ARS AMANDI, par Bertrand Rouziès-Leonardi

Billet invité

Peut-être serait-il temps, à présent que le gros de bataillons hostiles à l’union des personnes de même sexe a regagné ses casernements, abandonnant aux escarmoucheurs les plus endurants le soin de continuer la lutte à bas bruit, jusqu’au prochain regain, de redonner à l’institution du mariage la plasticité anthropologique que les traditionnalistes lui ont déniée avec fracas. Bien avant que l’affaire, à l’occasion du vote, n’enflât aux proportions d’un marqueur sociétal absolument clivant, un absolu relatif, du reste, l’effet de masse ayant cette vertu miraculeuse de transformer un élan minoritaire en force irrésistible, le projet du candidat, puis du président Hollande avait donné lieu, dans différents médias et sur différents supports, à quelques analyses pointues, argumentant pro et contra, que n’émoussaient pas encore les passes d’armes haineuses et caricaturales auxquelles nous avons assisté ces derniers jours. Il vous sera aisé de les retrouver et vous aurez même plaisir à les (re)lire, fussiez-vous en désaccord avec leurs conclusions. Les esprits sont las d’avoir été sommés de prendre position en des termes qui leur font injure. Vous n’aurez donc pas droit au texte virulent que m’avait inspiré la débauche de discours imbéciles, voire factieux, proférés par les chantres de la Manif’ pour tous et leurs soutiens du parlement, qui avaient visiblement oublié que le divorce de l’Église et de l’État a été prononcé il y a un peu plus d’un siècle et que cela ne s’est pas fait exactement par consentement mutuel. Le plat que je vous sers est moins relevé, plus scolaire, mais il sort de la même cuisine. Non pas que je me réclame d’un camp précis – mon éducation républicaine m’incline à la sympathie davantage qu’à l’adhésion partisane –, mais il me semble que le mariage mérite mieux, en fait de louanges, qu’une bordée d’exclusives – et je dis cela à l’adresse des chrétiens assez familiers des Évangiles pour en extraire des principes de savoir-vivre humanistes.

Quelque attachement qu’on ait pour une institution vieille de plusieurs millénaires, il faut admettre qu’elle repose sur une base meuble qui fut constamment rebattue jusqu’à l’époque moderne. L’éternité est le non-temps de Dieu. Pour la créature, tout bien considéré, il n’y a de pérenne que le branle qui porte et déporte ses entreprises. Parmi les moments saillants de l’histoire du mariage, il y a, cela a été dit et répété à l’envi, le IVe Concile du Latran, qui s’ouvrit en 1215, un 11 novembre, à l’initiative du pape Innocent III. J’ai relu les soixante-dix canons ou décrets promulgués. Ce Concile poursuit la réforme grégorienne, le clergé ayant encore beaucoup à faire pour se rendre exemplaire, et tranche quelques débats théologiques sur d’importants sujets de société. Quand je dis « tranche », je ne veux pas signifier par là qu’un terme ait été mis aux disputes et que l’Église se soit interdit de revenir sur sa décision. Un concile a pour fonction de réaffirmer le credo et d’obvier aux difficultés que soulève sa prévalence dans un monde qui bouge. Le verrouillage réglementaire qu’il opère est provisoire. Sur tel sujet, on adopte une proposition qui servira de référence, mais une proposition contraire ou différente aurait pu aussi bien s’imposer, si ses promoteurs avaient su se montrer convaincants. Prenons l’exemple du célibat des prêtres. Celui-ci fut réaffirmé en 1215, or, de nombreux théologiens, comme Pierre Comestor au siècle précédent, étaient partisans de l’assouplir, arguant que son application stricte encourageait le concubinage, la fornication tous azimuts et, horresco referens, « l’homosexualité » (dans la terminologie moderne). D’autres faisaient valoir que les Écritures n’interdisent pas aux prêtres de se marier et que, d’ailleurs, les premiers desservants du culte chrétien prenaient femme. Au XIIe siècle, les papes étaient littéralement assiégés par les demandes de dispense émanant de toutes les strates du clergé. Et quand ils n’y donnaient pas suite ou tardaient à y répondre favorablement, les demandeurs se prévalaient de dispenses imaginaires, comme le rapporte Robert de Courson, à propos de diacres et de sous-diacres de certaines paroisses isolées du royaume de France. Innocent III ne se rangea pas à l’avis des partisans de l’assouplissement et l’on en demeura là pour de longs siècles, dans les textes juridiques du moins, car la question continua d’agiter le landerneau théologique, en plus d’alimenter la satire anticléricale, et l’on sait quelle réponse y apporta la Réforme.

