LE NOUVEAU « MODÈLE SUÉDOIS » DÉCOUVRE SES FAIBLESSES, par zébu

Billet invité.

« J’ai peur que cela ne s’aggrave. Cela va devenir comme en France ».

En faisant ainsi référence aux émeutes des banlieues en France de 2005 qui avaient surpris le monde entier, cet habitant d’une banlieue suédoise exprime la gravité que la Suède reconnaît à ces évènements. Bien que largement moindres en termes de dégâts que ce que les Français ont pu connaître il y a presque 8 ans, ou lors de certaines fêtes de fin d’années, cette ‘explosion’ en est bien une, dans un pays pourtant encensé par les institutions européennes et même au-delà pour les politiques ‘adaptatives’ que le pays a su mener et permettre à la Suède de présenter un des déficits publics les moins importants des pays occidentaux : mieux qu’une réussite, un modèle à suivre.

Les défenseurs acharnés des politiques néo-libérales, promues par la Commission européenne notamment, citaient à l’envi ce pays qui avait dû affronter une grave crise bancaire à la fin des années 80 et mener dès le début des années 90 des réformes profondes de son modèle social-démocrate très généreux mais néanmoins coûteux en réduisant drastiquement le ‘train de vie’ de l’État, et de l’Etat social en particulier. Afin de ‘sauvegarder cette générosité’ envers son peuple, l’État suédois avait conduit des politiques ‘audacieuses’ et ‘courageuses’ que des commentateurs envieux décrivaient comme la réussite d’un ‘nouveau modèle’ à suivre en Europe, le social-libéralisme, mélange antinomique mais fonctionnel face à la mondialisation de la concurrence et à la crise d’un Etat encore social mais largement orienté vers la mise en oeuvre de politiques néo-libérales.

Lorsque les émeutes des banlieues éclatent en novembre 2005 en France, la Suède a déjà achevé sa ‘mutation’, idéologique mais aussi économique et sociale, et ses quotidiens portent un regard ‘particulier’ sur ces évènements : « Le gouvernement français a raison de dire que la ligne dure n’est pas suffisante ». « (…) malheureusement le gouvernement français (…) a du mal à voir que la solution à long terme est une économie plus libre qui peut donner plus de croissance et donc plus d’emploi ». 

Et pourtant, « Même en Suède, les banlieues craquent », preuve s’il en est que plus de croissance et plus d’emplois ne permettent pas à un pays de se croire à l’abri de telles situations : « La colère des immigrés des banlieues suédoises illustre aussi les limites du nouveau modèle suédois, celui qui, ces deux dernières décennies, a progressivement transformé le généreux État-providence de la social-démocratie en un système moins dépensier mais économiquement plus sain et plus compétitif ».

Ces limites sont clairement identifiées par un fait assez simple à mettre relation : la croissance des inégalités.

Comme le cite le quotidien ‘Le Monde’ dans son article (mais comme on en parlait déjà il y a plus de 6 mois sur le blog de Paul jorion), les statistiques de l’OCDE, institution que l’on peut difficilement soupçonner de gauchisme, sont très claires et démontrent que le coefficient gini (coefficient d’inégalité) en Suède est celui qui le plus augmenté dans le monde occidental, passant de 0,18 à 0,26 en un peu plus de 15 ans. Le pays le moins inégalitaire de la planète rejoignait ainsi fin des années 2000 le reste des pays occidentaux les moins inégalitaires mais plus inégalitaire par exemple que le Danemark, la Norvège mais aussi la République Tchèque ou même la Belgique, à quelques encablures de la France, laquelle connut sur cette même période une quasi stabilité de l’indice gini.

À l’origine entre autres de cette explosion des inégalités, la progression pour le moins ‘différenciée’ des revenus du milieu des années 80 à la fin des années 2000, où les 10% de revenus les plus faibles ont eu une progression annuelle de 0,4% quand les 10% les plus riches connaissaient dans le même temps une progression annuelle plus de 6 fois supérieure aux premiers, seule l’Allemagne ayant un écart plus important (16 fois) ! En cause aussi, la part croissante des revenus du capital dans le revenu total, avec une progression d’environ 10% pour les 20% les plus riches en Suède, pays après le Danemark qui a connu la plus forte progression de la part de ces revenus et tandis que la moyenne se situe en l’espèce à environ 4% dans les pays de l’OCDE. En cause enfin, des taux marginaux de tranches d’imposition les plus élevés sur les revenus qui ont fortement chuté dans un certain nombre de pays (dont la Suède), passant de 60-70% à 35-38% en moyenne.

