De l’anthropologie à la guerre civile numérique (III), La transmission des savoirs, entretien réalisé le 21 mars 2016

Jacques Athanase GILBERT

L’approche anthropologique vous permet de développer un travail critique des catégories philosophiques et économiques. La taxinomie ne recoupe pas les formalisations abstraites aussi bien en termes de science du langage que de science économique.

Paul JORION

Le parti pris qui était le mien en 1973 doit beaucoup aux événements de mai 68. Ceux-ci ont décidé de nombreux penseurs de ma génération à préférer les sciences sociales aux sciences positives. De plus, l’intellectuel « au service des masses » et de la prise de conscience des classes populaires était alors une image très prégnante, héritière du nihilisme ou de l’anarchisme via la propagande par le fait. Les problématiques liées à la révolution culturelle chinoise étaient, de la sorte, une préoccupation courante. Dans cette perspective, il n’était pas seulement question d’observer les pratiques des populations mais également d’apprendre à travers elles.

Franck CORMERAIS

La transmission des savoirs, ouvrage que vous éditez en collaboration avec Geneviève Delbos, vous permet d’opposer le savoir des procédures et le savoir des propositions. Cette posture autorise une critique très originale des processus d’apprentissage.

Paul JORION

Les anthropologues et sociologues des années soixante-dix étaient sous l’influence de Pierre Bourdieu qui a fait du rapport de force un élément déterminant des relations humaines. Publié en 1984, La transmission des savoirs n’échappe pas à cette règle. Toutefois, il puise à deux sources complémentaires.

La première fait suite à la redécouverte des travaux d’Alexandre Chayanov dans les années vingt par Marshall Sahlins avec lequel j’entretenais une correspondance (j’hésitais à devenir l’élève d’Edmund Leach à Cambridge ou de Marshall Sahlins à Chicago). Les travaux de ce sociologue portent sur le fonctionnement de la ferme russe, offrant plus largement une grille de lecture du monde paysan dans son ensemble. Ce modèle s’est avéré parfaitement adapté au traitement des données réunies auprès des pêcheurs de l’île d’Houat comme auprès des conchyliculteurs de Pen Bé et des paludiers de Mesquer.

Parmi d’autres exemples, nous avons ainsi remarqué que les structures familiales de Mesquer et d’Houat présentent des différences majeures bien que ces deux aires ne soient distantes que de 25 kilomètres à vol d’oiseau. Alors que les premières comptent un peu plus de deux enfants, les secondes en totalisent six en moyenne. Afin d’expliquer cette variation, Geneviève Delbos et moi-même introduisons une hypothèse de matérialisme vulgaire selon laquelle l’unité économique détermine la taille de la famille. Celle-ci s’avère parfaitement éclairante. La formule optimale d’exploitation d’un bateau de pêche suppose un père et ses quatre fils. Au contraire, le marais salant n’étant pas divisible, les familles ne doivent pas avoir plus d’un fils. Ainsi, à Mesquer, les familles cessent de s’agrandir dès la naissance du premier fils alors que les familles d’Houat croissent jusqu’à ce qu’elles comptent quatre fils. Ce même modèle justifie certaines anomalies comme la naissance successive de six filles au sein des familles de Mesquer, toutes promises au couvent : les parents attendaient indubitablement la naissance d’un garçon ! De même, certaines familles d’Houat ont moins de six enfants dès lors que quatre garçons sont déjà nés. La seule variation constatée à l’application de ce modèle théorique correspond à la mortalité infantile.

La seconde influence à laquelle nous avons puisé est celle de Jacques Lacan pour traiter du savoir et de sa transmission. Nos observations nous ont permis de constater que seul le travail est transmis – le savoir est lui uniquement acquis à titre individuel. L’entretien des marais permet de confier aux enfants au fil des années la réalisation de tâches secondaires. Ils participent ainsi systématiquement et dès leur plus jeune âge au processus de travail de leurs parents. Paradoxalement, alors qu’ils considéreront longtemps qu’ils ne sont que de la main d’œuvre d’appoint, ils apprendront un jour qu’ils savent tout ce qu’ils avaient à apprendre. L’enfant découvre ainsi que la vérité ne relève pas de l’ordre du réel mais de l’ordre du symbolique dès lors qu’il est mis en position de maîtrise.

Une telle logique est fondamentalement lacanienne. Elle se retrouve également dans un conte de Kipling mettant en scène des Esquimaux. Dans « Quiquern » (Second Livre de la jungle), un petit garçon est intronisé chasseur de phoques alors qu’il estime que rien encore ne lui a été transmis. Les adultes, pour le convaincre, lui démontrent qu’il n’y a aucun élément de savoir à rechercher en dehors de la réalisation du travail.

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