LE TEMPS QU’IL FAIT LE 30 JUIN 2016 – Retranscription

Retranscription de Le temps qu’il fait le 30 juin 2016. Merci à Marianne Oppitz !

Bonjour, nous sommes le jeudi 30 juin 2016 et quand je fais la vidéo un jeudi plutôt qu’un vendredi, je donne une explication. L’explication, c’est celle-ci :

La première, c’est que je ne sais pas combien de temps va durer mon enregistrement. Je sais de quoi je veux parler : je voudrais parler du Brexit. Mais je ne sais pas combien de temps cela va prendre. Et aussi, je voudrais m’assurer d’être un peu plus réveillé que je ne le suis, en général, un vendredi matin : je fais souvent ces vidéos au saut du lit, plein d’enthousiasme parce qu’on est vendredi et que je vais faire ma vidéo. Mais je ne suis pas toujours vraiment réveillé. Alors qu’ici, je voudrais vous parler des choses, je dirais, de manière un peu plus systématique, sur cette histoire de Brexit qui est une histoire qui tourne très, très mal. Qui a été mal engagée et je voudrais pouvoir en parler en tant que personne qui n’est pas un sujet britannique, mais qui a vécu onze ans et même un peu plus, dans ce pays là.

J’étais étudiant à Cambridge de 1975 à 1976, puis j’y suis revenu comme étudiant thésard en 1977. J’ai obtenu un doctorat de Bruxelles mais j’ai obtenu une bourse pour faire une deuxième thèse à Cambridge, et de 1977 à 1979, j’ai rédigé une thèse avec un très, très grand anthropologue qui s’appelle Edmund Leach. En 1979, j’ai été nommé à Cambridge et j’y suis resté pour un poste qui aurait pu devenir un poste permanent, mais il y a eu des accidents dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Donc j’ai été jeune professeur de 1979 à 1984. Ensuite, je suis revenu : je suis revenu plus tard en 1987 jusqu’au début 1990, ayant obtenu une bourse de British Telecom, cela se passait à Martelsham Heath, près de Ipswich, [je ne sais plus exactement comment on le prononce]. Je travaillais là, comme boursier, au laboratoire Connex qui faisait de l’intelligence artificielle pour British Telecom.

Et ensuite, j’ai travaillé à nouveau en Grande-Bretagne dans la City, comme consultant, pour une firme qui s’appelait American Management System (AMS). Et donc de 1994 à 1997, j’ai travaillé pour cette firme. J’ai d’abord travaillé, brièvement, pour une firme financière qui s’appelait Freud Lemos. Le Freud en question étant David Freud, un homme admirable, très gentil. Un petit neveu de Sigmund du même nom.

Donc, c’est un pays que je connais bien, et il y a une époque même où on m’a pris pour un Anglais, on s’adressait à moi comme à quelqu’un qui habitait là. Il faut dire que j’avais pris la peine (c’était une question de vie ou de mort d’ailleurs à Cambridge !) d’apprendre l’anglais comme si j’étais né dans cette langue.

J’aime bien l’Angleterre. J’ai connu l’Irlande, j’ai connu l’Ecosse, ce sont des pays que j’aime bien, mais je n’y ai pas habité : je n’y ai pas habité onze ans comme en Angleterre. Jacques Lacan disait que les Anglais étaient des pirates et, malgré tout l’amour que je porte aux Anglais, souvent cette pensée m’est revenue. Cette remarque est tout à fait judicieuse. Ce qui n’enlève rien à mon affection pour l’Angleterre. Si je n’avais pas perdu mon boulot en [1984], j’y serais probablement toujours, je me serais coulé dans le moule, d’être un Anglais à proprement parler et je pourrais passer pour l’un d’eux. J’ai déjà raconté je crois cet incident où une dame, choquée d’apprendre, après m’avoir parlé pendant 10 minutes / un quart d’heure, de découvrir tout à coup que je ne suis pas un Anglais et fait un bond en arrière en disant : « You’re one of those ! », « Vous êtes l’un de ceux là ! », c’est-à-dire : « Vous êtes en réalité un étranger ! ». « J’ai cru parce que vous êtes un caméléon, parce que vous mimiez d’être un véritable Anglais, j’ai cru que vous en étiez un ! ».

Et c’est un pays qui vient de s’enfoncer depuis quelques jours, depuis le résultat de ce referendum, qui vient de s’enfoncer dans une crise qui n’est pas près de s’éteindre, et qui fait tomber un pays qui était très sûr de lui, et très arrogant, très conscient d’une certaine réussite et qui l’a fait tomber dans un précipice. C’est de cela que je voulais parler un petit peu. Et vous avez vu : je ne sais pas maîtriser le temps quand je parle de l’Angleterre que j’aime beaucoup, qui m’a accueilli à une époque… [Driiing – driiing – Bon, je vais laisser sonner ce téléphone qui me dérange à un moment où je ne voulais ne pas être dérangé]. Voilà, c’est un pays dont je parle avec une certaine émotion parce qu’il m’a accueilli, qu’il m’a bien traité (à un moment, il m’a mal traité, et le fait que je sois étranger, n’a pas arrangé les affaires…)

