Billet invité.
Des coquards et des coquâtres
Autrefois, le titre de « secrétaire » était réservé à toute personne au service d’une autre, d’un rang hiérarchique supérieur, dont elle était chargée de rédiger et de transcrire les lettres et les dépêches officielles (c’était le titre de Jean-Jacques Rousseau, à Venise). De nos jours, dans un même contexte administratif, il désigne un agent de catégorie B de la Fonction publique d’État. De façon encore plus explicite (du moins pour qui la langue française vaut plus qu’une de ces chansonnettes de coquâtres[1], qui encombrent les ondes), le grade équivalent dans la Fonction publique Territoriale s’intitule « rédacteur ».
Saurait-il encore écrire – connaîtrait-il la syntaxe, l’orthographe et la grammaire – que le pauvre cadre B, aussi zélé fût-il, n’en aurait pas le temps. Cela vous étonne ?
Demandez donc leur avis aux « coquards » du service public, entrés en fonction autour de 1968 : profondément écœurés, comme leurs jeunes collègues, ils ont du moins cette consolation d’une retraite imminente. Ces Grognards qui, en leur temps, prirent la peine d’apprendre leur métier, tant sur le terrain qu’en amont, à l’école (du temps qu’elle enseignait encore le français), notent avec consternation l’évolution des services publics, depuis 2007 voire avant. Au sein du personnel, cette évolution concerne surtout les cadres A et B, les employés de catégorie C n’étant considérés que comme des « petites mains » décervelées. En effet, ces cadres (ou les « coquâtres » qui en tiennent lieu), ne connaissent rien d’autre que des techniques de management et de communication, qui, certes, en imposent lors des entretiens d’embauche. En effet, dans la Fonction Publique, ceux-ci tendent à se substituer à l’égalitaire et républicain « concours d’entrée ». C’est d’ailleurs la raison du peu de considération dont pâtissent les diplômés des facultés de lettres, que les recruteurs du privé, non sans condescendance, renvoient systématiquement à leur « pré carré » professoral et littéraire.
Le Diable qui se mord la queue
En cet an de grâce 2012, où par hasard (à moins que ce ne soit par nécessité, après tout), les élections présidentielles tombent en même temps que la commémoration aux États-Unis de la naissance du Fordisme (mise en pratique du Taylorisme), du travail à la chaîne et de la société de consommation, l’administration française, celle d’État, du moins, que je connais, a presque entièrement renoncé à son Idéal constitutif de « service public », avec ce qu’il implique de dévouement, de désintéressement (moral et pécuniaire) et de neutralité. Même s’ils sont encore protégés par leur statut (qui, par parenthèse, loin de constituer un « privilège », garantit leur neutralité vis-à-vis du pouvoir politique), les fonctionnaires sont dorénavant « managés » selon les méthodes du secteur privé. Les cadres passent l’essentiel de leur temps à mesurer leur productivité, non pas tant, malgré le caractère extrêmement pointilleux voire intrusif des outils statistiques, l’activité réelle dont on tirerait le bilan après-coup, mais l’activité prévisionnelle, qu’on quantifie en termes de flux différés et de projections de stocks, dans la plus pure optique communicationnelle. Il s’agit de fournir au Ministère de tutelle des chiffres qu’il puisse, s’ils lui conviennent, transmettre aux médias, dans le cas contraire, dont il puisse se prévaloir pour justifier les coupes budgétaires. D’où la pression exercée sur les cadres pour améliorer les chiffres, et celle exercée sur les agents par ceux-ci pour « optimiser » des moyens qui font de plus en plus défaut.
C’est le diable qui se mord la queue.
La désorganisation des services devient si dramatique qu’il est presque interdit à certains agents de tomber malade, tant les conséquences peuvent s’avérer désastreuses pour leurs collègues, sur qui l’on fait retomber la charge de travail supplémentaire, alors même qu’ils n’ont guère le temps de s’acquitter correctement de leurs tâches habituelles. La « polyvalence », ce pimpant concept choyé par les DRH qui cherchent à remotiver leurs troupes, en les gonflant d’estime de soi, n’est qu’un paravent visant à cacher la nudité d’un grand corps qui n’aura bientôt plus que des haillons à se mettre. Dans certaines préfectures, on voit ainsi des personnels techniques réaffectés, d’autorité, sans consultation, sur des postes administratifs, mais sans aucun des droits attachés au corps des personnels administratifs (salaire et congés). Il n’est pas rare également qu’on jongle avec les notions pourtant fondamentales d’ordonnateur et de comptable, quand on demande au régisseur de recettes de quitter son poste en cours de journée pour « donner un coup de main » au service des cartes grises. Si jamais le régisseur tombe malade, à son tour, qu’à cela ne tienne : on ouvre le coffre-fort, comme un gang de Rapetou, où l’on prélève toutes les formules vierges dont on a besoin pour atteindre les objectifs chiffrés du jour, et, le soir venu, une fois la curée finie, on laisse tout en plan : à charge au régisseur de tout remettre en ordre dès son « congé » maladie terminé.
