Le prêt à intérêts (III) : le crédit gratuit, par Zébu

Billet invité.

« Mais cette révolution qui vient à nous d’une marche invincible et déjà nous interroge, que veut-elle ? En pouvez-vous douter ? Elle veut que l’œuvre commencée en 89 s’accomplisse. La féodalité territoriale et militaire a disparu, il faut que la féodalité financière disparaisse. Plus de privilèges ! L’égalité. Plus de privilèges ! La justice.

De là tous ces brûlants débats sur la souveraineté du capital, sur le despotisme de l’usure, sur le prêt à intérêt, sur le crédit.

La royauté de l’argent, l’aristocratie de l’argent, voilà bien effectivement ce qui est en question. »

Quand Louis Blanc, un des penseurs socialistes les plus estimés de son siècle, écrit ces lignes dans « L’organisation du travail », publié en 1839[1], le Code Civil napoléonien est toujours en vigueur et ses dispositions concernant le prêt à intérêt également, et ce pour encore presque 50 ans avant que la loi de 1886 ne vienne transformer ce que souhaitait réaliser l’empereur : inscrire la pacification dans la loi civile entre les partisans de la libéralisation complète des intérêts du prêt et les partisans de leurs interdiction. De fait, les intérêts pourront ainsi être stipulés dans les contrats de prêt mais seront régulés par la loi.

En 1850, Saint-Simon a déjà largement influencé les débats d’idées, Cabet est déjà parti fonder son Icarie aux États-Unis et Fourier a déjà inspiré de nombreux phalanstères, sans oublier le ‘Commerce véridique et social’ de Derrion ou les communautés d’Owen en Grande-Bretagne. Mais pour la plupart d’entre elles, ces expériences tourneront court, comme celle que relatent Gide et Rist sur le ‘National Equitable Labour Exchange‘, où, une fois l’enthousiasme des fondateurs dépassé, le projet se trouvait confronté aux lucratifs appétits de l’économie de marché qui mettait un terme à ses ambitions.

Louis Blanc s’inscrit dans cette lignée de penseurs de la première moitié du 19ème siècle qui désiraient transformer la société industrielle en plein essor et qui déroulait déjà ses effets mortifères, sur les prolétaires en particulier et plus généralement sur l’ensemble des sociétés européennes. Mais à la différence de ses prédécesseurs dont l’objet central était de fonder des communautés pour transformer les sociétés, il proposait d’investir quant à lui le système économique tel qu’il était constitué pour le transformer et transformer les sociétés.

Ainsi, sur le crédit, Louis Blanc résume sa proposition :

« 1° Que l’intérêt des capitaux, en principe, n’est pas légitime

2° Que, dans le régime d’individualisme et de concurrence, supprimer l’intérêt des capitaux est impossible ; qu’en dehors du régime d’association, la gratuité du crédit pour tous ou organisation démocratique du crédit est préchimère, et que la gratuité du crédit pour tous est réalisable par l’association seulement ;

Mais que, pour arriver là, en partant du point où nous sommes, il faut traverser une période transitoire, qui est celle du crédit donné par l’État. (…) Que, sous l’empire des principes qui régissent aujourd’hui la société, un capitaliste ne veuille céder son capital qu’à la condition d’en retirer un intérêt, qui donc serait assez insensé pour y trouver à redire ? C’est une conséquence forcée des rapports que le régime actuel a noué entre les hommes. »[2].

Pour Blanc, l’intérêt, « (…) c’est le prix que sont obligés de payer, pour l’usage des capitaux, des instruments de travail, ceux qui ne les possèdent pas. », le capital étant « l’ensemble des moyens ou instruments de travail ». Or, ce prix est illégitime selon lui parce qu’il est issu d’une appropriation du ‘capital’ (tel qu’il le définit), parce qu’il n’est pas issu du travail du capitaliste mais bien seulement du travail (des prolétaires), parce que le prêteur ne rend un service que dans un état de besoin : si le ‘capital’ est nécessaire, pourquoi dès lors se résoudre à préférer un système où il ne profite qu’à quelques-uns plutôt qu’au régime où il serait à disposition de tous ?

