Chine : Nation, nationalités, nationalisme… (II), par DD & DH

Billet invité.

La Chine a accompli, ces trente dernières années, en matière de développement technologique, économique et commercial, un bond spectaculaire inédit à cette échelle et que personne n’augurait réalisable en si peu de temps. De ce point de vue, la réussite dans une foule de domaines est impressionnante, éclatante et à peine croyable pour qui a connu la Chine « d’avant ». Les Chinois semblent « digérer » assez bien le choc de cette colossale mutation qui a transformé leur quotidien à la vitesse de la lumière, mais les ondes souterraines de ce choc ne peuvent manquer d’avoir des répercussions sur la manière dont la Chine se perçoit aujourd’hui par rapport à hier.

Si l’on change de focale pour scruter cette auto-perception et zoomer sur ce que voit la Chine quand elle se regarde au miroir, le bilan est nettement moins triomphal : la Chine ne va pas bien ! Comme bien d’autres endroits du monde en ce début de XXIe, la Chine traverse une crise identitaire sévère, à laquelle il faut adjoindre toutefois, pour la comprendre, des causes spécifiquement chinoises.

Par deux fois en moins de cent ans, la Chine a vu s’effondrer tout ce qui lui semblait inébranlablement constitutif de son identité et, plus douloureux à encaisser, tout ce qui pouvait justifier des prétentions à l’universalité.

Le premier éboulement emporte d’un coup, à l’aube du XXe siècle, deux millénaires de traditions confucéennes, de rites immuables et de conception autocentrée de l’univers. La chute de l’Empire (1911) laisse la Chine orpheline et démunie : « Après la disparition de l’empire, le mythe vacillant de la République ne s’accorde à aucune réalité. La révolution de 1911 ne renouvelle pas les valeurs politiques, elle fait plutôt le vide idéologique. Le pouvoir ne peut plus se référer à aucun principe. » (Jean Chesneaux . « La Chine » tome 2 Ed Hatier 1981). Dans un contexte de chaos où le pouvoir central est devenu une caricature d’empire (Yuan Shikai) et où les provinces s’en détachent pour s’offrir aux plus militaristes, la Chine accouche de ses premiers « intellectuels ». Leur inspiration est d’abord anarchiste et puise à de nombreuses sources étrangères : au Japon où beaucoup de Chinois font leurs études et où l’on forge le vocabulaire désignant les réalités nouvelles, en France où est fondé le mouvement « Travail et Etude » qui verra passer tant de futurs dirigeants chinois (dont Zhou Enlai et Deng Xiaoping) et aux Etats Unis où se forment techniciens et ingénieurs. Les revues se multiplient, elles sont le principal vecteur du bouillonnement d’idées dans lequel s’agite le milieu étudiant. Ils découvrent, pour la première fois, les ouvrages philosophiques et littéraires occidentaux et s’y ruent avec une frénésie de boulimiques. La principale revue s’intitule « La jeunesse » (Xin Qingnian) et, comme son nom l’indique, elle en appelle à la jeunesse pour rompre en profondeur avec la vieille Chine pourrissante. Deux de ses dirigeants, Chen Duxiu et Li Dazhao, accompagnent la politisation progressive des jeunes pousses de l’intelligentsia. La colère étudiante, qui fermente depuis quelques années, éclate le 4 mai 1919 par une série de manifestations dans tout le pays contre les décisions du Traité de Versailles qui transfèrent au Japon les droits et privilèges que s’était arrogés l’Allemagne au Shandong. Cette mobilisation étudiante spontanée fait tache d’huile et, dans de nombreuses villes, marchands et ouvriers se mettent en grève. Le mouvement est clairement anti-japonais, d’inspiration patriotique autour du mot d’ordre « Sauver le pays » et engagé sans merci dans un travail de sape du « féodalisme » qui sclérose le système. Le « 4 mai » est iconoclaste dans sa volonté de mettre à bas « la boutique de Confucius » et généreusement cosmopolite dans son ardeur à semer des idées venues d’Occident (citons pêle-mêle B. Russell, J. Dewey, Kropotkine, Marx et Engels et R. Rolland). C’est l’arrivée en Chine en 1920 de représentants du gouvernement soviétique et de délégués du Komintern qui va orienter vers le marxisme le courant le plus radicalisé issu du « 4 mai » et aboutir à la création du PCC le 1er juillet 1921.

