Billet invité.
Hasard des vacances et du travail, pendant quelques semaines j’ai coupé presque tout lien avec l’actualité, juste après l’affaire Bygmalion. Courant septembre, en renouant avec mes flux d’information, voilà, pêle-mêle, les déclarations surréalistes de Macron, la honte Thévenoud, l’indigne Morelle, le douteux Cambadélis, le feuilleton de mœurs Hollande et Valérie, la surprise Andrieux, Moscovici soupçonné, l’indépassable Flosse, l’encore plus indépassable couple Balkany (!), les affaires Sarko (épisode numéro…?), et encore cette semaine, le cas Yves Jégo examiné, le maire de Bobigny en difficulté…
À quelques jours de la rencontre publique organisée par Mediapart au Théâtre de la Ville, le 19 octobre, force est de constater que la question des effets de la corruption en politique ne perd pas en intensité.
Aussi loin que je m’en souvienne, c’est-à-dire les années 1980, ce n’est pas nouveau : les « affaires » sont incessantes. Pourquoi ne choquent-elles pas plus ? La corruption, c’est un signal, une information très forte, ou qui devrait l’être.
À mon sens, c’est parce que le phénomène de la corruption ne peut pas être traité en soi, il est entièrement relatif au contexte.
Or, plusieurs phénomènes connexes se cumulent depuis une bonne trentaine d’années (avec de rares et brefs interludes) : des cas de corruption surviennent sans interruption, sanctionnés par de rares décisions de justice, l’alternance politique est quasi automatique, la montée du FN est constante, le chômage est en perpétuelle augmentation.
Ce qui change aujourd’hui, c’est que le personnel politique est endommagé comme jamais, en raison de la corruption mais pas seulement et, surtout, la sanction n’a jamais été aussi proche, ni aussi dangereuse pour nous, citoyens : l’arrivée du FN au pouvoir est chaque jour plus crédible.
Je propose quelques esquisses d’analyse du phénomène sous le prisme de la communication, en se concentrant sur les représentants des partis modérés. Le portrait est rapide et cède à quelques généralités, mais il me semble que c’est aussi le reflet d’un maelström dans lequel la finesse est condamnée.
Premier constat : un message de moins en moins audible, un émetteur en perdition
Les messages politiques
Le monde est aujourd’hui bien plus complexe, mais pourtant les luttes idéologiques pour l’expliquer sont bien plus simplistes.
Le consensus sur l’économie sociale-libérale évite désormais aux partis de gouvernement de réfléchir en profondeur. L’effort à fournir dans la formulation du message est moindre. On se garde d’inventer trop fort. Au nom d’un prétendu réalisme et/ou en vue de ratisser large, les messages alternent, schématiquement, entre des incantations politiquement correctes creuses et inopérantes (« préserver notre planète durablement », « l’éducation est au cœur de l’innovation »), des discours de « pédagogie » autour de petites réformes sectorielles (faire évoluer tel ou tel dispositif de x ou de y%), et des slogans ou « petites phrases » qui tiennent lieu de programme (« travailler plus »… « le changement »…).
Plus aucune volonté de « changer le monde » : le message porté par les politiciens a perdu en intensité et en intérêt.
Par ailleurs, non seulement les ambitions exprimées sont en berne, mais en outre elles restent, le plus souvent, lettre morte : les promesses politiques ne sont pas tenues.
Les émetteurs
Pour autant, le personnel politique est globalement auto-satisfait de sa production. Les politiciens sont très fortement guidés par leur ambition personnelle et par un égo surdimensionné, deux sentiments nourris par l’appartenance à un milieu social très favorisé (pour la plupart, ou, pour les autres, par un fort sentiment de revanche), par des études souvent brillantes, et par une carrière passée à apprendre à dominer son camp et à vaincre ses adversaires.
Les politiciens sont portés par une élection : ils croient d’ailleurs que cela fait d’eux des « élus », terme horrible pour des représentants.