Tout travail mérite… bâton
La comparaison avec le secteur privé s’avère plus limitée qu’il n’y paraît : en effet, si l’on prétend, d’un côté, « responsabiliser » davantage les agents (pour légitimer les baisses d’effectifs – bien réelles – et leur contrepartie illusoire, les hausses de salaire), on décourage par tous les moyens possibles l’esprit d’initiative, en pervertissant au passage les valeurs humanistes censées fonder une administration née du Conseil National de la Résistance. Comme au carnaval, où tout est renversé, les qualités et les vertus des agents (pour ceux, bien éduqués, qui les ont apprises de leurs parents), telles que l’entraide, la charité ou la compassion, sont disqualifiées et réprimées au profit d’une mise en concurrence qui ne saurait être bénéfique, puisque précisément, le but n’est pas de faire du profit. En effet, il s’agit d’expédier le plus vite possible et à moindres frais des usagers qu’on considère de plus en plus comme un « mal nécessaire », et non pas comme la raison d’être de l’action publique. On en vient à percevoir le public, dans nombre d’administrations, comme ces « nuisibles » des écosystèmes sensibles. Nuisibles… mais pour qui ? Pour des écosystèmes déséquilibrés, dont on a supprimé les prédateurs naturels et qu’on surexploite en dépit du bon sens.
Du point de vue d’un agent de cadre C, sous tension permanente, à cause des remarques désobligeantes d’un petit chef zélé qui lui reproche sa lenteur, du manque d’effectifs qui le contraint à assumer le travail de trois ou quatre collègues, de la mauvaise humeur des usagers lassés d’attendre des heures au guichet, sans compter le salaire qui n’est pas terrible, pas étonnant que le public finisse par être perçu comme l’une de ces aimables bébêtes. Pour les cadres, l’usager n’est rien d’autre qu’un impondérable, qui risque constamment de fausser les statistiques et d’entraver le « bon fonctionnement » des services, c’est-à-dire de mettre en lumière l’extrême tension et l’absence totale de souplesse créées par les baisses de moyens et d’effectifs.
Cette mise en concurrence des agents entre eux se traduit également par l’attribution de la prime de fin d’année « au mérite », sur proposition du chef de service (à la tête du client, la plupart du temps) : plutôt que tous bénéficient de la même somme, un tiers ramasse mettons 500 euros, un autre tiers la moitié et les autres… Bernique !
Autrement dit, dans la Fonction publique, depuis les directeurs qui conçoivent ou contresignent à tour de bras des rapports de gestion, les cadres A et B, qui rédigent à leur attention des notes de synthèse et bataillent avec leurs fichiers « Excel » pour que leurs calculs multifactorielles tombent justes, jusqu’aux adjoints qui passent leur temps, à chaque fois qu’ils lèvent le petit doigt ou se grattent la tête, à tracer un bâton dans un tableau (par boisseaux de cinq), pour dire qu’ils l’ont fait (car cela prend un temps précieux, paraît-il, qui empiète sur le « vrai travail »), quand ils ne doivent pas se chronométrer au surplus, chacun passe ses journées à tenir des statistiques censées mesurer des tâches que nul, de toute façon, n’a plus le temps d’effectuer. Le comble est atteint quand on fait mine, en haut lieu, d’écouter les protestations des agents : avant d’y donner éventuellement droit, cependant, on leur demande d’étayer leur argumentaire d’indicateurs statistiques, en chronométrant le temps pris à remplir ces tableaux et à tracer ces bâtons. Nouveaux tableaux, donc, et nouveaux bâtons. Car il faut tout prouver, chiffres à l’appui, même le temps qu’on perd.
Dans l’administration où j’exerce (une préfecture), se pointa un beau jour un stagiaire de Sciences-Po, vite rebaptisé « costard-cravate » : on attendait de lui un point de vue extérieur sur le service, « neuf et impartial », ainsi qu’une « expertise ». Ce blanc-bec à l’air avantageux, prétendant éclairer des fonctionnaires en poste depuis 5 à 15 ans, qui connaissent leur métier sur le bout du doigt, ne pouvait se prévaloir que de cinq demi-journées de pratique, uniquement sur des dossiers basiques. Qu’importe ! L’une de ses suggestions, fort bien accueillie par la hiérarchie, en ce qu’elle devait permettre de supprimer des coûts (par la suppression des renvois postaux de dossiers), le fut beaucoup moins des agents qui, l’ayant testée des années auparavant sans succès, et qui avaient suffisamment de recul pour en prévoir l’échec, protestèrent énergiquement. Rien n’y fit.