Je vais essayer d’en parler honnêtement. Je suis attristé par ce qui s’y passe en ce moment, d’autant que c’est un pays… C’est un pays où il y a des accents. Et vous le savez sans doute, ces accents qui ne sont pas nécessairement des accents régionaux (ils le sont en partie) mais ce sont surtout des accents de classe. C’est un pays qui a gardé, je dirais, une structure sous-jacente, qui est fort liée à l’existence de classes sociales. Les classes sociales sont fières de ce qu’elles sont. La classe ouvrière est fière de l’être et l’est toujours. Quand on pense à Monsieur Jeremy Corbyn, en ce moment, le dirigeant du parti travailliste, et les difficultés dans lesquelles il est, le fait qu’il refuse de démissionner, malgré une opposition considérable, est lié a une certaine fierté de la classe ouvrière anglaise qui est une très belle chose. Une très belle chose.

L’arrogance des classes supérieures est une chose que je supporte beaucoup moins. Même si j’ai eu l’occasion, je dirais, d’en tirer parti d’une certaine manière, pour le bien. Je me souviens de cette occasion, c’était au Ghana, je me trouvais au Ghana et j’étais dans un hôtel et il y avait un monsieur qui était blanc et qui traitait les gens qui servaient dans cet hôtel comme du pus. Il les engueulait d’une manière intolérable. Intolérable ! Et là, je me suis approché de lui, et j’ai utilisé le système anglais : j’ai adopté mon meilleur anglais, avec l’accent de Cambridge le plus marqué, et je lui ai dit : « Monsieur, veuillez arrêter de vous conduire comme vous vous conduisez ». Et là je croyais que la réponse allait être un coup de poing sur la figure, et j’étais prêt à l’esquiver d’une certaine manière. Et sa réaction a été la suivante : il s’est tourné vers moi et il a dit : « Sir, je vous promets que je ne me conduirai plus jamais de cette manière là ! ». Et donc, j’avais obtenu ce que je voulais. Mais je l’avais obtenu pour de mauvaises raisons : je l’avais obtenu parce que je m’étais situé au-dessus de lui à l’intérieur du système anglais que je connaissais bien. Et je lui avais parlé de telle manière à le faire taire. Comme un manant ! Je ne m’attendais pas à ce que cela marche, honnêtement, mais cela a marché. C’est la confirmation, un petit peu, de ce que j’ai pu apprendre [là].

Alors, cette arrogance, elle a beaucoup d’inconvénients. Et, on vient de les voir. On vient de les voir : un certain nombre de gens qui étaient de mauvais joueurs ont bluffé dans une partie qu’ils n’arrivaient pas à maîtriser. Il y a eu Monsieur David Cameron, premier ministre – « démissionnaire » selon lui – représentant du Parti conservateur, qui s’est dit qu’il allait se débarrasser d’une certaine opposition sur l’Europe par ce referendum qui serait gagné facilement. Il a perdu. Il a perdu : il a bluffé et il a perdu. En face de lui, il y avait Monsieur Boris Johnson, qui était à l’intérieur de ce même Parti conservateur une personne dont je ne qualifierai pas l’attitude, pour éviter que mes mots ne dépassent éventuellement même ma pensée. C’est un Monsieur dont on s’est dit qu’il allait remplacer Monsieur David Cameron. Il a été maire de Londres longtemps. Il s’est surtout fait connaître par des propos à l’emporte-pièce, un peu comme on le voit pour le moment aux États-Unis de la part de Monsieur Donald Trump. Et ce Monsieur s’est tout de suite dégonflé. C’est-à-dire que quand le Brexit a gagné, là aussi, son bluff a échoué. C’est-à-dire, qu’en fait, il voulait perdre mais se présenter comme le représentant du parti « Leave » ou « Out », de quitter l’Union européenne. Il a gagné sur le papier si vous voulez, mais il a perdu dans la mesure où sa proposition a gagné. Et la conclusion, le verdict, la fin de son bluff, cela a été au début de l’après-midi, quand il ne s’est même pas… quand il s’est dégonflé même à se présenter à la présidence du Parti conservateur et à devenir, du coup, le prochain premier ministre. Certains de ses collègues avaient demandé… c’est l’épouse d’un de ses collègues qui (dans un message qui a fuité, délibérément ou non) faisait savoir qu’il n’était pas à la hauteur, ce dont tout le monde se doutait. Mais enfin, quelqu’un qui avait été pendant de nombreuses années le maire de Londres, avait quand même pu donner le change.

Le système est en train de s’effondrer. La bourse ne tombe pas tous les jours, parfois cela remonte un petit peu, mais c’est le désarroi total. Il y a des gens qui ont joué et qui ont perdu. Et ce qui apparaît en surface, c’est un désarroi qui n’est pas propre à la Grande-Bretagne : on le trouve partout en Europe en ce moment. Mais là, il y a un… par exemple, en France, on savait depuis un certain temps que cela n’allait pas bien mais en Angleterre, en Grande-Bretagne, jusqu’à ce qu’ait lieu ce referendum, on pouvait donner le change : on pouvait donner l’impression que tout allait bien. Et là, tout à coup, le château de cartes est en train de s’écrouler. C’est la zizanie au sommet du parti conservateur : il y a plusieurs candidats qui vont se présenter à la présidence.