Le marxisme-léninisme, produit d’importation occidentale dont Mao créera une version chinoise, au fil de ses démêlés avec les représentants du Komintern et des réflexions menées à Yenan, devient en 1949 l’idéologie unique chargée d’endosser le rôle tenu auparavant par le corpus confucéen. Comme dans le système confucéen, le pouvoir est entre les mains d’un PCC souverain, « père et mère du peuple », en charge de la morale et de la salubrité du corps social par l’intermédiaire de ses cadres dont l’abnégation et le mérite sont garantis non par des concours, mais par une « bonne origine de classe ». Ne revenons pas sur les trente années de pouvoir maoïste, sauf pour souligner qu’elles ont été une période extraordinairement faste pour l’image que la Chine a entretenue d’elle-même. La conviction d’être la patrie du vrai socialisme chargée de régénérer le genre humain, exaltée par les discours triomphaux et les centaines d’affiches et chromos qui célèbrent les moissons mirifiques des communes populaires, les records de production d’acier et de charbon et les élevages de porcs modèles, est un baume bienfaisant sur le cœur des Chinois meurtris par la tragédie des guerres du XXe siècle. Le rôle de point de mire du Tiers-Monde comme phare du développement en marche vers le communisme est flatteur, même la solitude à laquelle la condamne un Occident qui ne la reconnaît pas est prétexte à fierté car c’est le signe que la « pensée Mao Zedong » la guide sur un chemin de crête qu’elle foule la première. Du reste, comme elle est hermétiquement fermée, elle jouit du privilège de n’avoir aucun point de comparaison et se vit à nouveau comme un « Sous le Ciel » bienheureux où tout est pour le mieux dans le « moins pire » des mondes. Et, comme la seule image autorisée de la vie quotidienne dans l’Occident écrasé par l’odieux capitalisme est à peu de chose près calquée sur le rapport de Villermé sur la misère ouvrière vers 1830 en France, la Chine se console des quelques désagréments de son quotidien. « Le chapitre que je devais traduire portait sur l’économie des pays capitalistes et il expliquait qu’en Occident, les ouvriers mouraient de tuberculose dans leurs taudis au centre des villes, que leur paupérisation était absolue, et qu’il fallait être révisionniste pour prétendre le contraire ». (Annette Wieviorka; « L’écureuil de Chine » Ed. Les Presses d’aujourd’hui 1979). Quand, dans les années 90, avec le développement économique et les contacts de plus en plus nombreux avec le reste du monde, la Chine va « atterrir » et se heurter à la dureté du réel, le deuxième écroulement est infiniment plus terrible que le premier. Elle se découvre soudain « à la traîne », devancée en tous domaines par l’Occident qu’elle regardait de haut, et, pour la première fois depuis trois millénaires, elle n’incarne plus la civilisation sûre d’elle, qui réussit et œuvre avec la certitude de son universalité. La perte de face est vertigineuse : pour la première fois, les Chinois troquent un complexe de supériorité contre un mortifiant complexe d’infériorité. Les intellectuels surtout prennent le choc de plein fouet : désarmés, sans mode d’emploi de l’esprit critique, ils découvrent qu’ils n’ont pas les outils conceptuels pour faire face à la situation. A la hâte, grâce à la « deuxième ouverture » de la Chine aux pensées étrangères, ils renouent avec la boulimie de leurs prédécesseurs et dévorent (en anglais ou en traduction), en vrac et dans la confusion, des ouvrages de philosophie et d’économie de l’Occident contemporain dont ils n’ont pas toujours les clefs. Leur situation est aujourd’hui celle d’un immense désarroi. Comme l’analyse Zheng Ruolin, correspondant à Paris du journal de Shanghai « Wenhuibao«  et excellent trait d’union entre nos deux cultures (ouvrage paru : « Les Chinois sont des hommes comme les autres » Ed Denoël 2012), les intellectuels chinois contemporains peuvent se ranger en trois catégories (toutes trois sur un mode « malheureux », leur seul point commun) :

1) les néomaoïstes qui regrettent que le socialisme ait été complètement égaré sur la route du capitalisme effréné. On peut facilement imaginer leur déploration : elle concerne toutes les tares de l’époque actuelle, corruption, désastres écologiques, despotisme de potentats locaux, inégalités sociales colossales…

2) les « nationalistes » dont les thèses se sont fait connaître dès 1996 par un livre à succès intitulé « La Chine peut dire non » et qui ont récidivé dans le même esprit avec un deuxième ouvrage en 2008, « La Chine n’est pas contente« . Les auteurs sont au nombre de cinq, » un nationaliste célèbre, un essayiste, un dramaturge, un chercheur militaire et un journaliste » (Zheng Ruolin) et leurs débats sont l’objet de polémiques enflammées en Chine. Leurs idées fondamentales sont que la Chine ne doit pas chercher de modèle, qu’en commerçant avec le monde « elle ne doit pas oublier de brandir son épée« , qu’elle peut encore s’imposer comme hier si ses élites renoncent à leur admiration béate pour les pays riches et cessent de se laisser leurrer par les mirages de la démocratie et enfin que la Chine est tout à fait capable de guider le monde (si les USA peuvent le faire, la Chine le peut !) et même de le sauver (ce que les USA ne feront pas).

3) les adeptes du « China bashing » à tout crin : les Liu Xiaobo (Prix Nobel de la Paix) et autres rédacteurs de la Charte 08 qu’on peut qualifier de libéraux et qui, éperdus d’admiration pour les Etats Unis (ceux des Bush père et fils plus particulièrement) pratiquent un racisme inversé virulent et professent que la seule issue viable pour la Chine est d’aménager une copie de la démocratie à l’américaine, en acceptant, pourquoi pas, une forme de « colonisation » par l’Oncle Sam.

Quand on vous dit que, devant son image au miroir, la Chine ne va pas bien !

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