Conséquences ? Des disparités croissantes de revenus, notamment en faveur de ceux qui ont pu bénéficier de la mondialisation financière mais aussi une très forte baisse du seul outil de répartition réellement efficace, l’impôt sur le revenu, dont les taux les plus élevés ont été les plus bénéficiaires de cette baisse en proportion (baisse de quasiment 40%), de sorte qu’inévitablement les ressources financières de l’État se raréfient et conduisent à remettre en cause le modèle social-démocrate, sans pour autant régler, bien au contraire, les disparités croissantes de revenus, les transferts sociaux se réduisant par ailleurs.

Enfin, et contrairement à ce qui est souvent avancé, l’accroissement des inégalités a démarré dès la fin des années 70, soit avant la libéralisation du système monétaire et financier des années 80 (preuve que le ‘modèle suédois’ commençait déjà à être entamé quand à sa capacité à réduire les inégalités) mais surtout il réaugmenta très fortement à partir de 1991 quasiment sans interruption jusqu’à la fin des années 2000, soit la période justement de transformation du modèle social-démocrate en ‘nouveau modèle’ social-libéral.

Très clairement, et alors que le coefficient d’inégalités était revenu en 1991 à son niveau de 1975, la Suède a commencé à produire massivement des inégalités jusqu’alors quasi inconnues avec la mise en oeuvre de nouvelles politiques néo-libérales, tout en tentant de sauvegarder l’essentiel de son modèle social mais en laissant sur le bord de la route un nombre croissant de personnes.

Ces phénomènes économiques et sociaux, alliés à un nombre croissants d’immigrés et de réfugiés ces dernières années, n’a fait que constituer de zones de relégation comme en France constituées en bonne part de ces nouveaux arrivants paupérisés, concentrant ainsi des problèmes que le ‘nouveau modèle’ suédois ne pouvait et ne voulait surtout pas voir ou régler.

La Suède, au même titre que certains autres pays européens, est maintenant confrontée aux mêmes effets notamment qu’en France et à deux choix possibles : une vision purement ‘intégrative’ (flux de migrations, capacité à s’intégrer) alliée à une politique répressive, et une vision économique et sociale de lutte contre les inégalités croissantes que connaît le pays depuis plus de 20 ans.

Dans le premier des choix, le ‘nouveau modèle’ risque fort de buter comme ailleurs sur l’antinomie entre ses politiques sociales-libérales devenant de moins en moins sociales et produisant de plus en plus d’effets négatifs et la nécessité croissante de renforcer sa politique répressive, au risque de conforter des partis politiques nationalistes voire xénophobes comme les ‘Démocrates suédois’, comme la Finlande est en train de le vivre avec le parti des ‘Vrais Finlandais’ (19,1% en 2011 aux législatives).

Dans le second choix, lutter contre la relégation des banlieues suédoises exigera plus qu’une réaffectation budgétaire pour ces ‘zones’, comme on le fit par exemple en France pour ce qu’on dénomma les ‘zones urbaines sensibles’, en affectant au mieux 10% de moyens supplémentaires pour l’éducation, sans grand succès. Cela exigera une profonde remise en cause d’un ‘nouveau modèle’ qui était paré de toutes les vertus (croissance, emploi, baisse des déficits publics) sans s’être trop demandé alors à qui ces avantages bénéficiaient-ils et pourquoi un tel modèle ne pouvait que générer, in fine, des évènements du type de ceux qui se sont produits récemment.

Cela conduira sans doute, en Suède comme ailleurs et notamment en France (où le ‘nouveau modèle’ suédois fait des envieux et est analysé de près par les gouvernements passés et actuels comme une possible sortie d’impasse), à réinterroger la phrase d’un des piliers du socialisme français et de la IIde République française, Louis Blanc, lequel fut l’auteur de la célèbre expression « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », reprise lors de la révolution de 1848 en France pendant ce qu’on dénomma ensuite le ‘printemps des peuples’ en Europe.

Car de toute évidence, ce ‘nouveau modèle’ continue et continuera à laisser un nombre croissant de personne sur le bord d’un chemin qui se rétrécit de plus en plus au nombre de plus en plus réduit de personnes de plus en plus riches.

Ce qui est enfin clair au travers de ces évènements en Suède, c’est que ce ‘nouveau modèle’ social-libéral promu comme horizon pour l’Europe n’est qu’un modèle ‘comme les autres’ puisqu’il finit par produire les mêmes effets qu’en France, notamment, dont les Suédois n’hésitaient pas à se gausser ou à nous plaindre il y a quelques années encore.

Le choc contre le mur de la réalité sociale et économique sera alors d’autant plus rude que la vitesse d’attraction vers ce ‘nouveau modèle’ sera élevée pour ceux qu’il attire : on ne prend pas une issue de secours peinte en trompe-l’oeil sans dégâts.

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