UN OBJECTEUR DE CONSCIENCE INTENDANT DES TROUPES (II) DEUXIÈME PÉRIODE : LA RÉSISTANCE PASSIVE

Quand trop de troupes auront été décimées et que l’hypothèse d’une fin rapide de la guerre aura perdu toute vraisemblance, la conscription sera décrétée en Grande-Bretagne. Le 27 janvier 1916, les célibataires et les veufs sans enfants entre les âges de 18 et de 41 ans sont mobilisés (les pères de famille sont exemptés). L’option leur est offerte de faire la preuve qu’ils sont indispensables à la nation dans leur emploi présent, l’option aussi de l’objection de conscience. Un tribunal doit déterminer la validité de leur demande. Pour le candidat dont celle-ci est rejetée, et qui refuse la conscription c’est la prison, assortie, c’est du moins la rumeur qui court à l’époque, de mauvais traitements.

Pour les hommes de Bloomsbury le choix n’en est pas un : ils se déclarent objecteurs de conscience. Pour Keynes, fonctionnaire au ministère des finances, acteur clé dans l’économie de guerre, dont les rapports qu’il rédige jouent un rôle déterminant dans les décisions qui sont prises, la question se pose en d’autres termes. En tant que Bloomsbury, il s’affirme objecteur de conscience. La lettre qu’il envoie, où il prend soin d’écarter un pacifisme de principe, est digne de l’orateur qu’il avait été parmi les Apostles : plus convaincant par l’articulation logique des arguments que par la chaleur de son plaidoyer. Au même moment cependant, le ministère fait savoir aux autorités militaires qu’il est indispensable dans l’emploi qu’il occupe. Quand lui parvient une convocation en provenance du tribunal chargé de décider du bien-fondé de son objection de conscience, il répond avec insolence qu’il est à son très grand regret bien trop occupé pour se rendre à l’invitation.

Aux yeux de Bloomsbury, Keynes n’en est pas moins un rouage, et particulièrement efficace, de la machine de guerre. Il a beau affirmer dans ses conversations comme dans ses lettres que la situation le rend malade des deux manières dont on peut exprimer la chose en anglais : « sick and ill », il a beau écrire à son ami Duncan Grant : « Je travaille pour un gouvernement que j’exècre en vue d’objectifs qui sont selon moi criminels » (Skidelsky I, 319), écrire à sa mère que la révolution russe « est le seul résultat de la guerre jusqu’ici qui en vaille la peine » (ibid. 337) ou que « L’abolition des riches sera plutôt une bonne chose, ils ne méritent guère mieux […] parce que nos dirigeants sont aussi incompétents qu’ils sont insensés et mal intentionnés, une ère particulière d’un type particulier de civilisation touche à sa fin » (ibid. 346), Keynes ne seconde pas moins aux yeux de ses amis les gentlemen en haut de forme qui maintiendront toujours une distance respectable entre eux-mêmes et les champs de bataille où de jeunes hommes tombent désormais par centaines de milliers.

Keynes est à Paris à partir de janvier 1919 : il fait partie du contingent britannique à la Conférence de paix qui négocie les traités entre Alliés et vaincus. L’atmosphère revancharde l’indispose, il s’impatiente aux mesquines exigences additionnelles de dernière minute. En mai, il écrit à Duncan Grant : « L’Anarchie et la Révolution seraient la meilleure chose qui puisse nous arriver, et le plus tôt serait le mieux » (ibid. 371). Il se lie d’une amitié qui se confortera au fil des années avec l’un de ses adversaires allemands : Carl Melchior. Il fera de celui-ci le sujet d’un mémoire dont les qualités littéraires susciteront l’admiration de Bloomsbury. Dans Le Dr. Melchior : un ennemi vaincu, il écrit : « Il semblait penser tout comme moi. Il me fixait, les paupières lourdes, désarmé, avec ce regard que je lui connaissais déjà, celui d’un animal blessé digne dans sa douleur. Ne pouvions-nous pas mettre fin aux formalismes dénués de tout contenu de cette Conférence, cette grille à trois barreaux de triples interprétations, et parler plutôt de la vérité et de la réalité, comme des êtres en possession de toutes leurs facultés mentales » ? (ibid. 360).

En date du 8 juillet, Virginia Woolf écrit dans son journal, à propos de Keynes :

« Il est déçu, selon ses mots. À savoir qu’il a cessé de croire en la stabilité des choses qu’il aime. Eton est condamné ; les classes dirigeantes aussi, peut-être même Cambridge. Ces conclusions se sont imposées à lui en raison du spectacle affligeant et dégradant de la Conférence de paix, où des hommes jetèrent les dés sans vergogne, non pas pour l’Europe, ni même pour l’Angleterre, mais pour assurer leur propre retour au Parlement lors des prochaines élections » (ibid. 378).

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Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol I, Hopes Betrayed 1883-1920, London : MacMillan, 1982

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