La traduction par Timiota de Joe Biden vint, vit, mais point ne vainquit la Turquie, par M.K. BHADRAKUMAR, le 26 août 2016 (Asia Times).
Si le vice-président états-unien Joe Biden a pu espérer un donnant-donnant avec le président turc Recep Tayyip Erdogan – des assurances américaines sur la « ligne rouge » du fleuve Euphrate pour les milices kurdes en échange de l’acquiescement turc à la résidence du prêcheur islamiste Fetullah Gülen en Pennsylvanie –, le voilà gros-jean comme devant. L’opération « Bouclier de l’Euphrate » est venue couper l’herbe sous le pied à l’offre de Biden. Erdogan a donc fait de l’extradition de Gülen une question en propre. Les menées politiques des USA en Syrie sont en chute libre et la Turquie louche de plus en plus vers la Russie et l’Iran comme les interlocuteurs clés pour résoudre la question syrienne.
L’ambiguïté stratégique devient nécessaire même entre alliés quand on en vient aux questions difficiles. La Turquie, avec sa longue expérience diplomatique, a montré la semaine dernière sa maitrise hors pair du concept d’ambigüité stratégique.
Quand Barack Obama augmenta d’un cran la mission à Ankara du niveau du secrétaire d’état à celui du vice président, sans doute s’attendait-il à ce que la Turquie s’en ressente honorée. A l’inverse, à l’arrivée de Joe Biden à Ankara le 24 août, il ne fut reçu à l’aéroport que par le maire adjoint.
Et c’est alors même que son avion approchait l’espace aérien truc qu’Ankara, effrontément, a sapé la négociation qui constituait son ordre de mission. Les Forces Spéciales Turques avaient déjà traversé la frontière avec la Syrie au moment où Biden touchait terre à Ankara.
La Turquie maintient qu’elle est en train de combattre l’EI, réputé être présente à Jarablus (Jerablus). Mais Biden a dû comprendre de suite la signification explicite de l’opération turque « Bouclier de l’Euphrate ».
Washington était ambivalent quant à la « ligne rouge » de la Turquie, malgré des démarches appuyées d’Ankara. La Turquie a finalement décidé de faire signe à Washington par un fait accompli.
Quelques heures avant que Biden ne quitte la Turquie, le secrétaire d’Etat John Kerry se démenait pour informer Ankara au téléphone que la milice kurde se retirerait du côté oriental de l’Euphrate.
Néanmoins, Ankara maintient que l’opération est dirigée contre l’EI, laissant le Pentagone grincer des dents et regarder son seul allié fiable en Syrie se faire pulvériser (« made mishmash »… se faire emberlificoter ?) sans pouvoir intervenir.
Si Biden espérait un donnant-donnant avec le président Erdogan – assurances des USA sur la « ligne rouge » contre l’acquiescement de la Turquie à la continuation du séjour de Fetullah Gülen en Pennsylvanie – rien de tel n’aura lieu.
L’opération « Bouclier de l’Euphrate » a sapé le deal de Biden. Erdogan a, par là-même, fait de l’extradition de Gülen une question en propre.
Biden a certes plaidé qu’un processus juridique en bonne et due forme est en cours et expliqué qu’il ne pouvait faire davantage pour accéder à la requête turque (qui entre bien dans le champ d’un traité d’extradition bilatéral).
Comme on le conçoit, Erdogan sait bien que Washington ne peut procéder à l’extradition de quelqu’un d’aussi précieux que Gülen, qui a été un ‘atout stratégique’ des services secrets US. Néanmoins, il insiste que la réponse américaine sera un test décisif de ses intentions à l’égard de la Turquie.