« Comme si l’utilité d’une chose résultait de son accaparement et non de sa nature ! (…) C’est justement parce que le capital est utile, c’est parce qu’il est nécessaire, que l’intérêt, qui en resserre si fort l’usage et en ralentit la circulation, n’est pas légitime. Criez donc : Vive le capital ! Nous applaudirons, et nous en attaquerons avec d’autant plus de vivacité le capitalisme, son ennemi mortel. »[3].

Si le capital est nécessaire, la nécessité de rémunérer le capitaliste doit être examinée car elle est différente selon Blanc de la question de rémunérer le capital : « Que le travailleur vienne à mourir, son travail cesse : que le capitaliste meure, son capital lui survit. Sans travailleur, pas de travail : le capital, au contraire, se peut fort bien concevoir sans capitalistes. La richesse ne perd point son caractère de richesse pour être possédée et fécondée collectivement »[4].

Louis Blanc, à l’inverse des penseurs des ‘communautés’, s’inscrit donc pleinement non seulement dans la nécessité du capital mais aussi dans la légitimité de la rémunération du capital, à savoir les intérêts, dès lors que ceux-ci ne sont pas captés par quelques uns. C’est dans ce cadre qu’il va ensuite étudier les conditions de mise en œuvre d’un accès pour tous au crédit, puis au crédit gratuit.

Selon lui, ces conditions ne peuvent être atteintes car elles présupposent deux conditions préalables : la limitation de l’accès au crédit (crédit gratuit), mais surtout la prime de risque auquel celui qui ne possède rien expose sa contrepartie, le prêteur. « Car il y a une chose de plus important que d’obtenir le crédit gratuitement quand on l’obtient : c’est de commencer par l’obtenir. Tel ouvrier s’estimerait fort heureux de trouver à emprunter, même à 5 pour cent, un capital dont il serait assuré de tirer 10 pour cent par son industrie. Mais il ne possède rien, il n’a pas de garantie réelle à offrir, et, conséquemment, gratuit ou non, tout crédit lui est refusé. (…) Et quel remède à cette calamité, si on ne touche pas à ce qui sert de base à tout l’édifice de la société actuelle, si l’on s’obstine à vouloir la concurrence, si on s’en va prônant l’individualisme, si on repousse l’association ? »[5].

La seule solution pour l’auteur réside donc dans son grand projet, le cœur de son analyse et de ses propositions, qui est que rien ne peut être entrepris pour transformer la société si la concurrence sauvage du système qui pousse les uns contre les autres n’est pas attaquée par la création d’associations de travailleurs, les fameux ateliers sociaux (et non ‘ateliers nationaux’, créés spécifiquement et perfidement par Pierre Marie de Saint-Georges pour contrer les ateliers sociaux) d’un Louis blanc devenu président de la Commission du Palais du Luxembourg lors de la révolution de février 1848, en lieu et place d’un Ministère du travail et d’une garantie du travail pour les citoyens.

Pour permettre à ces associations de fonctionner, où tout travailleur pourrait accéder à l’envers des corporations de l’Ancien Régime, il serait alors nécessaire que le crédit ait été entre-temps nationalisé par la création d’une Banque d’Etat, laquelle fournirait le crédit à ces associations qui déposeraient leurs productions dans des dépôts d’état comme garanties, obtiendraient ainsi le crédit qu’individuellement le travailleur ne pourrait obtenir, et progressivement, un crédit gratuit se mettrait ainsi en œuvre, les taux d’intérêt baissant avec l’activité, la Banque d’Etat, sous contrôle de l’Assemblée Nationale, n’ayant aucun avantage à laisser un taux d’intérêt élevé, n’étant pas un intérêt particulier comme les banques mais bien le représentant d’un intérêt général.

Le crédit gratuit n’est donc pour Louis Blanc qu’un outil, nécessaire mais insuffisant selon lui pour transformer la société, laquelle est principalement rongée par la concurrence et l’individualisme : créer des associations de travailleurs[6], ayant les moyens (le capital) de produire et n’étant pas freinées dans l’accès au crédit à la fois par les intérêts et à la fois par l’absence de garanties, dans l’industrie, l’agriculture et même la culture[7], le tout dans un système politique totalement refondu dans une République soutenant ce mouvement associatif tout en s’en distinguant, c’est l’objet même de ses propositions dans son ‘Organisation du Travail’.