Les canons qui touchent au mariage sont les canons 50 et 51. Contrairement à ce que la focalisation sur l’enfant des anti-mariage gay laisse entendre, l’enfant n’était pas la préoccupation des pères conciliaires quand ils instituèrent le sacrement du mariage. Les canons visaient deux pratiques courantes : l’endogamie aristocratique, qui fournissait une couverture juridique en cas de répudiation, et les mariages clandestins. Un exemple en était donné par le passé proche : le mariage de Philippe-Auguste et de la princesse danoise Ingeborg. Lors de la nuit de noces, le 14 août 1193, la princesse avait déplu au roi. Ce dernier avait réuni un conseil de prélats qui lui étaient dévoués et n’avait eu aucun mal à les convaincre de déclarer nul le mariage, au prétexte que les époux étaient apparentés au 4e degré. Le prétexte s’appuyait sur un calcul frauduleux – les mathématiques servaient déjà alors de caution occasionnelle au mensonge d’État – qui devait empoisonner les relations du roi avec Rome pendant vingt ans. Le canon 50 s’attache à restreindre le périmètre de la consanguinité : « L’empêchement de mariage ne saurait excéder le 4e degré de consanguinité et affinité. » Avant 1215, tout mariage contracté dans un cercle de sept degrés de consanguinité, et à l’intérieur de chaque cercle, de trois espèces d’affinité, était frappé de nullité. Compte tenu des habitudes aristocratiques et de la faible mobilité des populations, cette exigence, de fait, rendait caduques la plupart des unions. Le Concile du Latran, pour mettre tout le monde en règle, abaissa donc la barre à quatre degrés de consanguinité et au 1er degré d’affinité (on appelle affinité le rapport entre l’un des conjoints par mariage et les parents de l’autre conjoint : tous les parents du mari sont les affins de l’épouse et tous les parents de l’épouse sont les affins du mari). Cette restriction ne résolvait pas tout, elle pouvait même conforter en un sens le prétexte invoqué par Philippe-Auguste, mais au moins l’Église reprenait-elle la main (durant le Haut Moyen Âge, les unions conjugales échappaient au contrôle des clercs). Le canon 51 pose l’obligation de publier les bans : « Les mariages, avant d’être contractés, seront annoncés publiquement par les prêtres dans les églises, avec un terme suffisant, dans lequel on puisse proposer les empêchements légitimes. » Cette notion de publicité est intéressante, car il n’est pas dit que le désir de parentalité comme motif d’engagement nuptial, désir de formation toute récente, soit l’unique raison qui pousse les couples homosexuels à demander le mariage. Un désir plus basique mais essentiel de reconnaissance se greffe dessus, qui a dû se sentir conforté par le déferlement de préjugés homophobes hors d’âge qu’on croyait à peu près éteints.

Notre société n’est peut-être pas aussi libérée que d’aucuns le proclament. Du reste, la libération, dans ces matières, fut tardive. Pour mémoire : le mariage civil fut inscrit dans la Constitution de 1791 et le droit au divorce par consentement mutuel ou incompatibilité d’humeur voté en 1792. Ce droit au divorce était perçu comme un moyen de consolider le lien matrimonial. Le droit à l’erreur vous donne, en effet, le droit d’apprendre de vos échecs et de mieux choisir votre nouveau ou votre nouvelle partenaire. Napoléon ne supprima pas ce droit mais il le conditionna à des faits d’adultère et de violences conjugales. Exit le consentement mutuel. 1816 voit l’abrogation du divorce. Celui-ci est rétabli en 1884, mais il faut attendre 1975 pour que le consentement mutuel fasse sa réapparition. Mariage et divorce sont intimement liés, car il n’est pas logique, dans une société de droit, sauf, pour le pouvoir, à se garder un moyen de coercition, de donner toute latitude aux citoyens et aux citoyennes de s’unir en conscience et de leur interdire de se séparer pareillement. Le cœur d’un amant n’est pas plus infaillible que la cervelle d’un pape.

