Ce texte est un « article presslib’ » (*)
L’erreur la plus monumentale sans doute qu’avait commise la compagnie Enron était d’avoir inscrit délibérément ce que Solomon B. Samson, un analyste chez Standard & Poor’s, avait appelé une « falaise de crédit » à l’intérieur de son bilan (*). Au cas où sa notation de crédit était dégradée, Enron s’était engagée à compenser ses contreparties au prorata des pertes qu’elles devraient subir en conséquence. Autrement dit, si la situation financière de la compagnie se dégradait, elle s’engageait à augmenter les paiements qu’elle verserait à ceux qui lui avaient prêté de l’argent.
Eh oui : Enron s’était engagée à s’endetter davantage au cas où sa capacité à rembourser ses emprunts se détériorait. Autrement dit, une dégradation de sa notation de crédit la mettrait dans une situation financière telle qu’une nouvelle dégradation interviendrait inéluctablement, qui la forcerait à s’endetter davantage, qui… C’est cela une « falaise de crédit » : vous avez fait en sorte qu’un simple incident puisse vous faire tomber de très haut.
Ce soir, le site d’analyse financière Zerohedge attire l’attention sur une dépêche de l’agence Bloomberg tombée il y a quelques heures :
BNP Paribas SA (BNP), la plus importante banque française, a vendu des Credit-default Swaps sur la dette souveraine de la France pour un montant net de 1,5 milliard d’euros (2 milliards de dollars), selon des données collectées par l’Autorité bancaire européenne.
Le portefeuille des banques françaises contient de la dette souveraine française (des obligations). En cas de dégradation de la notation de la France, ces instruments de dette se déprécieront, et la valeur du portefeuille des banques françaises baissera. Si cette dépréciation devait être importante, l’État pourrait être obligé d’intervenir pour soutenir les banques en difficulté, ce qui pourrait encourager les agences de notation à revoir à la baisse la notation de (la dette souveraine de) la France, ce qui déprécierait encore davantage le portefeuille obligataire de ces banques…
Imaginons maintenant que ce qu’on appelle un « événement de crédit », déclencheur de « sinistre » sur un Credit-default Swap intervienne. Par exemple, que la France doive retarder le versement des intérêts sur un de ses instruments de dette. La chose est très peu probable, mais elle n’est pas impossible : par exemple, l’éventualité n’en était pas à exclure entièrement au début du mois d’août dernier aux États-Unis. Les banques vendeuses de CDS seraient alors obligées de s’acquitter du montant du sinistre à leurs assurés : la différence entre la somme qui leur avait été promise et celle qui leur a été effectivement versée. Or, dans un cas historique fameux, la compagnie d’assurance américaine AIG avait très mal calculé le risque auquel elle s’exposait du fait de CDS. La faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 entraîna la sienne propre et c’est l’État américain qui, par le truchement de la Federal Reserve de New York, versa les 85 milliards de dollars auxquels se montait l’ardoise, une somme sans commune mesure avec les réserves qu’elle avait provisionnées.
L’État est garant ultime de ses banques. Une banque qui accorde des Credit-default Swaps sur la dette souveraine de son pays se met elle en position de garante ultime de celui-ci. La situation crée une double falaise de crédit : pour la banque et pour l’État.
===================
(*) Paul Jorion, Investing in a Post-Enron World, New York : McGraw-Hill 2003, page 181-193.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction numérique en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
110 réponses à “UNE DOUBLE FALAISE DE CRÉDIT”