Le positionnement de Blanc au sein des socialistes utopistes, comme on les dénommera après l’émergence du socialisme « scientifique » marxiste, est donc particulier, à la fois ‘libéral’ puisqu’il s’inscrit pleinement dans une économie de marché, de capitaux, de crédits et même d’intérêts et à la fois ‘socialiste’ puisqu’il préconise une socialisation du travail par l’association et une socialisation du crédit par l’État, le dissociant ainsi non seulement des utopistes ‘communautaires’ mais aussi des socialistes anarchistes comme Proudhon.

On le sait, Louis Blanc n’aura jamais la possibilité de mettre en œuvre son projet, taclé dès le départ par les républicains ‘modérés’ comme Lamartine, qui refusèrent de lui donner les moyens de ses ambitions (un Ministère du Travail), tout en le cantonnant au rôle de Président de la Commission du Palais du Luxembourg, Commission qui eut néanmoins des impacts réels, tant en termes de création d’associations que de réflexion sur la législation du droit du travail. Faisant l’amalgame entre ateliers nationaux dont la fermeture fut à l’origine des journées de juin 1848 et les ateliers sociaux de Louis Blanc, journées pendant lesquelles l’armée du Général Cavaignac tira sur la foule, le gouvernement républicain lève l’immunité du député dans le cadre d’un commission d’enquête, le forçant à s’exiler en Belgique puis en Angleterre pendant plus de 20 ans.

De cet échec, dû à la dépendance de l’intervention de l’État dans la constitution des ateliers comme du crédit ‘gratuit’, un État dont on a pu voir la malveillance de certains quant à cette tentative, un autre penseur socialiste, Proudhon, estima voir se confirmer ainsi ses propres positions.

Des positions qu’un Louis Blanc alors en exil critiquait pourtant vertement en ces termes : « Il a été fait dernièrement une expérience qui montre combien il est puéril et insensé de prétendre combiner avec la doctrine de l’individualisme, de la concurrence illimitée, du laissez-faire, celle de la gratuité du crédit pour tous. Une banque a été créée, qu’on a pompeusement appelée : Banque du Peuple. La grande nouveauté consistait en ce qu’à la différence des billets ordinaires de banque à ordre et payables en espèces, le papier de la banque du peuple était un ordre de livraison, payable à vue par tout sociétaire ou adhérent en produits ou services de son industrie. Quant à la gratuité du crédit, la Banque la promettait. En attendant, elle prenait un intérêt de 2 pour cent, et ce qu’il y a de plaisant, c’est que les ouvriers et travailleurs salariés étaient invités à verser chaque semaine dans les coffres de la Banque tout ou partie de leur salaire, sans qu’on s’engageât, bien entendu, à leur en servir l’intérêt : de sorte que la combinaison revenait, pour le Peuple, à prêter à zéro et à emprunter à 2 pour cent, en attendant mieux ! Il y avait gratuité du crédit … au profit de la Banque ! Ce n’est pas que ce mécanisme n’eût pu, par la baisse de l’intérêt, rendre quelques services aux adhérents, propriétaires, si, comme il serait facile de le prouver, sa nature même ne l’eût condamné fatalement à périr ; mais pour des prolétaires isolés, ne possédant rien, n’ayant rien à offrir qu’une espérance incertaine contre une valeur positive, que signifiait l’utilité d’une pareille banque ? Elle n’aurait pu prêter sans gage qu’en se ruinant à coup sûr, et en suivant la marche contraire, elle rendait dérisoire, en ce qui concernerait le Peuple, la gratuité même du crédit »[8].

Louis Blanc critiquait ainsi l’expérimentation d’une ‘Banque du Peuple’, une mise en œuvre concrète des théories de Proudhon sur la société et sur le crédit en particulier, une mise en œuvre qui se révélera être un échec.

Pourtant, et bien que Pierre-Joseph Proudhon ait ouvertement critiqué la Commission du Luxembourg et le projet de Louis Blanc à travers son journal ‘Le représentant du Peuple’, participant de la déstabilisation des ateliers sociaux[9], c’est en bonne partie issus de cette Commission que sont provenus les membres qui ont participé à la constitution de cette Banque du Peuple, en grande majorité des artisans, cette élite ouvrière si particulière, qui connaissent de grandes difficultés d’accès au crédit et auprès desquels Proudhon a eu l’intelligence de s’adresser.

