BOUFFER OU SE FAIRE BOUFFER, par Jean-Luce Morlie

Billet invité.

Après deux stages bidon pôle-emploi, les petits gars sur les chantiers font leur bilan philosophique, ils te disent « dans la vie, ou tu bouffes ou tu te fais bouffer » ; quelques-uns, avec raison, disent « je ne veux bouffer personne, mais je ne veux pas me laisser bouffer » ; ces gars- là comprennent très bien comment fonctionne l’ordre hiérarchique et la servitude qui leur est imposée. Pour les maîtres, évoquer la possibilité que les serviteurs « au fond » aiment ça est tout à fait rassurant, d’où le succès de l’expression « servitude volontaire », laquelle permet de faire comme s’il existait « une servitude volontaire ».

« Plaisir » signifie surtout « évitement du déplaisir », il faut juste comprendre que notre système nerveux fonctionne avec un circuit du plaisir et un circuit du déplaisir, la mise en ordre hiérarchique permet d’abaisser le niveau d’agressivité, lorsque chacun a trouvé sa place et l’accepte, cela se mesure à l’abaissement de la concentration des métabolites de la catécholamine dans les urines.

Ce dispositif social « très primaire » de régulation du circuit de la récompense est ce que nous avons trouvé jusqu’ici de plus efficace (enfin pas vraiment). C’est cette structure d’ordre hiérarchique qui demande la croissance et… bientôt notre dernier pas dans le vide. Nous pouvons très facilement inventer des dispositifs sociaux permettant d’équilibrer notre circuiterie interne de façon bien plus subtile ; mais pour cela il me semble nécessaire de démonter l’hypocrisie sociale qui consiste à flétrir la corruption alors qu’elle est le moyen de défense des moins cons parmi les peu doués selon les critères des maîtres, en même temps que l’instrument de leur pouvoir

Tout ça est d’une extrême banalité ; après la publication de Gomorra, un récit enquête sur la Camorra napolitaine, Roberto Saviano expliquait que ses proches s’étaient éloignés de lui :

« … mes proches, mes amis, mes amis d’enfance, là aussi il y a eu beaucoup de distance, une distance qui ne doit pas être confondue avec l’omerta, ils ont pris leur distance, non pas par peur d’être tués, ça les ennoblirait. Ils ont pris leur distance à mon égard parce que me fréquenter, ça signifiait ‘interroger leur conscience’, reconnaître qu’ils acceptaient tous ce type de mécanisme, les faire penser à leur paresse dans l’acceptation de tout ça… »

Ce n’est pas la peine je crois d’en appeler à Winnicott, Lacan, pour régler ce genre de question essentielle, il suffit d’oser en parler ouvertement, nous somme 70 % de tricheurs qui n’avons pas vraiment envie de continuer de tricher, mais le fait que nous trichions, sans plus nous en rendre compte, perpétue les structures qui profitent le plus aux maîtres.

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