LE GRAND ÉGAREMENT, par Jean-Pierre Pagé

Billet invité

De plus en plus, le « monde occidental » semble se fourvoyer complètement et s’engager dans une impasse.

Pendant les deux dernières décennies, dans l’euphorie de la financiarisation débridée et triomphante, les pays de l’Occident se sont endettés déraisonnablement jusqu’à ce que sonne la fin de la récréation, d’abord en 2008-2009 quand il s’est agi de déverser des flots de liquidités pour empêcher l’asphyxie du système financier, puis, à partir de 2010, quand le montant extravagant des dettes accrues par la crise a suscité l’inquiétude des prêteurs.

Depuis lors, s’est enclenché un nouveau processus de recherche de la réduction de ces dettes sous le « diktat » des agences de notation, voulant prouver leur sérieux après l’étrange laxisme dont elles ont fait montre avant la crise, et la pression des « marchés »  affolés par la dégradation de la situation.

Remarquons d’abord que ce phénomène épargne quelque peu les États-Unis qui, bénéficient du privilège de l’émission de la monnaie de référence du système monétaire international actuel. Les débats stériles et ubuesques entre démocrates soucieux  de ne pas étouffer la croissance et républicains désireux de « tuer » l’État fédéral n’ont pas eu, jusqu’ici, de conséquences sur les « marchés » à l’égard du dollar qui, dans ce monde chavirant, reste une valeur refuge de référence.

Sommés de toutes parts de réagir, menacés de voir leur « note » faire l’objet d’une dégradation et, avec celle-ci, leur possibilité de rembourser leur dette anéantie, les pays de la zone euro ont entrepris, tous en même temps, de ramener leurs comptes à l’équilibre, principalement au moyen de coupes dans leurs dépenses publiques censées, selon l’idéologie dominante, être plus efficaces que les hausses d’impôts.

Ce comportement moutonnier, qui a ramené au premier plan le Consensus de Washington et, avec lui, la politique traditionnelle du FMI, est, à la fois, absurde, inefficace et empreint d’une profonde injustice.

Il procède, d’abord, d’une absurdité économique qui le rend profondément inefficace. Il n’est pas besoin de rappeler longuement que les coupes dans les dépenses publiques entraînent automatiquement une chute des recettes publiques qui en réduit fortement l’effet. En outre, ces effets sur l’activité économique, cumulés dans la zone euro et démultipliés en raison de leurs conséquences  sur les échanges intra-zone, risquent de conduire à la récession, voire à la dépression. Ceci est, opportunément, fort bien décrit par Jean Pisani-Ferry, directeur de l’Institut Bruegel. Dans son article « Le mauvais pari de l’austérité », paru dans Le Monde Économie du 15 novembre 2011, il souligne que « une consolidation précipitée [de la situation des finances publiques] n’est pas nécessairement la meilleure manière de rassurer les marchés » et que ce qu’attendent ceux-ci, ce n’est pas tant de « rogner le déficit [ce qui] est, au mieux, un expédient », mais « l’engagement de réformes propres à relever durablement le rythme de croissance et la mise en place d’une gouvernance économique crédible de la zone euro. »

En fait, beaucoup d’esprits éclairés en conviennent, à commencer par la directrice du FMI, mais ne font rien pour y remédier, dans l’attente peut être que les « investisseurs », admiratifs face à tant de vertu méritant leur confiance, relancent la machine. Quant aux « politiques », soit, ils l’ignorent, soit ils font semblant de l’ignorer.

Ensuite, ce comportement est empreint d’une injustice criante en même temps que d’une grande hypocrisie à l’égard des populations concernées. Il suffit de citer le cas de l’Espagne, saluée pourtant pour le « courage » de son Premier Ministre qui n’a pas hésité à sacrifier sa carrière pour mener à bien une politique de coupes sévères dans les dépenses publiques et les prestations sociales conduisant à l’explosion du chômage et de la précarité. La situation d’une grande partie de la population espagnole, telle que la décrivent plusieurs observateurs, est, en effet, aujourd’hui tragique et indigne d’un grand pays de l’Europe, avec des taux de chômage records et une aggravation inquiétante de la pauvreté qui oblige un nombre croissant d’espagnols à recourir à la « soupe populaire ».

Faut-il accepter que l’on en revienne, ainsi, à des pratiques et à des situations qui rappellent le XIXème siècle  pour réduire la dette des pays considérés et qu’il n’y a pas d’autre solution ? Certainement non. On pourrait aussi  citer le cas de la Grèce où la purge pèse de tout son poids et avec son cortège de désastres sur la population.

Et il serait mal venu de citer l’exemple de l’Allemagne, pourtant porté au pinacle, tant il n’est pas reproductible tel quel, en raison de la qualité de sa spécialisation industrielle et de la puissance de ses PME.

Actuellement, la zone euro est dans une impasse. Plus les « politiques d’austérité » se généralisent et s’approfondissent, plus la croissance diminue et l’on plonge vers la récession. Là encore, est éloquent le cas de la Grèce dont la chute de la production augmente à la cadence des « plans » successifs. D’une façon générale, à chaque annonce d’une nouvelle « tranche d’austérité », prévaut d’abord le sentiment du devoir accompli en satisfaisant les attentes des « marché » et en calmant les agences de notation. Cela dure deux ou trois jours, puis les unes et les autres repartent à l’assaut et stigmatisent d’autres pays. Et ceci n’est pas étonnant, car ces plans d’austérité n’ont rien de rassurant pour des esprits rationnels qui en anticipent les effets dépressifs. De surcroît, on voit des experts dire aujourd’hui, à juste titre, qu’il faudra dix ans pour résorber les déficits. A ce moment là, nous serons tous morts !