Car pour Proudhon, Louis Blanc, dont il reconnaît néanmoins l’importance[10] dans la réflexion menée avant et pendant la révolution de 1848, se trompe car il méconnaît selon lui le principe essentiel qu’est la circulation des échanges et sur l’importance qu’il donne à la propriété des moyens de production :

« Nos précédentes considérations sur la propriété ont prouvé deux choses : La première, que la société moderne est constituée sur le fait général et prépondérant d’une circulation qui rend solidaires les unes des autres toutes les industries, toutes les fortunes, contrairement aux sociétés antiques, constituées sur la propriété individuelle, et où, par le peu d’importance de la circulation, l’indépendance des fortunes était complète. – De ce premier fait nous avons immédiatement déduit cette conséquence, que le problème posé par la révolution de Février est avant tout un problème de justice commutative, un problème de circulation, de crédit, d’échange, non un problème d’organisation de l’atelier. La seconde chose que nous avons prouvée, c’est que, par suite du progrès économique qui a changé la constitution de la société, par la séparation et l’engrenage des fonctions productrices, la propriété, sur laquelle l’antique société vivait, est devenue une entrave à la circulation, un obstacle à la vie sociale. Cette entrave, cet obstacle doit disparaître. Il est entendu, et je ne devrais pas avoir besoin de le dire, que cette réforme, toute fiscale, doit avoir lieu sans violence, sans spoliation, sans dépossession, et avec l’indemnité préalable. C’est une liquidation à faire de la nue-propriété ainsi que de la rente, analogue au rachat des actions de jouissance des canaux »[11].

Pour autant, la propriété est ‘invincible dans la rente’ selon lui car elle ne ferait que se déplacer, y compris en direction de l’État ou de fermiers appointés. Il faut donc s’attaquer à l’argent[12], pour donner aux marchandises, aux produits échangés, des valeurs égales et permettre la circulation des échanges sans que la monnaie puisse intervenir par son rôle néfaste selon lui, afin que la ‘faculté représentative’ soit donnée dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique avec le suffrage universel : « En un mot, il s’agit de faire pour l’ordre économique ce que nous voulons pour l’ordre politique ; sans cela la révolution serait tronquée et boiteuse »[13].

De ces analyses, Proudhon en déduira alors qu’il est nécessaire de créer une banque qu’il définira en premier lieu comme une banque d’échange, avant que de créer une ‘Banque du Peuple’ dont la configuration aura été revue entre-temps par rapport à ses desseins initiaux. Cette banque devait être basée sur 3 principes :

  • la suppression du numéraire,
  • la gratuité du crédit (ou plutôt l’absence d’intérêts et de rémunération de l’épargne, mais bien la présence d’une commission de 1% pour le fonctionnement de la banque)
  • l’utilisation de lettres de change, permettant de gager une ‘valeur d’échange’ sur des produits vendus, convertie en bons, échangeables contre marchandises ou services sur présentation et non encaissables en numéraire

Dans les statuts de la Banque d’échange, Proudhon prévoira que tout citoyen acceptant ces ‘papiers de crédit’ pourrait devenir sociétaire de la banque et que n’utilisant pas de capital, celle-ci n’en n’aurait pas (articles 3 et 4), ne faisant pas non plus de bénéfices (article 15). L’essentiel de l’activité bancaire devait être réalisé par l’escompte, soit l’échange de lettre de change contre un papier de banque échangeable à vue, ainsi que par le crédit aux sociétaires[14].

L’objectif de Proudhon est de permettre que le crédit, condition de l’échange, puisse se désolidariser de la propriété en se fondant sur la production, échangeable, de tous les producteurs, afin d’éviter que les détenteurs de la propriété ne puissent continuer à s’accaparer le crédit et la rente qui va avec : « travailler, c’est produire de rien ». Et la condition de cette réalisation est bien évidemment le mutuellisme des sociétaires, dans leurs acceptations réciproques de ces fonctionnements.

