SYRIE : UN AIR DE DÉJA VU ?, par Cédric Mas

Billet invité

L’engagement russe en Syrie ne fait plus aucun doute, à la fois pour sauver le régime d’Assad en difficulté, mais aussi pour asseoir un leadership sur la région au moment où les Etats-unis multiplient les signes de faiblesses et d’errements.

Dernières infos sur les forces russes en Syrie :

Alors que l’on peut évaluer à une brigade interarme, les unités déjà présentes (soit entre 1.500 et 2.500 hommes) en Syrie, et que le déploiement se poursuit, la Russie a augmenté considérablement hier et aujourd’hui ses forces aériennes.

On peut dénombrer sur les dernières photos satellites désormais :

– 4 Su-30

– 12 Su-25 (dont certains semblent correspondre au groupe aérien ayant été vu hier survolant Homs dans une vidéo prise hier à Homs et devenue  virale en quelques heures), l’identification de ces 12 appareils est confirmée par des clichés comme celui-ci.

– au moins 7 helicoptères Mi-24 (et/ou Mi-18).

D’après des sources américaines, il y aurait 28 appareils russes en Syrie. Dans tous les cas, la force projetée par les Russes va se stabiliser prochainement.

Les types d’appareils engagés (Su-24, Su-25 et Su-30) sont d’abord dédiés à l’appui tactique et aux attaques au sol, et il n’y a pour l’instant pas de chasseurs modernes. La Russie montre ainsi habilement qu’elle n’entend pas provoquer un risque de confrontation avec les forces aériennes de la coalition elles aussi engagées dans la région.

Il faut cependant souligner que les Su-30 ont des capacités en combat aérien, et que les Russes ont déployé de nouvelles batteries de missiles antiaériens S-300, comme je l’ai exposé en commentaires dans le précédent billet.

En tout état de cause, après le bombardement au mortier par les rebelles de l’ambassade russe dimanche à Damas, fortement médiatisé en Russie, il est très probable que les Russes s’engagent contre les rebelles anti-Assad, djihadistes ou non, afin de permettre à Assad de dégager sa capitale.

Enfin, les dernières nouvelles montrent que le porte-avion Admiral Kuznetsov, seul porte-avion de la marine russe, vient de sortir de 3 mois de réparations et a rallié la Flotte du Nord à grand renfort de publicité. Tandis que le pont aérien et les renforts continuent d’affluer, la Russie marque ainsi sa capacité à renforcer rapidement ses forces en cas de tension avec l’Occident.

Les effets immédiats de cet engagement russe au sol :

L’impact de l’engagement des Russes en Syrie a d’abord été moral, boostant littéralement les forces d’Assad qui ont remporté quelques succès, mettant provisoirement fin à une série d’échecs depuis le mois d’août.

Ensuite, l’aviation du régime a augmenté ses missions aériennes, soumettant les zones rebelles à un déluge de bombardements, causant de lourdes pertes parmi les civils. Alep, Deraa, Homs, Hama, les banlieues rebelles de Damas, sont systématiquement bombardées par des dizaines de barrils de TNT, des missiles, des roquettes, etc.

L’aviation du régime a aussi lancé, avec le soutien des Russes qui ont fourni les images satellites, plusieurs bombardements contre l’EI. Hier à Raqqa et à Palmyre, aujourd’hui à nouveau à Raqqa et dans les environs de Deir ez-Zor. Il semblerait même que les Russes aient bombardé Raqqa aujourd’hui (information non confirmée).

Contrairement aux frappes aériennes de la coalition, les frappes d’Assad ne s’embarrassent pas du souci de limiter les dommages dans les populations, et ont donc frappé durement les villes de l’EI, détruisant des infrastructures du Califat (dont le bâtiment de la sécurité) et causant des morts parmi les civils, immédiatement exploitées par la propagande de l’EI.

L’EI n’a pas directement réagi, mais il semblerait que la tension soit grande dans ses rangs. Les opérations offensives sont arrêtées presque partout en Syrie, permettant aux troupes du régime comme aux rebelles de reprendre des positions, à Homs, à Deir ez-Zor, comme à Alep. Les forces d’Assad s’approchent même de Palmyre.

Pour autant, l’EI a lancé plusieurs offensives en Irak, où les erreurs des milices chiites (qui pillent et détruisent les villes sunnites reprises sur l’EI, comme à Tikrit) créé un terrain favorable à une nouvelle progression et de nouveaux succès pour les djihadistes du Califat.

Les rebelles et djihadistes anti-Assad continuent leurs combats, mais il y a là aussi un ralentissement clair, qui découle de l’effet moral de l’arrivée des Russes, mais aussi de l’augmentation brutale des bombardements.

