Un mercredi de travail en France 2013, par D. Turpin

Billet invité. Les « billets invités » publiés ici, sans commentaire, ont mon assentiment. Lorsque le billet a mon assentiment mais que mon opinion personnelle est significativement différente sur l’un ou l’autre point, je le signale dans un « chapeau » comme celui-ci. J’introduis aujourd’hui une troisième catégorie, dont les représentants seront probablement peu nombreux, mais qui me semble néanmoins nécessaire : le témoignage instructif d’une manière radicalement différente de la mienne de percevoir la crise au sein de laquelle nous sommes.

Il y a longtemps que les Anciens se sont questionnés sur la fragilité de l’Homme. À vrai dire tout le monde se pose la question. Dès l’enfance, et même à la vieillesse, le monde se la pose. La fragilité est une bonne chose, une chose essentielle, une chose liée indéfectiblement à la race des hommes. Être fragile, c’est connaître l’équilibre. Je veux dire, savoir qu’il y a deux faces, une double face, un côté perdant et un côté gagnant ; je veux dire que la fragilité est une injonction pour l’homme. Je ne veux pas un sur-homme, ni ne veux un être fondé sur le renoncement, mais un homme fragile. Et non pas un sous-homme, encore moins un incapable, une mule ou un inconséquent. Je ne veux qu’un homme fragile. Devant le Portique, j’aurais déclaré un homme de la limite. Non pas un être libre, capable, jouisseur, sachant ; ni un athée, courant, écrasant, inconsistant ; mais seulement un homme conscient de soi-même. Pourvu qu’il y ait limite. La limite c’est aussi la fragilité, c’est savoir qu’au delà du franchissement, l’homme sort, n’est plus. Attention ! il faut dégager le moralisme ici, le dégager au sens populaire de son emploi. Chacun agit comme il le veut, chacun agit comme il le vit. À ses risques et périls. Envers la communauté, il peut même se montrer cynique. Qu’on ne dise pas non plus que la fragilité de l’un entraîne l’autre dans la sienne. Rien n’est ambigu ni compliqué. Fragilité et hommes sont dans la même pièce et l’on peut toujours imaginer dépasser le caractère naturel de sa constitution mais l’ombre ne chancellera jamais.

Je ne sais dire si présentement nous assistons à, ou nous subissons, une boursouflure du vouloir, un nihilisme qui ne se nomme pas… et même affirmer qu’une élite particulière impose à une multitude diverse, je ne le puis. Autrefois l’on pouvait dire : je suis un esclavagiste, je suis un tyrannique, je suis un sadique. Sans trop de problèmes. Je veux dire que tout était bien défini. Que l’ennemi était clairement désigné. Que le plus fragile était présent, quelque part. Victime ou coupable. Mais aujourd’hui personne ne semble capable de désigner parmi ses semblables le plus fragile. Je ne veux pas non plus que l’on se montre enthousiaste au sens étymologique de l’être.

Mais revenons au temporel. Il m’arrive de ne pas trouver le sommeil au souvenir du chômeur qui s’est immolé. Voilà l’une de mes limites. J’avoue une gène… nous sommes sûrement la génération de Français à éprouver aussi tôt la plus grande honte de son État. Cet homme dont j’ignore tout ne voulait que du travail. Dans la France celtique, dans la France romaine, dans la France médiévale, dans la France impériale, dans la France de MM. Jaurès et Maurras, et même dans la France de Vichy, il aurait pu fournir ses bras. Je veux dire ce qui le définit comme homme, simple et vulgaire, ses bras et ses mains de Français. On l’aurait accepté à la tâche. Mais aujourd’hui, ni « l’Histoire », ni les démophiles ne veulent de lui. Pourtant eux, ils n’ont qu’une tête, une grosse tête, bien pleine, bien ronde comme des ballons. Souvent desséchée mais ne parlant que de sources, ils ne s’émeuvent même plus lorsqu’un petit citoyen, du peuple bas, chômeur, se présentant à la caisse de son département certainement bicentenaire, pour pourvoir un travail, se brûle sa chair. Littéralement. Violemment. Mortellement. Je veux seulement vous dire que même le plus fragile d’entre nous qui se manifeste pour la chose essentielle qui fait l’homme : le Travail, est aujourd’hui inconsidéré. Ignoré. Bafoué dans sa chair.

Je dois porter assurément un peu de sa colère pour écrire sur ce mort. Pour nous rassurer, et que l’on se rassure, Monsieur Jorion à parfaitement raison d’affirmer que le travail tend à disparaître. Et j’ai parfaitement raison d’affirmer qu’en France actuelle le sens du travail n’est plus. Que cet être fragile soit rejeté dans l’oubli et la haine des gouvernements ! Mais cet homme a sans aucun doute atteint la limite et pour certains Stoïciens accompli un acte de vraie liberté. Il nous a fait don de sa mort. Car aucun homme ne devrait vivre dans une Cité de mépris pour le Travail. Ni de Haine.

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