Billet invité.
La recherche d’analogies entre la situation actuelle et des épisodes passés de notre histoire est récurrente. Nous avions ainsi étudié l’analogie entre la Crise actuelle et la fin de l’Empire romain ainsi qu’avec la situation prérévolutionnaire de 1789.
Les références à la crise de 1929 et à la montée des fascismes qui débouchera sur la prise du pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne étant de plus en plus fréquentes à l’aune des résultats électoraux récents, nous allons maintenant étudier en détail ces phases.
Si l’on prend la peine d’étudier en détail les principales caractéristiques de la prise du pouvoir par les mouvements fascistes en Europe dans l’entre-deux guerres, que nous limiterons aux deux principaux, le fascisme de Mussolini et le nazisme d’Hitler, il est possible de distinguer une convergence manifeste d’éléments récurrents, qui découlent à la fois de choix stratégiques et d’éléments objectifs.
Les choix stratégiques :
Pour accéder au pouvoir, le fascisme comme le nazisme va faire deux choix stratégiques importants.
L’extrême-droite va ainsi adopter un discours aporétique, assemblant au programme « classique » xénophobe et nationaliste, des thématiques anticapitalistes et antisystèmes révolutionnaires, visant explicitement à concurrencer chez les classes modestes les partis de gauche révolutionnaires.
C’est le cas pour le faisceau milanais de combat (fondé par Mussolini en 1919) qui tient durant sa montée en puissance un discours révolutionnaire socialiste assumé, lui permettant d’allier les franges d’extrême-droite nationalistes avec d’autres forces révolutionnaires socialistes non-marxistes (rappelons que Rossoni, le fondateur de l’UIL, syndicat ouvrier patriote et révolutionnaire anticapitaliste est un membre fondateur du faisceau de combat milanais).
Dans son manifeste fondateur du 23 mars 1919, le mouvement fasciste proclame sa volonté de « transformer, s’il le faut même par des méthodes révolutionnaires, la vie italienne ». Si ce manifeste a été signé dans une salle mise à sa disposition par le puissant « Cercle des intérêts industriels et commerciaux de Milan », il entre en concurrence avec les discours des mouvements révolutionnaires socialiste, anticapitalistes et non-marxistes, ralliant certains éléments des syndicats (comme l’UIL et le CGL).
Ce discours est d’autant plus sincère qu’il correspond aux opinions de Mussolini qui fut un militant et dirigeant socialiste (tendance maximaliste) avant de plonger dans un ardent nationalisme en 1914.
Il en est de même pour le parti nazi, dont le programme politique (les 25 points de 1920), comporte des éléments anticapitalistes mêlés avec ceux liés au nationalisme, à la xénophobie et aux valeurs germaniques.
Il est donc très important de réaliser que le NSDAP durant les années 20 a un programme et des discours révolutionnaires et anticapitalistes, qui séduisent alors beaucoup tous ceux, surtout jeunes, qui désirent sincèrement que la Société allemande change (jusque dans les années 30, séduisant de futurs opposants comme von Stauffenberg ou Sophie Scholl). Le programme du parti nazi promet un grand « coup de balai » et une remise en cause des injustices sociales subies, programme soutenu par une frange importante de révolutionnaire anticapitalistes, essentiellement dans le Nord et Berlin avec les frères Strasser (et Goebbels, Kaufmann, Hildebrandt, Koch…).
Hitler, bien qu’adoptant très tôt des positions conservatrices et libérales, conserve les accents révolutionnaires et anticapitalistes dans ses discours, maintenant ainsi une contradiction apte à rassembler le plus de monde possible.
Ce discours fasciste tente le grand écart entre les intérêts du capitalisme bourgeois et libéral et les aspirations des révolutionnaires à changer la Société.
Nous préciserons simplement que Mussolini s’empressera de renier les éléments anticapitalistes de son programme une fois au pouvoir, Hitler lui tranchant dès 1926, ce qui ne se fera pas sans difficultés, lorsqu’il finira en 1930 par rejeter même l’accession par la force au pouvoir, privilégiant les urnes, ce qui déclenchera les révoltes de sections de SA à Berlin et dans le Nord, réprimées brutalement par les SS d’Himmler.
Nous appellerons cette stratégie celle du « passager clandestin schizophrène ».
Ensuite, et au-delà des discours, les mouvements fascistes font aussi très tôt le choix de l’action violente.
En Italie, le parti fasciste se lance très tôt dans des actions violentes récurrentes sur tout le territoire, brûlant des bâtiments, bastonnant les opposants, forcés de boire de l’huile de ricin, allant jusqu’au meurtre.