Erdogan a dit à Biden que Gülen se livre encore à des activités dirigées contre son gouvernement. Un éditeur turc influent et proche des élites gouvernantes, Ilnur Cevik, a écrit que Biden a « fait du Hollywood à Ankara » (“put on a Hollywood act in Ankara”.) Le ton acerbe de Cevik fait écho à la méchante humeur d’Ankara :
« Il (Biden) a affiché des sourires toute la journée et prétendu à l’embrassade avec le peuple turc… dit à nos leaders que les USA sont un état de droit… Oui, certes, quand les USA kidnappaient et arrêtaient clandestinement des suspects d’Al-Qaida tout autour du monde pour les mettre dans le trou d’enfer appelé Guantanamo Bay, les USA se conformaient à l’état de droit, la loi internationale, et même les lois américaines. Les lois aux USA sont, bien entendu, aussi suprêmes que le policier qui dans les rues tue des noirs américains innocents qui n’ont commis aucun délit, et s’en tirent comme ça. Alors voilà, Biden est venu à Ankara, il nous a écouté avec une grande « sympathie » et puis nous a dit ce qui n’arriverait pas, avant de reprendre son avion de retour. »
Et après tout ça ? Clairement, Erdogan ne fera aucun geste. Ce qui laisse Obama choisir entre l’extradition de Gülen ou le soutien à l’opération de couverture de la CIA.
C’est ici que réside l’ambigüité stratégique qui a envahi la future trajectoire de l’alliance turco-américaine.
La crise de confiance des relations USA-Turquie ne peut que s’approfondir à moins qu’Obama ne s’agenouille.
D’une autre côté si le désir d’Erdogan est bien d’amenuiser l’alliance turco-américaine, une occasion splendide se présente maintenant.
Quelque maquillage qu’on lui mette sur le visage, l’alliance de l’OTAN a pris un vilain coup. Le Spiegel rapporte que l’Allemagne pourrait redéployer son contingent militaire basé à Incirlik.
Et en effet, pendant combien de temps encore la coalition menée par les USA pourra-t-elle opérer depuis Incirlik si rien ne se passe ? Voilà pour ce volet.
Un jour après la visite de Biden, la Turquie dévoilait que le chef d’Etat Major des forces armées russes, le général Valery Gerasimov, était en train de visiter Ankara pour discuter de « coopération militaire ».
Le ministre des affaires étrangères turc Mevlut Cavusoglu a aussi laissé échapper une allusion épaisse suivant laquelle le président Vladimir Poutine pourrait visiter Antalya (S-O. de la Turquie) la semaine prochaine à l’invitation d’Erdogan pour assister à un match de football.
En fait, la Turquie a fait des confidences en premier à Moscou et à Téhéran sur l’opération « Bouclier de l’Euphrate ». Les rapports de Moscou disent que la Turquie s’est « coordonnée » avec les militaires russes.
Sans surprise, les expressions choisies par Moscou et Téhéran pour se dire concernées par l’opération ont été de pure forme, très loin d’une condamnation de l’opération.
Et dans la foulée, il se pourrait qu’Erdogan visite Téhéran sous peu. Le quotidien institutionnel saoudien Asharq-al-Awsat citait des « sources diplomatiques » suivant lesquelles Téhéran joue les médiateurs entre Ankara et Damas.
En termes crus, les politiques syriennes des USA sont en chute libre. La Turquie tourne ses regards vers la Russie et l’Iran comme interlocuteurs clés pour la résolution de la question syrienne.
Les services secrets turcs ont maintenu des contacts avec Damas depuis le mois de mai. Le passage à des relations formelles et des tractations ouvertes n’est maintenant qu’une affaire de temps. Ankara s’est réconcilié avec le maintien de Bachar-El-Assad au pouvoir.
Ainsi, la Turquie parachève l’enterrement du programme initié il y a une décennie de « changement de régime » en Syrie (« driving the last nail in the coffin »).
La Turquie est devenue partie prenante à l’intégrité et l’unité [menacées] de la Syrie. Ce qui n’est pas sans avoir des retombées sur l’Irak. De fait, sous le radar, il y a aussi un brassage certain (« churnings ») du côté oriental de l’Euphrate.