Quand Proudhon crée finalement la Banque du Peuple le 31 janvier 1849, ses statuts sont alors différents puisque la banque est constituée cette fois d’un capital social, composé d’actions de 5 francs et de 3 millions d’actions[15]. De même, le bon de circulation est désormais encaissable et la banque prélève un pourcentage de 2%, qui ira cependant en décroissant en fonction de l’augmentation de l’activité. Cette réintégration du numéraire par Proudhon est due à la réticence des économistes mais aussi de la population à devoir se passer de numéraire, lequel est gagé sur l’or[16]. Pour sortir l’or et l’argent de l’échange et du crédit, il fallait donc bien les réintégrer dans un système où ils finiraient pas disparaître avec des bons de circulation, n’étant plus compensés en numéraire[17], à terme.

Que furent les suites de la Banque du Peuple ? Très rapidement (en six semaines), Proudhon reçut 20 000 adhésions représentant 60 000 sociétaires, mais fut frappé très rapidement de 20 000 francs d’amende pour son journal ‘Le Peuple’ (journal de Proudhon, qui avait lancé la souscription) qui ne réalisait que 8 000 francs de bénéfice. 2 mois après son lancement, la banque n’avait que 3 600 actions formant un capital de 18 000 francs, soit un passif avant même de commencer. Le projet échoua donc, avant même que d’avoir pu commencer.

Quelles furent alors les erreurs d’un Proudhon qui avait par ailleurs anticipé bon nombre de fonctionnements bancaires actuels ? Ce fut en premier lieu de croire que l’abolition de la monnaie métallique, notamment le lien d’avec l’or, permettrait d’abolir l’intérêt et de rendre ainsi le crédit gratuit. Surtout, comme l’écrira plus tard Rist dans son ‘Histoire des doctrines économiques’ : « Si la banque réclame un escompte, c’est qu’elle fournit aujourd’hui, en une marchandise immédiatement échangeable, le prix d’une lettre de change réalisable dans quelques mois seulement ; c’est qu’elle donne une réalité en échange d’une promesse, une somme d’argent présente en échange d’une somme d’argent future (….) Quoi que fasse Proudhon, le payement à terme et le payement comptant sont et resteront deux opérations différentes, tant que la possession actuelle d’un bien sera jugée plus avantageuse que sa possession future. (…) La disparition du numéraire métallique n’a rien changé aux phénomènes de l’escompte. ».

Ce que Turgot définissait comme le prix du temps et que d’autres définiront comme « prime de liquidité », l’intérêt comme rémunération du capital opérant sur le crédit n’avait pas été pensé comme tel par Proudhon, parce que ne dissociant pas l’échange immédiat de l’escompte à terme.

Quelles furent les suites qui seront données à ces deux utopies, différentes mais ayant néanmoins en commun de penser le crédit différemment, c’est-à-dire comme gratuit[18], dans le siècle alors en cours puis au 20ème siècle ?

Pour ce qui est de Louis Blanc, il y eut principalement l’idée, novatrice à l’époque, de la possibilité de s’associer pour un but commun, qui donnera lieu ultérieurement à la loi de 1901, mais aussi que l’État peut et doit intervenir, dans le cadre d’une économie de marché, sous forme d’incitation, de réglementation, de contrôle de la concurrence par la loi, y compris en octroyant à ces associations (ou à d’autres) des crédits gratuits pour des buts d’intérêt général. On retrouve ainsi dans ce cadre conceptuel un état régulateur et interventionniste qui intervient par exemple dans l’accession à la propriété immobilière par des prêts à taux zéro, selon des règles que le législateur définit. Pour autant, l’état-propriétaire par les nationalisations de certaines activités économiques se distingue de la proposition de Louis Blanc, qui se fonde par ses ateliers sociaux sur la capacité autonome des travailleurs à s’organiser, certes avec l’aide de l’État, mais de manière temporaire, et se distingue a fortiori du principe de l’économie dirigée.