D’ailleurs, au-delà du discours décrit plus haut, les escadrons fascistes se font très tôt les fidèles exécutants des basses œuvres des patrons et propriétaires terriens. Les affrontements avec les communistes sont permanents et tournent à l’avantage des fascistes qui bénéficient de la complicité des polices locales.
C’est la même chose en Allemagne, où le NSDAP adopte une stratégie de développement des violences dans les rues et des affrontements avec les communistes. Ces actions des SA bénéficient d’une complicité des forces de police et de la Justice, même si dans un degré moindre qu’en Italie (au début en tout cas).
Ces actions de violence sont destinées à déstabiliser par tous les moyens, y compris illégaux et criminels, l’ordre public et la paix sociale et civile, le parti se posant ensuite en garant du rétablissement d’un ordre qu’il participe lui-même à mettre à bas.
Nous appellerons cette stratégie celle du « pompier pyromane ».
La situation de fait :
Pour autant l’association de ces deux stratégies, celle du « passager clandestin schizophrène » et celle du « pompier pyromane » ne suffit pas à expliquer l’accession au pouvoir des fascistes en Italie comme des nazis en Allemagne.
Elle permet simplement l’installation d’un cadre de désordre et de fragilité qui va accompagner et renforcer la montée en puissance des fascismes.
En Italie, dans ce contexte de grand désordre, et face à l’absence de réaction d’une classe politique incompétente et divisée, Mussolini tente alors un pari en montant de manière ostentatoire une « marche sur Rome ». Cette marche paramilitaire n’est pas conçue comme un coup d’État mais veut mettre la pression sur le gouvernement et la classe politique.
Annoncée en secret avec des discours violents, elle est perçue comme un projet de putsch, et provoque la réaction du gouvernement qui prépare l’état d’urgence et mobilise l’armée, désormais prête à disperser, au besoin par la force, les fascistes.
Ce décret d’état d’urgence est proposé à la signature du Roi qui refuse. Ce refus donne le signal de l’implosion de toute la classe politique, alors que sur le terrain, la marche des fascistes entamée le 27 octobre sous une pluie battante tourne au fiasco.
L’armée reçoit l’ordre de soutenir logistiquement les fascistes dispersés et en difficulté partout en Italie, tandis que le Roi appelle pour devenir Premier Ministre, un Mussolini qui était resté prudemment à Milan, prêt à s’enfuir en Suisse en cas de problème.
En Allemagne, avec la crise de 1929, et le désarroi qui saisit la population face au chômage et à l’hyperinflation, le NSDAP gagne des voix, tandis qu’Hitler prend de plus en plus de positions destinées à rassurer les milieux conservateurs (police, armée) et patronaux.
La crise économique déstabilisant le régime de la République de Weimar, les élections législatives se multiplient.
Lors des élections de juillet 1932, le NSDAP devient le premier parti, mais plafonne à 37 %, loin de la majorité (230 sièges sur 608). Les résultats de novembre 1932 montrent même un recul des résultats du NSDAP !
Il est important de souligner ici que contrairement à une idée aussi répandue que fausse, le peuple allemand n’a jamais voté majoritairement pour les nazis et qu’Hitler n’est pas arrivé au pouvoir par les urnes, mais par le fruit de manœuvres à l’égard des conservateurs qui ont cru le manipuler dans leurs luttes internes pour le pouvoir, alors que le chef nazi s’est en réalité joué d’eux.
Les élections de mars 1933, intervenues dans le contexte hystérique qui suit l’incendie du Reichstag, et alors qu’une partie des candidats opposants sont emprisonnés au cours de la campagne, voit le NSDAP culminer à 43,9 %, ratant l’objectif de 50 % fixé par Hitler malgré des conditions très favorables.
À cette époque (1932-33), Hitler se pose en garant de l’ordre tout en maintenant la pression par la violence de ses militants dans les rues.
Les leçons du passé :
Il ressort de ce bref et partiel descriptif que l’arrivée au pouvoir des fascismes suppose donc les effets cumulés des deux stratégies précitées.
Toutefois, la conjonction de ces effets n’est pas suffisante. L’échec du 6 février 1934 en France montre ainsi que, du point de vue de l’extrême droite, le point décisif pour parvenir au pouvoir dans un contexte de déstabilisation larvée d’une démocratie, est à rechercher dans le soutien des grands corps régaliens de l’état : police, Justice et armée.
Sans eux, la stratégie décrite va rapidement aboutir à une impasse : la mise hors la loi du mouvement, sa répression et la perte de toute possibilité d’engranger les profits du climat de violence associé à un discours contradictoire donc rassembleur.