Ils n’ont aucun souci matériel, aucun doute sur leur avenir, très peu de motivation pour faire mieux une fois qu’ils sont élus : même la perspective de ne pas être réélu n’est pas une vraie menace, à haut niveau, le recasage étant automatique (pour le petit élu local, la pression est plus grande – et, d’ailleurs, les réalisations sont plus concrètes).
Par ailleurs, leurs principales sources pour comprendre le monde extérieur et vérifier la pertinence de leurs messages et actions sont la presse, les sondages et les déplacements de « terrain » (mais celui-ci est toujours extrêmement balisé, ou biaisé par la présence-même de l’élu), autant de filtres très, très fortement déformants. Leur entourage est constitué de conseillers, de flatteurs et d’ennemis (au sein de leur formation et en dehors), autant de facteurs supplémentaires de distorsion de la réalité.
De même, parce qu’ils sont sans cesse entourés de rivaux, de conseillers et de journalistes, ils croient que leurs actions sont disséquées. Que les gens sont passionnés, rivés à leurs lèvres. Ils surestiment dramatiquement l’intérêt qu’on leur porte, à eux et leurs messages. Or, la réalité est la suivante : les gens sont inquiets, ou fatigués, ou occupés, ou heureux : ils ont, en tous cas, d’autres chats à fouetter. La politique n’est pas leur vie, elle doit juste l’enrichir.
Malgré leurs échecs répétés, combien parviennent à une autocritique ? Les mines déconfites sur les plateaux télévisés les soirs d’alternance – qui sont aussi des journées d’abstention – leurs plaintes éternellement répétées, « nous avons manqué de pédagogie », « notre action n’a pas été comprise », démontrent tous les ans ce sentiment d’infaillibilité (mais pourtant, quels maigres bilans ils défendent…) et d’incompréhension mutuelle sur le message.
LE RÉSULTAT DE CE DOUBLE CONSTAT : L’IMAGE VÉCUE PAR LES CITOYENS, CIBLES DE LA COMMUNICATION POLITIQUE
En miroir, au fil des années, la perception par les cibles se cristallise sur une image perçue catastrophique, à l’opposé de l’autosatisfaction de l’émetteur.
Les politiciens ne font aucune différence.
De fait, depuis trente ans que le chômage est invincible, la gauche et la droite, c’est la même chose. C’est en tout cas le sentiment perçu, corroboré par les grands indicateurs braqués en guise d’analyse : la courbe du chômage, le déficit, la croissance, le financement de l’assurance-maladie ou des retraites, la pauvreté, l’illettrisme, la délinquance… les trains de problèmes économiques passent sous leurs yeux sans que leurs actions donnent le sentiment d’avoir prise.
Ils ne portent presque aucune politique européenne, encore moins d’ambition mondiale. Ont-ils seulement compris ce que veut dire mondialisation ? Que les réformettes de politique intérieure ont aujourd’hui dix fois moins de portée, dans un contexte de concurrence internationale ouverte. Où sont les idées ? « Travailler plus » ? les « Contrats de génération » ? C’est ça, les solutions proposées à la plus grande crise de l’Occident ? Ils n’ont aucune ambition, aucun sens de l’histoire ! Alors, ils réforment sur la sécurité, sur les mœurs, sur des sujets plus simples que la mondialisation.
Mais ça ne sert à rien : It’s the economy, stupid !
Ils sont, c’est un fait indéniable, perçus comme globalement inefficaces (pour ne pas dire incompétents).
On ne peut pas, c’est peu dire, les admirer.
Ils sont déconnectés.
Ils vivent en vase clos. Ils constituent, ou donnent l’impression de constituer, une caste sociale, une élite isolée. Une ancienne ministre de Hollande « issue du privé » rappelait récemment cette évidence : ils n’ont jamais eu un vrai travail.
Les jeunes, les pauvres, les habitants des banlieues sont rarissimes parmi eux, les femmes, au prix de quels efforts, commencent enfin à figurer sur la photo.
Or, c’est un problème : eux qui sont inefficaces, ne sont même pas représentatifs.
Non seulement on ne peut pas les admirer, mais on ne peut même pas être en empathie avec eux.
Ils sont corrompus.
