Le lieu qui permet à chacun de discerner le chemin de sa liberté, par Annie Le Brun

Comme j’avais signalé à Annie Le Brun, dans une conversation jeudi dernier, que je m’apprêtais à écrire quelques billets consacrés à Keynes et au groupe de Bloomsbury, mes trois billets ayant été mis en ligne (I, II et III), je lui ai demandé ce qu’elle en pensait. Voici sa réponse, qu’elle m’autorise à reproduire.

Oui, Paul, j’en ai aimé la conclusion mais aussi tout le reste.

Une seule réserve cependant: je crois que la comparaison, dès le début de votre 3e partie, de Bloomsbury avec les « bobo » d’aujourd’hui, affaiblit l’éclairage, parce qu’en décalage avec tout ce que vous dites. Et cela vaut aussi pour la conclusion.

En fait, vos amis de Bloomsbury sont en train d’inventer le lieu qui permet à chacun de discerner le chemin de sa liberté. Et vous en rendez très bien compte. C’est la réussite de votre évocation de Keynes : on perçoit qu’il s’agit d’une quête, qui n’est bien sûr en rien préméditée. Mais d’une quête qui consiste à s’en remettre d’abord à la liberté à l’état naissant, si je puis dire. De ce point de vue, son attitude à l’égard de Bekassy est significative, avec tous les risques que cela suppose. Sa vie et sa pensée se confondant avec cette aventure d’une liberté qui se découvre chemin faisant. Et il me semble qu’aucun des habitants de Bloomsbury ne s’est engagé dans cette aventure sans en accepter les risques.

Du coup, rien n’est plus éloigné de l’actuelle « boboïtude » qui est un leurre de plus, une fausse sortie en kit et en toc. Un hors-cadre préfabriqué pour mieux s’intégrer dans le cadre. Les « bobos » n’incarnent rien, ils jouent le rôle que leur assigne la fallacieuse esthétisation du monde menée par le capital à travers son exploitation du domaine sensible, devenu la source inespérée d’une multitude de nouveaux marchés.

Aussi, pour en revenir à votre conclusion, ce n’est pas aux « bohèmes bourgeoises » que l’histoire s’en remet parfois comme incitation à « changer la vie », c’est à certains de ceux qui ont tout à perdre au changement. D’où la force de l’incarnation dont vous parlez justement. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans une perception particulièrement fine et une conscience particulièrement aiguë de ce qui est en train de se vivre. De là l’importance des dernières lignes de votre conclusion, tout se jouant pour Bloomsbury et pour Keynes dans cette interaction des consciences, preuve de la nature tout autre de qui s’inventait là.

Ce qui s’est passé de façon fulgurante dans la nuit du 4 août. Il faudra peut-être que j’y revienne, pour montrer comment la force de l’incarnation tient aussi à l’acceptation de la perte, à l’acceptation d’une liberté qui coupe les amarres, fût-ce pour vous emporter au-delà de toute détermination sociale mais aussi au-delà de ce que vous croyez être. Et bien sûr, on n’est pas loin de la poésie, celle qui fait dire à Apollinaire : « perdre mais perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille » ou à Baudelaire : « plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau ».

Dites-moi ce que vous en pensez. D’autant que tout ceci est une façon de vous dire de continuer, de continuer,

Annie

P.S. Je vous l’ai peut-être déjà dit mais il me semble que quelque chose d’analogue se joue avec le Romantisme allemand et particulièrement lors des années 1798-1800 correspondant à la publication de l’Athenaeum, à travers une nécessité comparable d’échapper à toute catégorie de pensée, de sorte que la pensée ne se distingue plus d’une liberté en quête d’elle-même mais aussi d’une émulation où la liberté que chacun conquiert contribue à rendre l’autre plus libre.

Je soulignerai en passant, aussi bien à Iéna qu’à Bloomsbury, l’enracinement passionnel et l’implication amoureuse, où façon d’être et façon de penser se rejoignent, preuve de l’incarnation sans laquelle le vent de l’esprit est condamné à avoir le souffle court.

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