Mais ce soutien n’est pas lui non plus suffisant puisque le seul verdict des urnes n’a pas permis aux partis fascistes de prendre le pouvoir dans l’entre-deux guerre.
Le point clé sera alors le ralliement aussi soudain qu’efficace des cercles conservateurs et des lobbies industriels et financiers.
Dans ce cas de Mussolini, ce ralliement a été objectif, le Roi (représentant du complexe militaro-industriel) faisant un choix positif en faveur des fascistes. Dans le cas d’Hitler, ce ralliement est le fruit d’une manœuvre particulièrement habile qui permet au chef du NSDAP, par la modération de ses prétentions, d’amener les conservateurs en conflit (von Papen contre von Schleicher) à proposer sa désignation dans un cadre temporaire.
Et aujourd’hui ?
Sur la base de la description faite ci-dessus, il convient d’abord de constater que l’analogie entre la situation actuelle et celle de l’entre-deux guerres est intéressante.
En ce qui concerne la France, on constatera que depuis 5 ans, le Front national a, sous l’impulsion habile de Marine Le Pen, infléchi durablement son discours économique lui donnant des accents socialistes révolutionnaires et anticapitalistes concurrençant directement par exemple le Front de Gauche.
Antinomique avec celui des valeurs traditionnelles d’extrême-droite, nationalistes et xénophobes, ce discours contradictoire nous semble relever de la stratégie du « passager clandestin schizophrène » (et les authentiques penseurs de gauche dont les idées sur l’euro et l’économie sont reprises par Mme Le Pen ne nous contrediront pas).
De même, la soudaine et inattendue activation de la mouvance d’extrême-droite dans les tentatives de faire dégénérer les manifestations contre la Loi pour le mariage pour tous, cette recherche des dérapages et d’affrontement avec les forces de l’ordre à d’autres occasions (casseurs des Ultras du PSG…), permet aussi de découvrir des velléités d’inflexion vers la stratégie que nous avons appelée « du pompier pyromane ».
Les propos de Marine Le Pen prenant ses distances avec les activités de certains groupuscules d’extrême-droite ne sauraient modifier cette observation.
Il manque cependant plusieurs éléments pour que les conditions constatées en 1922 et en 1933 soient à nouveau réunies :
– Les effets du « cocktail » de ces deux stratégies sont loin d’être suffisamment pérennisés dans le temps : le discours s’est modifié il y a moins de 5 ans et nous sommes loin d’un climat de violence ;
– Pour l’instant, aucun soutien n’est constaté des grands corps régaliens de l’Etat (police, Justice et armée) ni des lobbies industriels et financiers ou des cercles conservateurs.
Pour autant, les choses n’invitent pas à un optimisme complet, notamment à l’issue de la très vive émotion suscitée au sein des forces armées par la parution d’un livre blanc contesté à un niveau inédit.
De même, le suicide de Monsieur Venner (auteur d’un ouvrage remarquable sur Ernst Jünger) intervient dans un contexte où il apparaît de plus en plus clairement que l’extrême-droite, qui connaît ses classiques, cherche à instaurer un climat de violence et de désordres.
Ce suicide renvoie d’abord à une dialectique fréquente au sein de l’extrême-droite, avide de totems sacrificiels (songeons au Blutfahne). De plus les derniers messages laissés par Monsieur Venner montrent qu’il raccorde son acte symbolique très fort aux thématiques classiques de l’extrême-droite valorisant l’action et le triomphe de la volonté.
Cet acte, dont la récupération politique a été immédiate, intervient à quelques jours d’une nouvelle manifestation à risque contre la Loi sur le Mariage.
Le lien est évident et les risques d’affrontement et de violences dramatiquement augmentés (ce suicide est d’ailleurs accompagné d’un « appel au sacrifice »), surtout avec la complicité objective d’une UMP qui renoue avec les pires heures de la droite française antirépublicaine.
Il est trop tôt pour tirer toutes les conséquences de ces événements, mais la prudence et la réflexion s’imposent d’autant plus que le cadre cherché par l’analogie avec la montée des fascismes dans l’entre-deux guerres fournit une grille de lecture des objectifs de l’extrême-droite actuelle.
En d’autres termes et pour finir ce propos sur un ton plus léger, pour la manifestation du 26 mai prochain, nous espérons que les Responsables de la sécurité publique de Paris, ne vont PAS la jouer comme Beckham (au Trocadéro).
Merci Garo, très intéressante Naomie Klein (comme d’hab) Je note cette réflexion « les mots se sont dissociés du langages » (vers…