Après une « phase de test » de deux semaines qui fit perdre beaucoup de temps aux agents et mit leurs nerfs à bout, pour un bilan lamentable et sans appel, je fus convoqué dans le bureau de mon supérieur hiérarchique. Il voulait connaître mon « feedback » de l’opération. La conversation qu’on eut alors, avec le recul, me paraît presque surréaliste :
« En effet, on s’est rendu compte que ça ne marche pas…
– Mais, on vous l’avait tous dit dès le début !
– Oui, mais vous savez que moi aussi, je dois rendre des comptes, et le Secrétaire général exige qu’on teste chaque proposition avant de prendre une décision.
– Si je comprends bien, il ne nous croit pas sur parole.
– Eh non ! Tout ce qu’on avance doit être étayé et recoupé par des indicateurs statistiques précis. Rien de plus normal, après tout…
– Cependant, si l’on nous avait cru[s], on aurait tous gagné un temps précieux.
– Peut-être, mais notre stagiaire, M. X***, affirmait que c’était efficace… Alors, qui croire ?
– Mais nous, bien sûr ! Enfin… ! Nous, qui sommes en poste depuis plusieurs années, j’espère ! Nous sommes adultes, vous savez : croyez-vous donc qu’on ne souhaite pas aussi que le fonctionnement du service s’améliore ? Seulement, cela fait des années qu’on se tue à vous dire qu’il s’agit d’un problème d’effectifs. Ce n’est pourtant pas sorcier. Tenez, c’est comme en cuisine : tant que vous vous obstinerez à vouloir faire lever votre pâte à gâteau sans ajouter de levure chimique, cela restera lamentablement plat.
– Vous, peut-être, vous êtes adulte, mais ce n’est pas le cas de tout le monde…
– Quoi ? ! »
Une administration moderne : le règne des « inspecteurs de travaux finis »
La déconsidération, la disqualification, la suspicion généralisée dont les agents de catégorie C font actuellement l’objet de la part de leur hiérarchie, soupçonnés qu’ils sont de vouloir tirer au flanc, défendre la pause-thé et freiner la « rationalisation du service public », atteignent un tel degré, que leur écœurement n’a plus d’égal que l’hypocrisie de ladite hiérarchie. Ce qu’on attend d’eux : pas plus, pas moins que de Charlot dans Les Temps modernes, c’est-à-dire qu’ils restent assis à leur place, sans broncher et sans bouger (sauf leurs dix doigts), huit heures par jour, à taper sans répit sur leur clavier. On voit venir le jour qu’ils introduiront une de ces mémorables « machines à manger » du film de 1936. À « temps modernes », administration nouvelle.
Exclues, donc, les discussions entre collègues, y compris strictement professionnelles (qui concernent habituellement plus des trois-quarts des échanges), la pause-thé bien sûr, la pause-pipi, qui doit être systématiquement signalée au supérieur hiérarchique. Pas d’objection, en revanche, contre la pause-cigarette. Pas question non plus de renseigner les usagers plus que de « raison », notamment au standard téléphonique, où la règle est de prendre le plus d’appels possible (en trois minutes), quitte à les laisser raccrocher Gros-Jean comme devant, sans même la moitié des informations nécessaires à la bonne constitution de leur dossier. La chasse est ouverte en préfecture : tout ce qui peut ralentir l’activité devient la cible des gestionnaires, qui tentent de faire des agents de catégorie C leurs rabatteurs. On décortique, au cours de réunions interminables et pointilleuses (sinon pointillistes), chaque « process » à l’œuvre en préfecture (de l’instruction d’un dossier de cartes grises au rechargement des bacs A4 des photocopieuses), pour ensuite en éliminer toutes les scories. J’ai ainsi participé à de mémorables débats, parfois houleux, en présence du directeur, dont un de vingt-cinq minutes top chrono, visant à déterminer si l’on devait agrafer les dossiers au début ou à la fin de l’instruction, et si l’on devait parapher le formulaire de demande à l’encre rouge, en haut à gauche, ou à l’encre verte, en bas à droite.
L’agent de catégorie C est véritablement traité comme une machine-outil, dont on dégraisserait les rouages, sauf qu’il n’en a pas l’insensibilité et qu’il n’a pas la capacité de se substituer, à lui seul, à vingt ou trente personnes. Je ne vois pas trop, en vérité, ce qui les retient encore de nous remplacer par des distributeurs à pièces de cartes grises, avec George Clooney tout sourire en façade, sauf de vagues scrupules légalistes, qui se justifient d’autant moins que plusieurs ministres, ces dernières années, se sont vus condamner en justice. Quitte à garder des fonctionnaires – le moins possible, tout de même – on s’ingénie donc à les presser comme des citrons.
