son tour devenue le centre de l’attention. A la manière de l’occupation de la place Tahrir du Caire, la place historique des grandes manifestations est depuis mardi dernier le village ou le campement des jeunes madrilènes, l’acampada del Sol. Bravant la pluie et le soleil, ou le manque de sommeil, des milliers d’entre eux y campent comme ils peuvent et s’organisent, ne manquant pas de faire résonner de vieux souvenirs dans la tête des anciens occupants de la Sorbonne. Cuisine, infirmerie, bureau des objets trouvés, service juridique, cordon de sécurité, panneaux affichant les besoins, toiles de tente tendues et matelas, rien ne manque aux manifestants organisés en commissions d’organisation ouvertes à toutes et à tous à la faveur d’appels au volontariat au mégaphone.
Des modérateurs animent des débats animés et sans fin dans des petits groupes, comme cela a été le cas à Barcelone sur les Ramblas, quand Franco est mort, sur le Rossio de Lisbonne, quand les militaires ont fait chuter la dictature, sur la place Omonia à Athènes, quand les colonels sont tombés… On n’en finirait pas.
Les besoins essentiels sont couverts, la solidarité aidant. Celle des habitants et des commerçants, dont certains viennent de loin pour apporter leur soutien matériel, car l’argent n’est pas accepté. D’autres visites aussi sont enregistrées. Non seulement celles de familles qui viennent au grand complet, mais aussi de personnes âgées, qui tiennent à en être aussi, pour encourager la jeunesse et en souvenir de leurs propres luttes contre une dictature qui pour ne pas être aussi crûment celle de l’argent n’en était pas moins féroce. Citée par El Pais, une vieille dame de 70 ans a déclaré dans la journée d’hier à la journaliste : « Cela fait longtemps que les jeunes n’ont pas bougé. Cela aurait dû arriver depuis longtemps, et je suis émue. A mon époque, c’était plus difficile parce que nous avions Franco, aujourd’hui ce n’est pas facile non plus. »
Toutes les ressources du nouveau monde numérique ont été et continuent d’être utilisées pour rassembler et susciter de nouvelles vocations, afin d’élargir le mouvement. Il l’est déjà sous une forme ou sous une autre dans une soixantaine d’autres villes espagnoles, et plus symboliquement à l’étranger. Barcelone, haut lieu de l’immigration latino-américaine politisée, se singularisant par des concerts de casserole à la manière de là-bas. Twitter, Facebook, des forums, de nombreux blogs et les sites propres du mouvement Democracia Real Ya ! (la vraie démocratie, maintenant !) sont tous de la partie. Des caméras permettent de contempler live la Puerta del Sol.
Le scénario est maintenant connu et fonctionne avec toujours autant d’efficacité. La mobilisation se fait d’un seul coup, en dehors de tous les cadres existants et s’impose dans toute son évidence et sa force.
La lecture des banderoles, celle de la plate-forme à l’origine du mouvement, ainsi faute de mieux les reportages publiés dans les journaux, sont plus explicites que tous les discours et analyses, qui viendront après. Un « droit à l’indignation » est parmi beaucoup d’autres revendiqué, nous rappelant aussi quelque chose. « Vous prenez l’argent, nous prenons la rue ! » est-il proclamé. « Si vous ne nous laissez pas rêver, nous ne vous laisserons pas dormir ! » ou « Que les coupables paient pour la crise ! » expriment le sentiment d’une foule disparate mais volontaire ainsi que la frustration et la colère d’une jeunesse très durement frappée par le chômage (44,6% chez les moins de 25 ans, à la fin février dernier). Dénonçant l’injustice sociale, la corruption et les partis politiques qui en sont responsables.
« Nous sommes des personnes normales et ordinaires » : c’est ainsi que débute le manifeste du mouvement, qui plus loin revendique aussi « Nous sommes anonymes », signifiant son rejet du star système de la politique. « Nous sommes des personnes et non pas des marchés », poursuit-il. La suite n’est par contre pas ordinaire, qui en quelques paragraphes et avec des formules bien senties, dénonce un système « qui fait obstacle au progrès de l’humanité ». Il lui est opposé l’exigence du respect des « droits basiques », qu’il énumère dans toute leur étendue, pour enfin faire part de la conviction que « tous ensemble, nous pouvons la renverser [cette situation] ». En voici le texte, en Espagnol.
Les sociologues espagnols parlent de crise morale, José Luis Rodrigues Zapatero affirme sa « compréhension et sensibilité », les membres de l’opposition ne disent trop rien, car ils ont la tête dans des sondages électoraux très favorables.
La Commission électorale a décidé par une très courte majorité d’interdire à partir de samedi le rassemblement, au prétexte de la tenue dimanche des élections. La réponse n’a pas tardé, sous la forme d’un appel à venir lancer à minuit cinq « un cri muet » sur la Puerta del Sol, un morceau d’adhésif collé sur la bouche.
Dimanche, les socialistes au pouvoir du PSOE subiront une déroute électorale, au profit du PP (Partido Popular), le parti de la droite. Lundi, si l’on en croit le Wall Street Journal qui consacre au sujet un article très fouillé, les vainqueurs trouveront dans les tiroirs des bureaux des régions qu’ils auront conquises des avalanches de factures impayées et feront face à une montagne de dette cachée. Si ces prévisions se révèlent exactes, et si la police ne les évacue pas entre temps, les manifestants jeunes et moins jeunes de la Puerta del Sol auront de nouvelles raisons de poursuivre leur campement. Car la crise financière espagnole rebondira.
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