Proudhon quant à lui a inspiré nombre d’initiatives, à commencer par la banque Bonnard qui reprit son concept de banque d’échange, comme par ailleurs plus de 200 banques en France sur ce même principe. Fondée un jour avant celle de Proudhon, cette banque connut un succès rapide, au point de devoir ouvrir une succursale à Paris en 1853 puis de permettre à Bonnard de faire fortune. Les raisons du succès furent inverse aux raisons de l’échec de la Banque du Peuple puisque ce système était fondé sur la capacité de payer comptant des escomptes futurs, c’est-à-dire des ventes futures, la seule obligation pour le vendeur étant d’avoir en stock les produits à délivrer lors de la présentation des bons d’échange, qui n’étaient pas endossables et étaient nominatifs, les échanges n’étant d’ailleurs pas restreints aux seuls sociétaires comme ils l’étaient dans le projet de la Banque du Peuple de Proudhon. La monnaie enfin n’était pas évacuée de l’échange puisqu’elle servait à payer la commission de la banque et à étalonner le prix des marchandises. Mais comme pour l’expérience d’Owen quelques décennies avant, la ‘bonne marchandise’ trouvait à s’échanger et la mauvaise restait dans le portefeuille de la banque, et en 1863, Bonnard dût céder la gérance de la banque, laquelle continua en ce qui concerne le Comptoir de Paris. Les banques d’échange feront ainsi régulièrement surface à chaque fois que des crises de liquidité (d’accès au capital) se matérialiseront et disparaîtront peu ou prou dès lors que les liquidités recommenceront à affluer.

De manière plus structurelle, c’est bien en partie grâce à Proudhon que le mutuellisme et le crédit populaire purent se développer en France, profitant à la fois de ses réflexions mais aussi de son expérimentation, jetant ainsi les bases des organisations mutualistes de la fin du 19ème siècle, pourtant bien différentes de son projet de Banque du Peuple (crédit à intérêt, absence d’échanges). L’idée mutuelliste était aussi une des réponses à apporter quant à la prime de risque que pouvait demander le détenteur d’un capital pour octroyer un crédit, du fait de la répartition (la socialisation) de cette prime de risque sur l’ensemble des sociétaires, idéalement sur l’ensemble des citoyens, l’objectif étant de doubler dans l’ordre économique l’égalité de l’ordre politique[19].

Sur un autre plan, celui de la circulation monétaire et du crédit, Proudhon fut repris par Silvio Gesell avec sa monnaie franche et son ‘ordre économique naturel’, en proposant une monnaie ‘fondante’. Partant du principe comme Proudhon que la circulation était le cœur du problème économique, Gesell propose de mettre en place une monnaie à laquelle est rattaché un coupon négatif, représentatif de l’usure que subissent les biens dont la ‘valeur’ est représentée par la monnaie. Afin d’éviter que cette ‘valeur’ monétaire ne se déprécie, l’épargnant se doit donc de faire circuler rapidement son capital, en lieu et place de faire circuler les biens, ou de payer des coupons régulièrement afin de ne pas le déprécier, ou surtout de l’investir, la rémunération du capital permettant ainsi d’éviter l’usure des biens et de la monnaie.

Si Gesell reprit donc la thèse de Proudhon sur la circulation, il ne garda cependant pas l’idée d’échange des biens, ni même de suppression de la monnaie (bien au contraire) mais il transforma l’idée de crédit gratuit en crédit négatif, la rémunération, qui disparaît chez Proudhon, devenant ainsi nécessaire pour maintenir à niveau le capital. Gesell fut ainsi l’initiateur le plus connu des ‘monnaies franches’ ou des ‘monnaies complémentaires’, comme par exemple avec les système d’échange local (SEL) actuels. Un Gesell qui sera d’ailleurs un des rares économistes à avoir été cité dans le grand œuvre de Keynes, la ‘Théorie Générale’, quelques décennies plus tard : « Il importe (donc) avant tout d’abaisser le taux de l’intérêt de la monnaie et Gesell montre qu’on peut y parvenir en faisant supporter à la monnaie des frais de conservation semblables à ceux qui grèvent les autres stocks de marchandises improductives »[20].

Mais Keynes y souligne aussi son plus grand défaut, l’absence de prime de liquidité liée à la monnaie du fait de la taxe (coupon) prélevée par sur la monnaie franche: « Il (Gesell) n’avait pas compris que la monnaie n’est pas la seule richesse assortie d’une prime de liquidité, qu’il n’y a qu’une différence de degré entre elle et beaucoup d’autres articles et qu’elle tire son importance du fait qu’elle a une prime de liquidité plus forte qu’aucun autre article. Si les billets en circulation devaient être privés de leur prime de liquidité, toute une série de succédanés viendraient prendre leur place, monnaie de banque, créances à vue, monnaies étrangères, pierreries, métaux précieux, en général, etc. A certaines époques, ce fut sans doute, comme nous l’avons indiqué précédemment, le goût de la propriété foncière, abstraction faite de son rendement, qui contribua à maintenir l’élévation du taux de l’intérêt – dans le système de Gesell, ce phénomène serait rendu impossible par la nationalisation des terres. ».