Curieusement, dans le même temps qu’on supprime ces petites mains qui font tourner les services, on assiste à une floraison extraordinaire de cadres A, de chargés de mission, de stagiaires de grandes écoles et de contrôleurs de gestion, dont le nombre tend à dépasser celui des cadres C (vacataires compris), et qui n’ont d’autre fonction – quand ils en ont une clairement définie – que d’être des « inspecteurs de travaux finis ».
Une « nouvelle » recette de pâte brisée
Tout cela, messieurs-dames, a été théorisé et mis en application depuis plusieurs années déjà, sous forme d’une méthode pragmatique, dérivée du processus de production du constructeur automobile Toyota, qui a nom LEAN. Par un étrange scrupule francophone, on a même pris soin de décliner ce très-reconnaissable adjectif anglais, qui signifie « mince », entendez : « svelte », on dit « lean and mean » : en pleine forme et agressif, dans l’acronyme aussi laborieux que paradoxal : Leviers d’Efficacité pour une Administration Nouvelle. Abaisse-t-on, comme un pâtissier sa pâte brisée (préparée avec beaucoup de matières grasses), la masse rétive des fonctionnaires avec le rouleau des statistiques, ou cherche-t-on à la faire lever, au contraire ? Il faudrait savoir…
Or, comme vous l’avez sans doute compris, ce petit jeu de mots est significatif de l’hypocrisie qui règne parmi les cadres de la Fonction Publique (du cadre B jusqu’au corps préfectoral). Hypocrisie qui n’est pas le simple masque condescendant d’une hiérarchie qui veut faire passer les réformes (RGPP en tête) en sauvant les apparences, puisqu’elle se complique et qu’elle se double de pratiques « managériales » qui ressortissent au « double-bind » de Grégory Bateson [:] « Faire plus avec moins ». Admettre solennellement que les agents puissent être plus ou moins familiers avec l’outil informatique, donc plus ou moins rapides, tout en fixant à tous des objectifs chiffrés identiques ! Et les convoquer régulièrement pour leur reprocher de ne pas les tenir, alors même qu’on leur a prôné (autrement dit : imposé) une polyvalence qui n’est jamais, en fait, qu’une façon de gérer la pénurie, et qui les empêche de se consacrer pleinement au cœur de leur métier : remplir des tableaux… oups ! Pardon. Ma langue a fourchu : saisir des cartes grises. Ceci dit, on ne se prive pas de les accuser de ne pas avoir rempli leurs divers tableaux statistiques, quand ils ont précisément jugé bon, en toute bonne foi, de s’en dispenser afin de respecter leurs objectifs chiffrés.
Des « normes » et des valeurs
Ce raisonnement parfaitement absurde, digne d’un père Ubu ou d’un Stanley Laurel, quand il s’embrouille en reformulant quelque idée a priori lumineuse, serait comique s’il ne pouvait s’avérer, à terme, tragique : sans aller jusqu’à la tentation du suicide, il est patent que le stress, le désarroi, le découragement et la démotivation qui affectent les agents viennent du sentiment de perdre pied dans un système qui devient fou et auquel plus personne ne comprend rien. Certes, en haut lieu, on s’est entouré d’un bataillon de conseillers en « management » et en gestion, qui sont hyper-formés et tout gorgés d’expressions jargonnantes. Ce qui n’empêche pas leur méthode d’être d’une simplicité (pour ne pas dire, d’une brutalité) exemplaire. Elle tient en trois points : gérer les tâches et les effectifs à flux tendus (comme chez Toyota), planifier la pénurie, organiser et légitimer la mesquinerie.
Comme l’aurait dit Bertold Brecht, si vous trouvez que le public est trop nombreux et trop gênant, eh bien ! éliminez-le, vous aurez alors les coudées franches pour bâtir – ou modéliser – un service public à votre idée, efficace et bon marché, diligent et léger en moyens. Les agents ont tort de protester contre vos « process » novateurs ? Eh bien, changez-les ! Si vous n’êtes pas capable de comprendre que tout service rendu au public est forcément coûteux, prend forcément du temps, présente forcément des impondérables, alors… vous ne valez pas la peine qu’on s’esquinte la santé et le moral pour vous.
Un syndrome France Télécom ou Renault ou La Poste, ça suffit ! Au fait, ça fait déjà trois…
[1] Coquâtre : Demi-chapon, poulet chaponné à moitié. On dit d’un homme qui chante mal, qu’il a une voix de coquâtre (Dictionnaire de la Langue Française, É. Littré, Librairie Hachette et Cie, tome 1er, 1873).
63 réponses à “GRANDEUR ET DÉCADENCE DU SERVICE PUBLIC, par Vicè”