Ne recommençons pas l’expérience catastrophique des années 30 et essayons de sortir de cette spirale mortifère. Arrêtons-nous d’empiler les unes sur les autres les mesures récessives en croyant obéir à des vœux des « marchés » et des agences de notation que, au demeurant, nous ne savons pas déchiffrer.

Cessons les vaines digressions sur le « fédéralisme » et la « fédération des États Nations ». Au point où nous en sommes, il nous faut achever la construction de l’Union européenne. Cessons donc de reporter au lendemain des décisions qui sont d’autant plus coûteuses qu’elles sont prises trop tard.

On nous rétorquera que tout ceci appelle une reconstruction du monde (occidental) et , surtout, de son système financier et que cela ne se fera pas en un jour. Mais, d’ores et déjà, des pistes peuvent être explorées et suivies. Trois types d’action peuvent être  menées rapidement.

En premier lieu, il convient d’accroître considérablement, aussi rapidement que possible, les possibilités de rachat de la dette de la zone euro par les institutions européennes, ce qui permettrait, en diminuant drastiquement la pression qui s’exerce sur les différents pays de la zone, d ‘éteindre l’incendie. Force est de constater que, compte tenu du refus actuel des autorités allemandes d’autoriser la Banque Centrale Européenne à intervenir pour racheter la dette européenne, à l’instar de ce que font la « Fed » aux États-Unis, la Banque du Japon et la Banque d’Angleterre dans leurs pays respectifs, le Fonds Européen de Stabilité Financière tel qu’il est actuellement conçu, n’est qu’une solution palliative. La pression doit donc s’exercer vis à vis des dirigeants allemands qui résistent pour des raisons, non seulement institutionnelles, mais aussi idéologiques contestables, car, comme le souligne Martin Wolf, toujours dans Le Monde Économie du 15 novembre, « c’est la brutale austérité des années 1930-1932 qui amena Adolf Hitler au pouvoir, et non l’hyperinflation ». Au demeurant, rappelons que, dans l’hypothèse très réaliste d’une récession qui nous menace avec un sous emploi du travail et du capital productif, un accroissement de la liquidité disponible n’est pas inflationniste. La crainte de l’inflation doit donc être désamorcée et raisonnée. Surtout, l’analogie entre une Europe, aujourd’hui première puissance économique mondiale et riche d’une solide épargne, et la République de Weimar d’une Allemagne appauvrie et saignée à blanc par un conflit meurtrier ne tient pas. Certes, on ne viendra pas à bout des déséquilibres financiers monstrueux qui ébranlent l’économie occidentale  uniquement par les interventions des banques centrales et il convient de s’attaquer d’urgence à la reconstruction du système monétaire et financier mondial, mais cela permettra à l’Europe de respirer. Dans le même esprit, l’émission d’« Eurobonds », dont on reparlera plus loin, constituerait un autre et excellent moyen de mutualiser la dette.

En second lieu, il s’agit de remettre à leur place les agences de notation, réguler les pratiques techniques des marchés et séparer les activités des banques La première mesure devrait avoir pour objet de sévèrement encadrer, voire supprimer, le droit accordé de façon irresponsable à ces agences de noter les États. On peut espérer que les efforts entrepris à cet égard par la  Commission européenne qui a pris le problème à bras le corps seront efficaces et que la Commission aura la détermination et le courage d’aller jusqu’au bout. En ce qui concerne le second sujet, il s’agit, notamment, conformément aux dernières mesures décidées, d’interdire les ventes à découvert et d’interdire aussi certaines techniques de gestion automatiques par ordinateur des opérations financières utilisées par les traders. Enfin, il s’agit de séparer les fonctions de prêt aux agents économiques des fonctions de pure spéculation en réactivant des dispositions comme celles du « Glass Steagal Act » que la Grande Bretagne a eu le courage de vouloir rétablir, quoique à un horizon qui apparaît éloigné.

En troisième lieu, il convient de reformater complètement les politiques dites « d’austérité » menées actuellement en vue de retrouver l’équilibre des comptes publics en cessant de les axer entièrement sur les dépenses publiques et de les faire peser sur les classes moyennes et les plus pauvres, selon deux directions :

– en les axant sur l’imposition des plus riches à l’instar de ce qu’avait fait Franklin Roosevelt au cours des années 30. Que l’on n’aille pas invoquer l’argument de « l’exode des riches » dans un tel cas de figure ! A un moment où l’on parle d’uniformiser la fiscalité dans la zone euro, ceci devrait être fait simultanément dans tous les pays-membres et coordonné avec ce que veut faire le Président Obama aux Etats-Unis ;

– dans le même temps, en pratiquant des politiques de soutien de l’activité économique de type « New Deal » pour éviter les effondrements des économies, en utilisant, par exemple, les « Eurobonds » pour leur financement. Ceci pourrait être employé pour financer le développements des infrastructures dont a tellement besoin l’Europe, notamment en Allemagne pour lui permettre de jouer pleinement son rôle de carrefour et de centre vital de l’Europe de demain.

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