Le mariage chrétien, au début du XIIIe siècle, n’était donc pas orienté explicitement vers la procréation, l’éducation et le confort de vie des futurs enfants, sans doute parce qu’en l’absence de planning familial, il était acquis que toute union entre un homme et une femme sains d’esprit et de corps débouchait sur une ou plusieurs naissances. En revanche, une chose n’était pas encore acquise à cette date : que le mariage dût sanctionner nécessairement l’amour d’un homme pour une femme et vice versa. Si les sources historiques sont quasiment muettes sur les unions lesbiennes, elles fourmillent de récits d’unions entre hommes dont il n’est pas toujours facile de démêler le rôle qu’y joue le désir sexuel. Cicéron avait pour amant son secrétaire. Toutefois, comme celui-ci était aussi son esclave, il ne pouvait prétendre se lier à lui par un mariage en bonne et due forme. Leur attachement relevait du contubernium, de la « camaraderie de tente ». Pour les couples d’hommes libres, le mariage, expression d’une fraternisation et/ou d’une attirance physique, permettait de régler la question de l’héritage, en cas de décès du conjoint. L’adoption était permise mais ne pouvait concerner que les jeunes hommes majeurs, c’est-à-dire affranchis de la tutelle paternelle. Les ambiguïtés des mariages entre hommes de l’époque romaine ne furent pas levées à l’avènement du christianisme. Né dans le désert égyptien, le monachisme propagea dans toute la chrétienté le modèle des fraternités religieuses. Les livres de prières orientaux attestent l’existence de l’adelphopoiesis, une fraternité jurée dont le couple formé par les saints Serge et Bacchus pourrait constituer la figure idéale. Je passerai vite sur les fraternités chevaleresques, scellées par l’osculum, le baiser sur la bouche, parfois en présence d’un prêtre. J’aborderai des cas plus tardifs d’homosexualité assumée, sans équivoque possible. Celui, par exemple, du sultan Suleiman Ier qui, en 1526, nomma gouverneur de Buda son amant officiel, le comte Jean de Siebenbürgen. Montaigne, dans le journal de son voyage en Italie (1580-1581), à l’entrée du 18 mars, dit s’être fait raconter, de passage à Rome, l’histoire d’une certaine « confrerie » portugaise qui tenait ses assemblées dans l’église Saint-Jean de la Porte Latine : « [Ces Portugais] s’espousoient masle à masle à la messe, aveq mesmes serimonies que nous faisons nos mariages, faisoient leur pasques ensamble, lisoient ce mesme évangile des noces, et puis couchoient et habitoient ensamble. Les esperis romains disoient que, parce qu’en l’autre conjonction de masle et femelle, cete seule circonstance la rand legitime, que ce soit en mariage, il avoit samblé à ces fines jans que cet’autre action deviendroit pareillemant juste qui l’auroit authorisée de serimonies et misteres de l’Eglise. Il fut bruslé huit ou neuf Portuguais de cete bele secte. » Si l’on se rappelle la qualité de l’amitié qui liait Montaigne à la Boétie, à une époque où amour et amitié étaient interchangeables et formaient un attelage sémantique, on se gardera bien de qualifier d’ironique l’expression « bele secte ». La signification de cette anecdote est flottante. Toute l’histoire mouvementée du mariage se condense dans ce flottement.

L’autorisation du mariage homosexuel n’est pas en soi une innovation. Elle ne paraît telle que si l’on considère que le mariage a toujours été ceci ou cela. Le mariage a pu être ceci ou cela, voire ceci et cela. Puisque l’enfant est a priori mieux traité de nos jours qu’il ne l’était autrefois, que l’homosexualité est un fait humain et non une inclination contre nature, à moins d’exclure les sentiments de la définition de l’humain, pourquoi s’interdire de penser qu’un enfant puisse bien vivre avec deux parents du même sexe qui l’ont désiré ? Le fait d’avoir conçu et porté un enfant ne garantit nullement qu’on l’aimera de la manière qu’il faut, qu’on l’aimera tout court. Il ne tient qu’à nous d’empêcher que la vie d’un enfant adopté par un couple homosexuel ne se mue en enfer sous les quolibets et les insinuations. Il est apparemment plus facile à certains d’essentialiser les pratiques sociales dominantes que d’extirper en eux le préjugé qui interdit aux tenants de pratiques marginales de vivre pleinement les leurs, quand elles sont respectables. J’attends de voir paraître le chrétien qui, en accord avec cette religion d’amour qui valut au Christ d’être crucifié entre deux larrons, dira : « Je n’approuve pas vos choix sexuels, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de les vivre. »

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