LE CAS CONDAMIN-GERBIER, par zébu

Billet invité.

J’ai été très surpris par la vidéo de Pierre Condamin-Gerbier, témoignant le 12 juin au Sénat devant la Commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers. Étrangement, davantage par l’homme et par l’analyse qu’il porte que par les informations qu’il « révèle » (bien que celles-ci en soi, auraient largement suffi pour ce faire).

En premier lieu, à l’inverse de ce qui est décrit dans la presse française et même étrangère (notamment suisse), cet homme apparaît comme étant un « homme de l’art » et pas du tout comme un « has been » : il maîtrise parfaitement les différents rouages du système bancaire et financier, très loin d’être seulement un « concierge », un « intendant » des grandes fortunes, comme il est souvent présenté, et qui serait par ailleurs « carbonisé » sur la place genevoise au point d’être réduit au rang de desesperado.

Mieux : il apparaît comme ce type de figure rarissime, à la jonction de l’ancien monde qui s’en va – encore présent dans celui qui est mais déjà retiré de celui qui sera – en « réaction » contre les « manières de faire » du monde auquel il avait l’habitude de participer, celui notamment des dites « grandes familles ». Celui de Bouton, à la Société Générale, l’archétype même d’un système qu’il voue aux gémonies, face au contraire à « l’exemple », entre autres, des Mulliez : l’entreprise, le souci d’éviter la dissociation du patrimoine et surtout sa dissolution, le souci de la famille, des intérêts économiques et, presque, de l’intérêt général.

Non pas que l’optimisation de la fiscalité n’existait pas il y a déjà vingt ans, mais il semble signifier qu’elle n’était pas alors un objet en soi mais une manière de venir renforcer des stratégies qui avaient déjà été définies en amont.

À l’inverse, depuis quelques années (le début du millénaire ?), c’est bien l’optimisation fiscale qui se trouve au centre de l’attention et de tous les soins, définissant les stratégies économiques plutôt que subordonné à elles.

Et, prenant de l’altitude, l’homme livre une analyse, la sienne, du système dans son état présent, qu’il compare volontiers à un système informatique, réparti lui aussi en « software » (les « logiciels d’exploitation », suisses notamment) et en « hardware » (le disque dur, le stockage des données, le processeur qui fait tourner la machine, la matrice), lequel se situe bien plus loin, et trop loin selon lui de l’Europe : Singapour mais surtout Hong Kong, et derrière, se profilant, la Chine (et ses sinistres triades ?). Ce système a atteint en effet un niveau de sophistication auquel les experts de la comptabilité ne sont plus en mesure d’accéder, tout simplement parce qu’il se situe désormais en-dehors de ce monde-là.

Ce que dénonce Pierre Condamin-Gerbier est lui aussi remarquable : le dévoiement de ce qui était non seulement licite mais aussi nécessaire à la bonne marche des opérations financières, confrontées aujourd’hui au développement hors normes de leur activité, passant sinon du licite à l’illicite, en tout état de cause à l’opacité du non-retraçable, comme c’est le cas actuellement avec les « comptes de passage », dont il explique le fonctionnement.

Il dresse de même un tableau presque nostalgique des outils de gestion patrimoniale (au sens de gestion de la propriété et des droits afférents) que sont les trusts, devenus, par la grâce de quelques fiscalistes ingénieux (Français et Anglo-Saxons, précise-t-il), de véritables trous noirs financiers, ainsi que le détournement des règles existantes concernant certains « investissements » : l’immobilier (et on comprend mieux à la lumière de ce qu’il explique, la volatilité du marché immobilier français, un des plus spéculatifs au monde), mais aussi les diamants, les métaux précieux, l’art, … sans oublier le recyclage de vieilles techniques financières comme le prêt lombard (un collatéral équivalent à la somme prêtée étant mis en gage).

Cette description de la sophistication extrême atteinte par la finance et plus particulièrement par le milieu bancaire rend sans objet les rares tentatives politiques de régulation de ce système, dont l’historique est soudain mis en relief par le témoignage de Condamin-Gerbier. Les tentatives de régulation apparaissent d’autant plus vaines qu’elles nécessitent un courage politique qui fait défaut partout, et que déforce encore son affirmation, dont il laisse entendre qu’elle est bien étayée, que la Suisse possède dans ses comptes les éléments lui permettant de redéfinir à son avantage ce qui serait autrement le simple rapport de force entre la France et la nation helvète, la collusion entre pratiques individuelles (fraude fiscale) et collectives (financement occulte de partis politiques) donnant à la configuration d’ensemble un fumet pour le moins « systémique ». Les tentatives de régulation sont d’autant plus vaines que les règles existantes sont parfois tout simplement bafouées, comme l’a prouvé l’affaire de l’UIMM (qu’il a rappelée à bon escient), quand des millions d’euros en liquide avaient circulé physiquement, chose impossible à imaginer au sein du système actuel (à moins qu’on ne veuille se montrer vraiment très serviable…).

Face à un tel « monde », les solutions imaginées ne sont pas même inefficaces mais proprement dérisoires et ne pourront, nous fait comprendre en conclusion Condamin-Gerbier, que capturer le menu fretin, assez stupide pour ne pas avoir anticipé, ou assez ignorant pour ne pas avoir su comment se faire bien conseiller. À l’entendre, ç’aurait été là la véritable erreur de Jérôme Cahuzac : non pas faute morale, mais bourde intellectuelle. Car le jugement de Condamin-Gerbier est avant tout analytique et force est de constater que la puissance de cette vidéo provient justement de l’objectivité « médico-légale » qui s’en dégage, bien au-delà du simple inventaire de techniques x ou y d’évasion fiscale. Pour autant, l’acteur (c’en est un : il est à tout moment « en scène ») ne se prive pas de poser in fine un jugement moral sur la réalité qu’il aura magistralement décrite : à courir trop loin derrière le lièvre de la finance, on n’en aperçoit jamais que le bout de la queue, sans jamais avoir été assez proche pour mettre la main dessus ; l’absence de volonté, le défaut de courage et les compromissions expliquent pourquoi la distance est trop grande dès le départ et pourquoi le fossé continue aujourd’hui de se creuser.

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