PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » – COURAGE, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité.

COURAGE

COURAGE : rage de coeur persistante, force d’âme qui n’a cure des lauriers qu’on lui décerne pour ses hauts faits, qui les repousse même avec dédain de peur qu’on croie que le mérite se marchande. Avoir du courage, c’est avoir du coeur, par un détour métonymique immortalisé en littérature par le classique « Rodrigue, as-tu du coeur ? » du Cid de Corneille. L’expression « avoir du coeur à l’ouvrage » en a conservé le souvenir dans la langue courante. Pourquoi donc parler de force d’âme à propos d’un élancement de poitrine ? L’habitude en est prise depuis fort longtemps. Quelques-uns des hommes qui ont foulé la terre avant l’homo oeconomicus localisaient l’âme (la conscience, la veille active), confondue avec le souffle (souffle vital), dans la région du coeur et des poumons, ce qui n’a rien d’incongru, tout bien considéré, car le courage fait courir. Ce n’est déjà plus tout à fait un lâche que le lâche qui court. La liaison de l’âme et du coeur était familière aux anciens Juifs (Daniel, II, 30 ; VII, 28,sq.). Elle l’était aussi aux anciens Grecs, qui voyaient l’âme (psukhê) comme une vapeur, une fumée logée dans la poitrine. Les héros homériques, d’un courage à toute épreuve, ont le souffle (thumos) aussi puissant et communicatif que l’amitié généreuse. C’est un peu de leur âme qu’ils répandent autour d’eux en parlant. Ainsi de Nestor dont la voix, telle une rafale, réveille Ulysse en pénétrant par ses oreilles et en s’insinuant jusqu’à ses phrenes, ses poumons (Iliade, X, 139). Aristote, à la suite de beaucoup d’autres, pensait que « l’oreille ne comporte pas de passage (poros) vers le cerveau, mais en comporte un vers le palais »[1]. Du palais au pharynx et du pharynx aux poumons, le circuit des sons, souffle vibrant, était tout tracé. Les anciens Anglo-Saxons avaient la même conception. Dans Beowulf (2819 sq.), l’âme (sawol) « quitte le hreder du héros ». Hreder signifie tout ensemble « coeur, poitrine, esprit, poumon ». Dans certaines provinces de l’Angleterre moderne, dans le Durham, le Somerset ou le Shropshire, par exemple, on continue de désigner par le terme de soul, « âme », les poumons d’un oiseau. Le juron « Sur mon foie et sur mon âme » doit être entendu dans ce sens [2]. 

Complétons : avoir du courage, c’est avoir bon coeur et bonne âme, sans être comptable de leurs effusions. Ôtez l’âme du coeur et vous donnez raison à Voltaire : « Le courage n’est pas une vertu, mais une qualité commune aux scélérats et aux grands hommes. » Il est vrai que les « grands hommes » des chroniques fauchent plus souvent leurs semblables à la manière d’Alexandre qu’ils ne les pêchent à la manière de saint Pierre. 

Le courage n’est pas l’apanage des demi-dieux et il se rencontre rarement dans la poitrine de ceux qui en arborent les titres et les trophées. S’il semble que bien peu d’entre nous en soient doués, ce n’est pas que nous en manquions par nature, c’est que nous l’étouffons par conformisme. Un officier allemand chargé de la traque des Juifs en France durant la Seconde guerre mondiale (donnons-lui les traits du standartenfürher Hans Landa du film Inglourious Basterds de Quentin Tarantino) se livra à une petite expérience de psychologie comportementale sur les hommes placés sous son commandement : il les informa de la nouvelle tâche à laquelle ils étaient affectés et ajouta immédiatement que ceux d’entre eux qu’elle indisposait moralement pouvaient demander leur transfert dans une autre unité sans craindre d’être inquiétés. Il y eut bien quelques regards fuyants et des toussotements gênés, mais aucun soldat n’osa saisir la perche. La raison ? La peur du regard des autres. L’esprit de corps triomphant de l’esprit de coeur. On ne quitte pas ses camarades comme cela. Cela ne se fait pas. Dans le camp adverse, le profil des simples résistants et des justes est, dans bien des cas, déconcertant : beaucoup de gens marginaux, bizarres, au parcours de vie atypique. Quand un bête journaliste les porte aux nues, ils se récrient : ils n’ont rien fait de particulièrement méritoire en sauvant leur prochain. L’extraordinaire, notre extraordinaire est leur ordinaire. Faut-il que la société soit corrompue pour se faire une gloire suprême d’un trait d’humanité élémentaire ![3] 