La nouvelle alliance entre deux des trois principaux partis du Kurdistan irakien – l’Union patriotique du Kurdistan, et Gorran – saborde virtuellement tous les plans de la troisième force, le Parti démocratique du Kurdistan (KDP), de tenir un référendum sur l’indépendance du Kurdistan.
En contrepoint de ce coup de frein, le ministre des affaires étrangères syrien, Walid al-Muallem est arrivé à Bagdad Jeudi et y a été chaleureusement accueilli. La précédente visite de Muallem datait de 2013, il y a 3 ans.
A l’évidence, avec la guerre contre l’EI en passe d’aboutir, la Syrie et l’Irak ont beaucoup à discuter et coordonner quant aux développements qui en découleront.
Tous deux désirent faire refluer la marée du Kurdistan mise en branle par Washington dans la région il y a 25 ans, quand les USA imposèrent unilatéralement une « no-fly zone » (zone d’exclusion aérienne) sur le nord de l’Irak à la suite de la guerre du Golfe en 1991.
D’un autre côté, la Turquie et l’Iran ont aussi ces jours-ci une convergence d’intérêts en ce sens que tous deux redoutent que le Kurdistan puisse être mis à profit par des puissances étrangères comme un relais pour interférer dans la région.
Or le support de la Turquie est un cordon ombilical vital pour le régime du KDP à Erbil. La Turquie garde aussi une base militaire près de Mossoul. Au total, Ankara peut exercer des leviers puissants au Kurdistan iranien.
Notons avec intérêt que le leader du KDP, Massoud Barzani, a rencontré Erdogan à Ankara mardi dernier. Simultanément, Nechervan Barzani, le premier ministre du Gouvernement régional du Kurdistan à Erbil et fils du précédent, est allé à Téhéran pour des pourparlers avec les leaders iraniens.
Il semble donc qu’Ankara et Téhéran préparent avec soin un déplacement à venir d’Erdogan en Iran. Ces poids-lourds du Moyen-Orient partagent la conviction que la région sera en meilleure forme si les puissances extra-régionales sont tenues à l’écart des affaires de la région.
Washington avait besoin d’injecter une dose de transparence dans ses stratégies régionales. Son « agenda caché » n’a fait que l’isoler. Mais la géopolitique est venue infléchir cela : la prééminence d’Israël dans la région, l’inexorable ascension de l’Iran, la politique étrangère indépendante de la Turquie, la politique des gazoducs, la nouvelle Guerre Froide, etc.
Le revers stratégique de Washington en Irak et Syrie aura tout autant des échos dans d’autres théâtres – Liban, Yemen, Bahrein, etc. Et sans guère de doute, l’Arabie Saoudite et Israël sont en passe d’y perdre forcément beaucoup.
La tendance de fond, c’est que l’hégémonie occidentale séculaire sur le Moyen-Orient musulman est en train de se défait. L’affaiblissement de l’Irak, de la Syrie, et de l’Egypte dans la décennie écoulée auraient pourtant pu aider les stratégies étatsuniennes.
Au contraire, l’ascension de l’Iran et de la Turquie comme puissance régionale, et la nouvelle forme d’assurance (« assertiveness ») qu’elles se sont découvertes vient impacter la donne en défaveur des Occidentaux en général et des USA en particulier.
Reconquérir le terrain perdu va être une affaire de longue haleine. De nouveaux concurrents apparaissent aussi à l’horizon, comme en témoigne la visite la semaine dernière à Damas d’un amiral chinois haut placé.
L’Ambassadeur MK Bhadrakumar a été diplomate de carrière au Indian Foreign Service durant plus de 29 ans, avec des postes tels qu’ambassadeur de l’Inde en Uzbekistan (1995-1998) en en Turquie (1998-2001). Il écrit le blog “Indian Punchline” et a écrit régulièrement pour l’ Asia Times depuis 2001.
Bah..un conflit sans aile, c’est toujours mieux qu’un khanard sans tête. « En amour (comme à la guerre), l’esprit est une…