Et en plus, donc, ils se servent. C’est dingue. Eux qui incarnent la Loi, ils sont plus que tout autre tenus de la respecter… Et pourtant, c’est un fait, beaucoup d’entre eux sont corrompus. Pas tous, certes, mais les autres ferment les yeux, font semblant de découvrir le problème, ou n’exercent pas une pression sur leurs pairs suffisante pour décourager les plus déviants.
Comment tolérer la légèreté avec laquelle certains élus ont rempli, au printemps dernier, leur déclaration de patrimoine ?
Par ailleurs, à la différence de certains pays dotés d’une plus grande culture de la responsabilité politique (les pays anglo-saxons, notamment), ils mettent des semaines à démissionner ou à être démis, ils ne sont pas jugés avant des mois, et ils reçoivent souvent des peines symboliques ou perçues comme telles, entretenant le sentiment d’un milieu qui se protège.
Alors, eux qui sont inefficaces, eux qui ne sont pas représentatifs, ils ne sont même pas exemplaires.
Même cela, c’est trop leur demander : être dignes ?
C’est parce qu’elle s’ajoute aux phénomènes précédents que la corruption choque « si peu ».
Dans un monde vertueux, un cas de corruption ferait tache.
Dans un monde de compétence, la corruption serait peut-être pardonnée.
Là, elle s’ajoute au reste, au ras-le-bol, mais elle ne fait que s’ajouter, elle n’est pas un phénomène en soi. Ce qui choque, c’est la rupture, pas l’accumulation. La corruption passe dans l’épaisseur du trait.
LES RÉPONSES
Face à cet écart terrible entre l’image émise et l’image perçue, entre les discours de promesses et l’absence perpétuelle de preuve de réussite, les électeurs répondent en toute logique par trois comportements que l’on regarde progresser tous les ans (jusqu’à quand ?) :
- l’alternance, d’abord : mais aujourd’hui, à forces d’alternances successives, on peine à imaginer qui ferait beaucoup mieux que l’équipe en place. Notons tout de même que nous sommes en train de franchir un nouveau palier, car l’écart créé par Hollande entre le discours de « changement » et la politique ultra-conservatrice mise en œuvre va faire de sérieux dégâts et renforcer encore, si besoin était, le sentiment de « c’est tous les mêmes ».
- le renoncement, ensuite : l’abstention bat de nouveaux records à chaque scrutin
- et la nouveauté, demain : voter Le Pen). Voter Le Pen n’est plus seulement un vote sanction, c’est devenu voter pour un message nouveau, simple, vendeur dans les médias. C’est devenu, de fait, la seule possibilité d’alternance, le Front de gauche peinant à rassembler.
C’est d’autant plus inquiétant que le contexte médiatique se prête très mal à l’amélioration de la situation. Les médias proposent une plateforme d’expression de moins en moins adaptée à la réforme ou aux discours complexes : obsession des enjeux de personnes (qui sera candidat… pour quel projet, on s’en moque…), de l’immédiateté (le scoop, l’actu… et de plus en plus sous l’effet du numérique, et de la twitterisation de bulle médiatique…) et de l’émotion (les faits divers, micro-trottoirs et petites phrases n’ont jamais eu tant de place, l’infotainment est en route…). Comment porter le changement dans ces médias ? Les journalistes sont fascinés par le scoop permanent que constituent les Zemmour, Dieudonné et Le Pen, les méchants contre les gentils, c’est tellement vendeur, maintenant que les méchants sont aussi présentables que des bandits hollywoodiens…
QUELQUES PISTES POUR CONCLURE
À ne pas vouloir entonner le « tous pourris » pour ne pas être taxé de poujadisme, on ne cesse de minimiser l’impact désastreux, catastrophique, impardonnable des indélicatesses répétées. Comment croire à nouveau, comment restaurer la confiance ?
La corruption n’est pas un mal impardonnable : dans tous les systèmes, tous les milieux, il existe des déviations, des indélicats, des tricheurs. À plus forte raison en France, pays latin, on peut se montrer compréhensif avec les « petits arrangements ». C’est la vie, tout n’est pas parfait.