Le courage est une vertu dont se pare souvent le politicien au souffle court qui, en digne matamore, ose en paroles ce qu’il n’ose en actes, qui, en digne sophiste, maquille en avancée une reculade, qui, en digne naufrageur, force l’intérêt commun à garder le cap de ses intérêts et de ceux de sa coterie. Méfions-nous des initiatives lancées à grand renfort de trompes, des conférences préparées et suivies d’une avalanche de louanges servies à soi-même par soi-même ou servies par d’autres, des actions étiquetées « prioritaires » dont la discussion et la mise en oeuvre éventuelle sont remises à l’année prochaine. Le courage ne calcule pas ses effets devant un miroir. Même le courage de Rodrigue est suspect. Il s’observe trop à l’abri du dilemme cornélien. Le courage ose avant même d’avoir conscience d’oser, sans même avoir conscience d’oser. Il n’est pas en représentation, il est présent, présent au monde qui craque, présent aux êtres qui demandent à être secourus, qui demandent à vivre encore un peu, qui demandent à vivre mieux. Un homme politique n’est susceptible de courage que quand il se laisse toucher, qu’il ne se voit plus en représentant mais en ressentant, qu’il tend cette autre main, non pas la main qui glisse, mais la main qui seconde, la main qui relève, la main qui relie. 

« Il y a ceux qui donnent peu de l’abondance qu’ils possèdent – et ils le donnent pour susciter la gratitude et leur désir secret corrompt leurs dons.
Et il y a ceux qui possèdent peu et qui le donnent en entier.
Ceux-là ont foi en la vie et en la générosité de la vie, et leur coffre ne se vide jamais.
Il y a ceux qui donnent avec joie, et cette joie est leur récompense.
Et il y a ceux qui donnent dans la douleur, et cette douleur est leur baptême.
Et il y a ceux qui donnent et qui n’en éprouvent point de douleur, ni ne recherchent la joie, ni ne donnent en ayant conscience de leur vertu.
Ils donnent comme, là bas, le myrte exhale son parfum dans l’espace de la vallée.
Par les mains de ceux-là Dieu parle, et du fond de leurs yeux Il sourit à la terre.
Il est bon de donner lorsqu’on vous le demande, mais il est mieux de donner quand on vous le demande point, par compréhension ;
Et pour celui dont les mains sont ouvertes, la quête de celui qui recevra est un bonheur plus grand que le don lui-même.
Et n’y a-t-il rien que vous voudriez refuser ?
Tout ce que vous possédez, un jour sera donné ;
Donnez donc maintenant, afin que la saison du don soit la vôtre et non celle de vos héritiers.
Vous dites souvent : « Je donnerai, mais seulement à ceux qui le méritent ».
Les arbres de vos vergers ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux dans vos pâturages.
Ils donnent de sorte qu’ils puissent vivre, car pour eux, retenir est périr.
Assurément, celui qui est digne de recevoir ses jours et ses nuits est digne de recevoir tout le reste de vous.
Et celui qui mérite de boire à l’océan de la vie mérite de remplir sa coupe à votre petit ruisseau.
Et quel mérite plus grand peut-il exister que celui qui réside dans le courage et la confiance, et même dans la charité, de recevoir ?
Et qui êtes-vous pour qu’un homme doive dévoiler sa poitrine et abandonner sa fierté, de sorte que vous puissiez voir sa dignité mise à nu et sa fierté exposée ?
Veillez d’abord à mériter vous même de pouvoir donner, et d’être un instrument du don. »

(Khalil Gibran, Le Don)

_______________ 

[1] Aristote, Histoire des animaux, 492 a 19. 

[2] L’allemand Seele, l’équivalent de soul, renvoie aussi aux branchies d’un poisson. Voir Richard Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne, 1999. 

[3] Sur la question du « Qu’aurions-nous fait pendant la guerre ? », on réécoutera avec profit l’émission Répliques sur France Culture du 6 juillet 2013. On pourra lire aussi Alias Caracalla de Daniel Cordier (Gallimard, 2009) et Aurais-je été résistant ou bourreau ? de Pierre Bayard (Les Éditions de Minuit, 2013). 

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