Ensuite, le Hezbollah, après avoir pris presqu’entièrement Zabadani, a conclu un nouveau cesser-le-feu avec les milices djihadistes et rebelles qui s’opposent aux chiites, à Mayadan et à Fua/Kefraya. Ce cesser-le-feu est supervisé par l’ONU qui déploie des observateurs. Il s’agit d’une excellente opération à deux niveaux :

– d’une part, le Hezbollah et les Chiites vont profiter de cette trève pour bénéficier des renforts matériels livrés par les Russes (et les Iraniens), alors que les rebelles n’ont pas la capacité de se renforcer aussi rapidement et dans un même délai. les rapports de force dans les secteurs concernés par cet accord vont donc changer en faveur des Alliés d’Assad,

– et d’autre part, l’accord prévoit l’évacuation de milliers de civils pris dans le piège des villes encerclées. Le projet du Hezbollah de « nettoyer » les enclaves sunnites sur ses arrières va donc pouvoir être mené à bien.

Enfin, pour les Occidentaux, l’irruption aussi massive et rapide de la Russie change toute la situation.

La seule présence de forces russes a suffit à amener les Israéliens à suspendre leurs vols de reconnaissance et de drones au-dessus de la Syrie.

La coalition anti-EI a elle aussi clairement reporté son effort en Irak, se contentant d’un ou deux raids quotidiens en Syrie, afin de ne pas risquer une confrontation avec les Russes, à défaut d’une coordination militaire réclamée par tous, mais mise en oeuvre par personne.

Les USA sont clairement pris au dépourvu, et se retrouvent face à leurs échecs répétés. Aucun de leurs objectifs n’a été atteint, Assad est toujours en place, ni l’EI, ni Al-Qaida ne sont affaiblis, et la Russie prend des positions stratégiques majeures.

Sous couvert d’une action « défensive », la Russie a de fait lancé une offensive diplomatico-militaire majeure vers le Proche-orient. Le Premier ministre israélien a été reçu à Moscou par Vladimir Poutine aujourd’hui, tandis que la détermination russe s’avère séduisante pour tous les pouvoirs politques contestés par leur population ou en butte à des mouvements armés djihadistes. Moscou vient de faire savoir que des troupes aéroportées russes participeront à un exercice anti-terroriste  en Egypte en octobre et novembre 2015.

La Jordanie, le KSA comme l’Iran sont aussi l’objet de toutes les attentions du Kremlin, soit directement, soit par le biais des visites fréquentes du président tchétchène Ramzan Kadirov pro-russe.

La stratégie russe en question :

Les troupes russes sont engagées en Syrie officiellement pour lutter contre les terroristes djihadistes, qui menacent la Russie dans le Caucase, théâtre d’une activité importante et d’une lutte sans merci entre les mouvements djihadistes restés fidèles à Al-Qaida et ceux s’étant ralliés à l’EI.

Les combats sont fréquents, et en fixant les djihadistes dans leur sanctuaire irako-syrien, la Russie fait le pari d’affaiblir les activités djihadistes dans le Caucase.

À la différence des Européens, ce pari repose sur une analyse censée de la situation : il est en effet probable que les djihadistes tchétchènes ou du Turkestan (nom donné par les djihadistes à tout l’arc musulman d’Asie centrale) vont se retirer des territoires russes pour venir renforcer leurs frères dans leur guerre avec les Russes en Syrie et en Irak.

C’est en tout cas la stratégie que va très probablement adopter l’EI, qui contrairement à Al Qaida, a toujours prôné le regroupement des djihadistes pour la défense du Califat.

Mais en réalité, les troupes russes sont engagées pour plusieurs objectifs stratégiques :

– soutenir le régime d’Assad, rejeté par une partie de la population, et dont la viabilité ne repose plus que sur l’emploi d’une force brutale et l’abandon de larges pans de territoires syriens définitivement incontrôlables. Si le rééquilibrage de la situation est un objectif presque déjà atteint, la reconquête de toute la Syrie ne peut être envisagée qu’avec des moyens qui excèdent les effectifs déployés, ou après que les populations sunnites désormais irréductiblement opposées à Assad aient été rejetées loin de leur pays.

C’est dans ce sens qu’il faut analyser la recrudescence des bombardements aveugles et criminels, dont le volume atteint des niveaux jamais constatés.

– créer une forte diversion pour détourner l’attention et les moyens européens de l’Ukraine orientale : l’intervention russe en Syrie a ainsi moins de similitude historique avec l’invasion de l’Afghanistan qu’avec l’ultimatum russe lors de la Crise de Suez en 1956, qui avait réussi à détourner l’attention internationale de la situation en Hongrie, laissant les mains libres pour la répression par l’Armée rouge de l’insurrection de Budapest (parallèle fait par Julien Nocetti de l’IFRI).

La crise syrienne, le flot migratoire soudain et intarrissable qu’elle génère, et l’engagement russe au sol ont totalement occulté la situation en Ukraine, loin d’être réglée, et que l’Allemagne ne peut plus gérer, compte tenu de ses difficultés avec les réfugiés.

– rétablir une parité de puissance avec les USA. C’est l’objectif de Poutine depuis plusieurs années, et il cherche à l’atteindre en intervenant en Syrie, afin de se poser pour l’ensemble des pays impliqués dans cette crise, comme un acteur incontournable et capable d’actions efficaces pour résoudre une crise internationale majeure.