Cette utopie du crédit gratuit irrigua donc les débats théoriques mais aussi les réalisations concrètes qui parsemèrent depuis la révolution de 1848 le champ économique et politique, et parfois, s’institutionnalisèrent. Une idée qui continue d’animer nombre d’acteurs aujourd’hui, avec des objectifs néanmoins différents.

Ainsi, on trouve des banques coopératives, comme la Jak, banque suédoise depuis 1997, qui collecte l’épargne et octroie des crédits à ses sociétaires sans intérêt. L’idée sous-jacente est surtout de permettre l’équilibre entre les dépôts et les crédits, par un système de points en bonus/malus (dépôt/crédit), consolidés par une obligation de capitaliser au moins 6% du montant du prêt en participations sociales (qui lui seront reversées en fin de crédit) et par une obligation d’épargner le montant équivalent de son crédit s’il ne possède pas suffisamment de points. Ce système permet d’assurer à la fois la liquidité et à la fois la solvabilité, mais il fonctionne grâce à ses membres militants, des membres par ailleurs solvables et surtout en capacité d’épargner, et d’épargner suffisamment pour pouvoir créditer des points.

Sur le même type de fonctionnement, à savoir l’absence de rémunération de l’épargne et la possibilité (et non l’automaticité) de bénéficier d’un crédit gratuit, la banque coopérative CASDEN en France propose des dépôts Solidarité qui permettent de créditer des points (1€ déposé crédit 1,15 point solidarité au bout d’un an) pour obtenir des taux d’intérêt les plus bas, tendant vers 0% dès lors où le nombre de points est le double du montant du crédit sollicité. Si des parts sociales sont à acquérir lors de crédit, les points acquis restent acquis, même en cas de retrait des dépôts, et peuvent être transmis. Mais le système mis en place reste spécifique car il n’est accessible qu’à une certaine catégorie de personnes (professeurs, professionnels de la culture, etc.) et nécessite là encore des capacités d’épargne.

Enfin, sur un tout autre registre, le crédit peut être gratuit dans le crédit à la consommation, dès lors où il remplit un certain nombre de prérequis (définis par le code de la consommation) ou parce que la rémunération est partagée par différents acteurs, y compris d’ailleurs le consommateur lui-même éventuellement, et sous certaines conditions (limitation de la durée, avance des intérêts et remboursement ensuite, etc.).

Des systèmes qui clairement cherchent par divers procédés à réduire la rémunération du crédit mais dont l’objectif n’est plus utopique, au sens que pouvaient en donner Louis Blanc et Proudhon : la transformation sociale, pour permettre de tendre vers la justice et l’égalité, en reliant économie et politique.

[à suivre …]

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[1]   Cette citation est issue de la neuvième édition, celle de 1850 (p.180).

[2]   Id.

[3]   Id., p.189.

[4]   Id., p.190.

[5]   Id., p.195

[6]   Ces associations s’inscriraient dans le contexte d’une économie concurrentielle, l’État n’interdisant pas les autres manières de produire mais créerait un cadre protecteur et incitateur pour les associations qui se révélerait à terme bénéfique et attractif pour elles.

[7]   Louis Blanc développa une réflexion originale sur les droits d’auteurs, mêlant récompense sociales et récompenses financières.

[8]   Id., pp 195-196.

[9]   Les oppositions internes aux socialistes et utopistes de différentes mouvances (communistes, proudhoniens, étatistes, etc.) ont participé, aussi, à l’échec de la mise en œuvre de ces utopies mais plus globalement de la révolution de 1848 et in fine de la IIième République.