Les punitions individuelles des personnalités reconnues coupables de corruption ne changeraient rien au problème de fond : plus que le « tous pourris », c’est le « tous nuls » qui prévaut aujourd’hui.
Le salut ne passera que par un choc profond. Il serait bon également que ce ne soit pas en réponse à une nouvelle affaire : se réformer de soi-même, en reconnaissant ses défauts et en agissant dessus.
Critiquer l’ensemble du système, en l’absence d’alternative crédible, c’est aussi prendre un risque terrible au profit du Front National. Il faut donc construire les conditions de l’alternative pour permettre aux acteurs de s’exprimer dans un système plus vertueux. ll faut aussi que le choc vienne de l’intérieur du système.
Quelques pistes.
Rendre le pouvoir moins attractif et plus responsable
L’obsession de la Ve République pour l’élection présidentielle a créé un climat détestable de compétition de tous pour le même poste.
Pour cela, je suggère de voter pour élire les principaux postes de l’exécutif, et pas seulement le Président, et de cantonner le rôle de ce dernier aux affaires étrangères et à la défense.
On pourrait ainsi dissocier, notamment, le débat économique du débat sur les autres politiques.
On élirait des candidats sur un vrai programme par politique, et non pas sur une solution attrape-tout généraliste (plus personne, de toute façon, ne porte d’idéologie). On éviterait de confier tous les pouvoirs à un parti, un courant, qui ne représente pas la complexité démocratique. En limitant le nombre de ministres à une dizaine, on responsabilise et on favorise la cohésion gouvernementale, à plus forte raison si les ministres viennent d’horizons divers. On organise également les conditions de leur révocation.
Rendre les élus plus humains
Pour agir sur l’élite, il faut diminuer son pouvoir : moins de pouvoir, moins de pression, moins de spécialisation, pour moins de corruption. Il faut désacraliser pour mieux responsabiliser. Il faut dé-professionnaliser la politique. La spécialisation n’a pas démontré une plus grande efficacité pour ce « métier » (les ministres issus de la « société civile » ne sont pas moins bons que leurs collègues).
La limitation doit être de deux ordres : interdire tout cumul des mandats, et limiter fortement les renouvellements de mandats (trois ou quatre fonctions électives dans une vie, deux mandats consécutifs maximum). Cela permettra par ailleurs de faciliter le renouvellement des générations.
Renouveler l’offre
Les partis existants sont trop « attrape-tout » pour être crédibles dans notre société complexifiée. Pour mieux expliquer le monde contemporain, il faut une offre adaptée.
Le PS comme l’UMP abritent des courants trop éloignés pour être crédibles, il faut reconstruire l’offre en profondeur.
Les grands partis ne sont que des machines à promouvoir des élus. Les clubs de réflexion évoluent en parfaite autonomie, et à l’heure d’internet, la promotion des candidats peut s’exonérer de la logistique partisane.
Changer les acteurs
A la faveur de la refonte des partis, il faut impérativement organiser un grand mea culpa collectif, que l’on ne découvre plus de nouvelles casseroles et, pour cela, définir les conditions d’une amnistie.
Se débarrasser, une fois pour toutes, des indélicats, pardonner une fois puis être impitoyable ensuite.
C’est-à-dire, notamment, en renforçant les déclarations préalables, en renforçant les contrôles, en renforçant l’indépendance du parquet et des juges d’instruction, en supprimant les cours d’exception et les immunités attachées aux mandats.
Dans cette nouvelle donne, la sanction des comportements individuels serait plus simple et plus efficace.
A l’instar du système néo-libéral, le système politique est-il capable de comprendre qu’en s’accrochant à ses prérogatives, en s’isolant chaque jour davantage de la population, il organise les conditions irréversibles de sa chute prochaine ? Saura-t-il se réformer pour survivre ? Saura-t-il, a minima, se discipliner pour, au moins, être irréprochable ? A l’heure du retour de Sarkozy, mis en cause dans combien d’affaires, l’optimisme n’est malheureusement pas le premier réflexe…
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