Puis du côté du parti travailliste, on n’en mène pas large non plus. Monsieur Jeremy Corbyn dont j’ai parlé tout à l’heure, avait été bien nommé à la fin de l’année 2015. Mais, hier, il se trouvait avec un vote de défiance humiliant. Qu’est ce que c’était ? 170 voix contre et 42 pour, il faudra que je vérifie les chiffres mais c’est quelque chose comme cela [P.J. : 172 – 40]. Il refuse de démissionner et je vais dire, sans doute par fierté. Là aussi, là aussi : implosion du parti conservateur, implosion du parti travailliste.

L’Écosse a une position cohérente. Le parti nationaliste écossais a une position cohérente : il a voté, les Écossais on voté massivement pour le maintien dans l’Union Européenne. Nicola Sturgeon qui se trouve à la tête de ce parti, a la possibilité de saboter, si elle le voulait, le processus du Brexit, du départ de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne.

Ukip, on pourrait imaginer le parti eurosceptique britannique qui a eu, et qui a toujours comme représentant au Parlement européen, une figure haute en couleur, qui est Monsieur Nigel Farage, Monsieur Nigel Farage est un clown, ce clown a été rappelé à l’ordre ce matin même par son vrai patron qui apparait soudain en surface : la personne qui a dirigé du point de vue financier la campagne pour le retrait de l’Union européenne, un certain Monsieur Arron Banks qui est un homme d’affaires dont je ne dirai rien parce que vous pourrez trouver sa notice sur Wikipedia et qui explique très bien comment il fait des affaires et, je dirais, ce n’est pas nécessairement dans le bon sens du terme. Tout ce qu’on peut faire qui ait l’air un peu suspect, eh bien il l’a a son actif : vous verrez ça. Et en fait, c’était donc le marionnettiste de Monsieur Farage. Il a dit ce matin, qu’il était temps de se débarrasser de ce guignol et qu’il allait peut-être, lui, venir un peu plus au premier plan. Alors, voilà, un homme d’affaires, dans le mauvais sens du terme, qui apparaît comme le grand vainqueur de ce qui est en train de se passer.

Tout cela n’est pas brillant, mais tout cela résulte de la même chose que ce que l’on voit en Europe depuis les années 70 : détricoter ce qui peut être l’aboutissement de la réflexion et mettre tous les problèmes qui se posent, repousser la poussière de tout cela sous le tapis, jusqu’à ce que cela fasse une grosse bosse et qu’on finisse par tomber chaque fois qu’on passe par là. Tout cela malheureusement bien sûr fait partie du même processus d’effondrement généralisé. On aimerait que cet effondrement ait lieu dans la dignité. Ce n’est pas ce qui est en train de se passer en Grande Bretagne. Tout cela est affligeant, tout cela montre au peuple des dirigeants qui lorsque tout va bien font remonter leurs bretelles, resserrent leur nœud de cravate, etc. et quand tout s’écroule, ils apparaissent, je dirais, n’avoir même pas la « common decency » d’Orwell, ils n’ont même pas, je dirais, la noblesse naturelle qu’on peut rencontrer dans des milieux qu’on appelle parfois des milieux « défavorisés », et où au moins on a de la dignité et de la fierté. Voilà !

À ce propos là, vous verrez demain que j’ai accepté de signer – ce n’est pas une pétition : c’est une déclaration – une déclaration commune d’un certain nombre de personnes qui appartiennent à des horizons politiques absolument différents et qui ont fait l’effort d’essayer de mettre tout cela ensemble d’une manière qu’on puisse signer dans un esprit, un petit peu je dirais, d’« unité nationale », vous verrez. Vous verrez les signatures, vous verrez le texte lui-même que j’approuve, même s’il fait un peu le grand écart parce qu’il essaye de réunir sur la même liste des gens qui n’entrent pas a priori dans la même catégorie, mais c’est une chose qu’il faut faire maintenant. Il faut, voilà, il faut que les bonnes volontés soient confédérées. Qu’on retrouve ensemble, des gens qui sont prêts à retrousser leurs manches et à empêcher, non pas que cet effondrement ait lieu, parce que ça c’est peut-être au-delà de nos capacités, mais au moins que cela se fasse dans la dignité.

Voilà. Ceci dit : pas de défaitisme, hein ! Voilà, on se battra pour que ça marche ! En sachant que, voilà, il y a des vents contraires : ce n’est pas évident ! Voilà ! Bien, allez ! j’ai essayé d’être « professionnel » plutôt qu’« amateur » mais il y a encore eu des petits flottements, liés à la nature humaine. Voilà, je reviendrai certainement sur tout ça. À bientôt !

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