Son intervention, en rendant impossible les « no-fly-zones » qui furent fatales à Kaddafi et à Saddam Hussein, signe aussi la fin d’une époque d’hyper-puissance américaine, époque marquée par une politique de changement des régimes ennemis mais aussi par une absence de capacité à stabiliser la situation qui a suivi la chute des régimes décidées par Washington.

Cette intervention marque donc symboliquement la fin de l’espoir d’une démocratisation globale du monde, soit la fin d’une époque dans les relations internationales, époques marquées par les efforts sélectifs et à courte vue des Etats-Unis de démocratiser par la force des pays dirigés par des dictateurs « ennemis » des USA.

Cette époque a symboliquement pris fin ce lundi 21 septembre, alors que les populations civiles syriennes et yéménites meurent sous les bombes, et que l’Arabie Saoudite a pris la tête du Conseil des droits de l’homme des Nations-unis.

Et maintenant ?

Il reste maintenant à essayer d’analyser les perspectives à venir.

Du point de vue des Russes, le pari est manifestement gagné à court terme mais présente des risques à long terme.

Il reste en effet des questions multiples à régler :

Quelle va être la réaction des USA ?

Les USA sont confrontées à une situation difficile, où leur position et leur puissance est directement contestée. Dirigés par un Président en fin de mandat, en butte à une opposition et des contestations de plus en plus vives au sein des services du Ministère de la défense ou des services de renseignement, il est peu probable que les Etats-Unis se lancent dans une collaboration franche et sincère avec la Russie.

Toutefois, la période électorale est également peu propice à un choix stratégique majeur que serait d’organiser le soutien des rebelles contre Assad ET les Russes, à la manière de ce qui avait été fait en Afghanistan après l’invasion soviétique.

Un tel choix ne pourra être pris qu’après les élections, ce qui laisse du temps à Poutine pour tenter d’imposer une solution incontournable (même si l’accélération de l’engagement de rebelles entraînés et armés par les USA en Syrie, avec 75 engagés aujourd’hui au sol, montre que cette option d’une opposition aux Russes, reste la plus vraisemblable).

Le régime d’Assad va-t-il tenir ?

Toute la difficulté est d’évaluer si le régime va pouvoir tenir sans un engagement plus important de la Russie. Tout va dépendre de plusieurs facteurs : les rebelles et djihadistes vont-ils pouvoir résister au premier choc de l’engagement russo-syrien ?

En effet, si la défense du sanctuaire alaouite sur la côte est assurée, la défense de la « Syrie utile » (pour reprendre le vocable de la propagande du régime) reste aléatoire, surtout si l’engagement russe ne produit pas rapidement des effets au sol, et que les rebelles parviennent à reprendre l’initiative, et à poursuivre leur grignotage des positions du régime, dont les forces restent affaiblies par des difficultés de recrutement et l’acharnement obstiné de leurs ennemis.

De fait, l’engagement russe en Syrie va rester limité en termes d’effectifs et de moyens, et la question va être de savoir si cela suffira à renverser la situation.

La Turquie va-t-elle s’engager plus intensément encore ?

La Turquie mène un jeu trouble depuis longtemps en Syrie. Elle soutient les rebelles anti-Assad, y compris les djihadistes. Elle a même soutenu, au moins passivement, l’EI pendant longtemps avant de céder aux pressions américaines et de s’engager dans la coalition aérienne contre le Califat.

Elle profite de sa position pour mener une guerre sans merci aux Kurdes du PKK, cette guerre déborde même sur son territoire, qui a été le théâtre d’émeutes, et d’attentats kurdes, mais aussi de nationalistes turcs contre le HPD. Ce parti modéré, première force d’opposition aux islamistes, et pro-kurde, a été victime d’une vague d’émeutes et d’attaques de ses permanences et locaux dans toute la Turquie.

La Turquie est ainsi un pays très impliqué dans la guerre civile syrienne, particulièrement active pour faire chuter le régime d’Assad, même si elle agit sans ostentation C’est surtout le pays le plus directement menacé (avec Israël) par l’engagement russe en Syrie. Il est donc fort probable qu’avec ou sans le soutien américain, Ankara soutienne les forces anti-Assad.

L’Iran va-t-elle s’impliquer en faveur d’Assad au-delà de ce qu’il fait déjà ?

La position iranienne est en effet une des clés. Rappelons que l’Iran a engagé en Syrie des milices chiites (formées d’Irakiens et d’Afghans), et a soutenu le Hezbollah. Mais cet engagement s’est fait moins en soutien d’Assad que pour protéger et garantir l’avenir de la position chiite en Syrie et au Liban. C’est ainsi que contrairement à la Russie, l’Iran a bien moins à craindre et à perdre d’une chute d’Assad, ayant placé des jalons lui garantissant la protection de ses intérêts nonobstant un changement de régime.

De plus, l’Iran multiplie les initiatives à l’égard des djihadistes anti-EI, avec notamment la libération récente de leaders d’Al Qaida qui était détenus par Téhéran.

On le voit, si la communauté internationale ne parvient pas rapidement à trouver une solution politique à la crise syrienne, avec un plan de paix (qui sera nécessairement à exécution successive), la guerre civile n’est pas prête de s’arrêter et l’EI ne disparaîtra pas de sitôt.

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