[10] « M. Louis Blanc a eu le malheur et l’avantage de personnifier en sa personne une idée qui était alors dans la pensée de tout le monde , et qui conserve encore une foule de partisans. Cette idée avait sa place marquée dans la science économique , comme opposition au principe individualiste : comme conclusion finale elle était certainement fausse, mais comme conclusion relative et préparatoire elle était vraie. Or, il est toujours honorable d’avoir été le représentant d’une idée. Combien de philosophes ont leurs noms burinés dans l’histoire, qui méritent encore moins les honneurs de l’immortalité que M. Louis Blanc !… ». In « Résumé de la question sociale, Banque d’échange », 1849, p.26.

[11] Ibid., pp.26-27. On trouve dans les propos de Proudhon une analyse sur la propriété, identifiée comme structure fondatrice depuis l’antiquité, entravant la vie sociale parce qu’elle entrave la circulation des échanges, comme frein à l’accès au crédit, au capital : « Qu’est-ce que la propriété ? La propriété, pour nous renfermer dans le cercle économique, est le veto mis sur la circulation par les détenteurs de capitaux et d’instruments de travail. Pour faire lever ce veto et obtenir passage, le consommateur producteur paie à la propriété un droit qui, suivant la circonstance et l’objet, prend tour à tour les noms de rente, fermage, loyer, intérêt de l’argent, bénéfice, agio, escompte, commission, privilège, monopole, prime, cumul, sinécure, pot-de-vin , etc. etc. ».

[12] « Quel est le despote de la circulation, le tyran du commerce, le chef de la féodalité mercantile, le pivot du privilège, le symbole matériel de la propriété ? C’est le numéraire, c’est l’argent.. », ibid. p.34.

[13] On y retrouve les principes mêmes de l’économie politique dans ces propos : « Séparer l’organisation politique de l’organisation économique, c’est rétrograder vers l’absolutisme, c’est prendre toujours l’opinion pour loi au lieu de la réalité ; c’est enrayer le progrès. Pour être vraiment révolutionnaire, il faut que la nouvelle constitution soit, qu’on me pardonne ces termes d’école, à la fois subjective et objective, qu’elle soit une organisation de l’égalité entre les choses comme entre les personnes. La balance des produits est la même chose que la justice entre les citoyens ; la justice devient ainsi, pour nous, chose concrète et chose idéale. Et comme la révolution de 1848 est, avant tout, une révolution économique, c’est à la science économique que nous devons demander le nouveau principe républicain. », ibid. p.35.

[14] Moyennant deux cautions solidaires ou une hypothèque, ainsi que l’ouverture d’un compte courant, idée en avance sur son temps et de l’activité de commandite.

[15] L’article 10 des statuts prévoyait néanmoins que la banque n’était constituée que si 10 000 actions étaient acquises.

[16] « La Banque du peuple devait être la propriété de tous les citoyens qui en accepteraient les services ; qui, dans ce but, la commanditeraient de leurs capitaux, s’ils jugeaient qu’une base métallique lui fût pour quelque temps encore indispensable ; qui, dans tous les cas, lui promettaient la préférence de leurs escomptes et recevaient en payement ses reconnaissances. (…) », in ‘Les confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février‘, 1851, p.231.

[17] On retrouve ainsi l’idée du Bancor de Keynes qui imagina une intégration de l’or dans ce système comme compensable en unité de compte de compensation, mais convertible unilatéralement : de l’or vers le Bancor uniquement. La Banque du Peuple et ses bons d’échange s’inscrivent aussi dans un contexte où le numéraire gagé sur l’or est relativement faible, du fait de la rareté de l’or, obligeant le gouvernement révolutionnaire à créer un cours ‘forcé’ aux billets de banque le 10 mars 1848. Quelque part, la réflexion de Proudhon de 1848 sur le ‘billet de banque’ (ou bon d’échange), comme outil d’échange, anticipe la fin de l’étalon-or qui adviendra à partir de 1914.

[18] A ce titre, on doit citer l’échange épistolaire entre 1849 et 1850 entre Proudhon et Frédéric Bastiat, chacun chantre à l’époque sur l’économie d’idéologies opposées : « Gratuité du crédit ».

[19] La ‘justice commutative’ disait Proudhon, du suffrage universel.

[20] « ‘Perpetuum mobile et crédit gratuit. Deux propositions oubliées pour améliorer le fonctionnement d’une économie monétaire », Michel Herland, 1977, p.963.

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